« En finir avec la crise des bibliothèques universitaires ? »

par Anne Kupiec

Bruno Van Dooren

Esprit, 9, 1993, p. 143-158

L'article de Bruno Van Dooren présente un triple intérêt.

Le redressement

Quelques données chiffrées rappellent d'abord les améliorations qu'ont connues les bibliothèques universitaires depuis la publication du rapport Miquel en 1988. Les budgets ont crû de manière sensible, permettant un accroissement des collections de 700 000 volumes par an, ainsi que du nombre de notices dans le Pancatalogue. Des emplois ont également été créés ; les heures d'ouverture sont plus étendues.

Sur le chemin du redressement, note ensuite Bruno Van Dooren, la France est encore en retrait par rapport à d'autres pays européens, la croissance des effectifs étudiants étant toujours plus forte que celle des moyens consentis.

La voie du redressement est enfin hypothéquée par les difficultés à fédérer l'ensemble des ressources documentaires présentes dans une université. L'on sait qu'environ 3 000 bibliothèques (de laboratoires, de centres de recherche, d'unités de formation et de recherche) coexistent avec la bibliothèque universitaire. Ces bibliothèques ouvertes à un petit nombre (enseignants, chercheurs, étudiants avancés), pendant un nombre d'heures limité, sont plutôt riches, bien que leur composition documentaire, résultant des intérêts des enseignants successifs, manque parfois de cohérence. « Au plan national, les dépenses documentaires de ces unités représentent 75 % de celles des bibliothèques universitaires » (150 contre 200 millions de francs). Bref, le travail de recherche ne s'appuie que partiellement sur la bibliothèque universitaire. De ce fait, il est invisible aux yeux des étudiants les moins expérimentés qui, par voie de conséquence, considèrent comme « énigmatique » le savoir de l'enseignant qu'ils n'ont pas vu s'élaborer.

La conjonction de ces deux facteurs - augmentation du nombre des étudiants et existence d'un double système documentaire -affecte les usages qui ont cours dans la bibliothèque universitaire. Celle-ci « n'apparaît plus comme un espace de la continuation de la pédagogie, de l'étude et de la recherche » écrit Bruno Van Dooren, allant jusqu'à nommer « salles de permanence » *, les espaces de lecture où les étudiants se satisfont de manuels et de polycopiés plutôt qu'ils ne s'essaient à mener leurs propres recherches bibliographiques. Au-delà d'une dégradation des conditions de travail, tant pour les étudiants que pour les bibliothécaires, Bruno Van Dooren y voit - et c'est l'intérêt majeur de son article -« une grave menace sur les conditions d'équité et de justice de l'enseignement supérieur ». Cette menace se développe, et ce n'est pas le fruit du hasard, au moment où « l'université de masse » vacille sur ses fondements. Des universitaires cèdent aux charmes du « complexe médiatique et éditorial », tandis que des bibliothécaires s'abandonnent à la revendication d'une autonomie et d'une spécificité qui s'appuieraient sur les nouvelles technologies, mais sans pour autant que ce soit au service de l'enseignement et de la recherche. Dès lors, on peut mieux comprendre, selon Bruno Van Dooren pourquoi, si « les enseignants ont constitué leurs propres bibliothèques, c'est aussi parce qu'ils ont ressenti la technicisation de la documentation comme une confiscation de leur outil de travail ».

Une mission éducative

Bruno Van Dooren insiste sur la mission éducative de la bibliothèque universitaire, visant à l'autonomie des étudiants et à la transmission des moyens d'apprentissage, qui sont, de son point de vue, tout aussi importants que celle des savoirs.

Pour que la bibliothèque n'échoue pas dans son rôle de médiateur, l'auteur avance quelques propositions. Rassembler les moyens documentaires de l'université (estimés à 21 millions de volumes pour les bibliothèques universitaires et 11 millions pour les bibliothèques d'UFR, laboratoires, etc.). Adapter les collections offertes aux demandes des chercheurs (de la qualité des collections dépend celle de la recherche), offrir aux étudiants des lieux de détente spécifiques et instaurer la mobilité des bibliothécaires.

Tâche considérable pour laquelle l'enjeu n'est pas mince. Il s'agit, selon Bruno Van Dooren, d'un « impératif de la démocratie ». Naturellement, les efforts déployés en ce sens n'auront pas d'effet immédiat, mécanique et massif sur les valeurs de l'université, ni même sur les étudiants, qui ne sont plus, désormais, ce qu'ils furent il y a quelques décennies. Toutefois, ils pourraient rendre possible un lieu de recherche pour les moins comme pour les plus aguerris.

Superficielle et grave

La lecture de l'article de Bruno Van Dooren conduit à considérer la crise des bibliothèques universitaires à la fois comme superficielle et plus grave qu'elle n'apparaît ; ce que laissait d'ailleurs présager la tournure interrogative du titre de l'article. Plus superficielle, parce que certaines bibliothèques ont déjà su, déjà pu, fédérer - dans le cadre des services communs de la documentation - les ressources documentaires d'une université et devenir des partenaires à part entière au sein des instances universitaires. Du point de vue de l'accueil à l'université, ici et là, des « maisons de l'étudiant » apparaissent sur les campus. En revanche, la crise apparaît plus grave en raison de changements structurels qui transforment les pratiques documentaires. Dans le domaine des sciences et des techniques, par exemple, les chercheurs et les enseignants ont besoin d'accéder, rapidement, aux données les plus récentes. C'est pourquoi, nombreux sont ceux qui ont déjà installé un micro-ordinateur sur leur paillasse, l'ont connecté aux grands réseaux tel Internet et l'ont parfois doté d'un CD-Rom, rendant, de fait, inutile l'accès à la bibliothèque universitaire. Nul doute que les projets d' « autoroute de l'information » accentueront encore ces tendances. Quant aux étudiants vraisemblablement toujours plus nombreux - en formation initiale ou continue -, ils se verront sans doute proposer des filières plus variées et profession-nalisées, requérant des travaux différents de ceux demandés dans les filières académiques.

Dans un paysage documentaire ainsi remodelé, les bibliothécaires sont conduits à adapter la nature des services rendus à leurs publics, ce qui, semble-t-il, ne peut se faire sans mobilité culturelle inter et intraprofessionnelle.

  1. (retour)↑  L'on sait que cette tendance s'observe aussi dans les bibliothèques publiques où ceux qui y séjournent, consultant ou non les documents de la bibliothèque, sont de plus en plus nombreux.