Étudiants d'Europe

par Alain Van Cuyck

Maurice Flory

Paris : La Documentation française, Institut international d'administration publique, 1993. - (Coll. Vivre en Europe ; ISSN 1240-8689). - 286 p. ; 24 cm.
ISBN 2-11-002874-2 : 95 F

Ce livre s'inscrit dans la très récente collection « Vivre en Europe » publiée par la Documentation française, dont il est le troisième volume 1 . On ne peut que saluer cette initiative intéressante à une époque où la pensée européenne s'impose.

La difficulté de ce genre d'étude est de réaliser un tour d'horizon comparatif des pays européens, tout en évitant de donner l'impression d'une classification systématique pays par pays, de respecter une certaine problématique tout en privilégiant néanmoins l'examen du cas français. Exercice difficile s'il en est, mais dont l'auteur, Maurice Flory, professeur à la faculté de droit d'Aix-en-Provence, a su concilier les exigences.

Une crise profonde

Le constat central de cette étude est une crise profonde de l'université qui doit prendre en charge des flux d'étudiants de plus en plus nombreux 2 et ce, quel que soit le pays européen, à des degrés divers il est vrai. La problématique est alors simple : comment concilier un enseignement de masse, tout en respectant un degré de qualité nécessaire, avec des budgets qui ne sont pas extensibles, alors que la tendance est à un accroissement des étudiants. Le livre s'ouvre donc sur une vision assez pessimiste, celle d'une université en crise, dans un monde instable, en réforme permanente, où s'opposent à la satisfaction d'une minorité les plaintes du plus grand nombre. Certes ce constat, aussi désolant qu'il soit, n'est pas nouveau. En 1972, Jean Fourastié reconnaissait « la faillite de l'université » où étaient déjà dénoncées les crises, réformes et orientations successives, où « l'université n'a pu encore se départir de sa tradition de produire des élites et des cerveaux exceptionnels, alors qu'elle a aujourd'hui à tenter d'élever les masses » 3. Le diagnostic qu'établit M. Flory est tout aussi affligeant : « L'université a su répondre à sa vocation jusqu'au moment où elle s'est ouverte au plus grand nombre ». Dès lors s'établit une sorte de dialectique entre deux visions opposées, celle d'un système élitiste qui se donnerait les moyens de l'excellence et celle du système démocratique qui sacrifierait la pédagogie au plus grand nombre. Chaque pays européen s'inscrit alors dans le spectre de ces deux extrêmes, tant il est vrai que, comme le constate l'auteur, « l'espace universitaire européen n'existe pas encore ».

Aussi, à défaut de trouver une réponse unique, il convient d'appréhender la diversité d'expériences européennes, car il y a « beaucoup à apprendre du voisin ». Pour tenter une telle analyse, l'auteur va varier les points de vue et les thématiques de comparaisons entre les douze pays de l'Union européenne.

Un large panorama

Qu'il s'agisse de l'enseignement général ou technique, des conditions d'accès, de l'université ou des grandes écoles, de la différence des degrés d'autonomie des établissements selon les pays, de la capacité d'accueil, des approches pédagogiques, de cycles longs ou courts, de la recherche, des cursus, des conditions de vie, le panorama auquel nous convie M. Flory donne une vision large du champ de la réalité universitaire européenne, tout en multipliant les données sur les grands indicateurs socio-économiques, à savoir, nombre d'étudiants, taux d'accès, budget par étudiant, taux d'encadrement, taux d'échec, recherche, échanges européens etc. 4

Trois grandes parties structurent cette étude.

La vie étudiante

La première est consacrée aux contrastes de la vie étudiante : contraste entre un système ancien, fondé sur « le modèle idéal d'une formation savante, ouverte, désintéressée » et un modèle qui se questionne, qui a du mal à se réformer et doit faire face à des étudiants de plus en plus nombreux, où les structures éducatives semblent être remises en cause relativement à une économie en crise. Certes l'étudiant européen peut s'estimer heureux s'il se compare à d'autres cieux, mais le risque est grand de se retrouver au chômage à l'issue d'un parcours librement choisi. Aussi, comme le constate l'auteur, coexiste un système à deux vitesses avec voies royales hyper-sélectives pour les uns et cursus déshérité mais « libre » pour les autres, le « nombre contre la qualité » 5. Ainsi, à un système ouvert 6 s'oppose un système plus sélectif 7 dans ses modalités d'accès, et même lorsque la non-sélection est érigée en dogme, comme dans le cas du système français, celui-ci recèle bien des statuts dérogatoires 8 et des statuts protégés 9.

Après ce large tour d'horizon relatif aux différents systèmes européens, l'auteur développe les disparités portant sur les pédagogies. Ainsi sont traités les relations professeurs-étudiants, la construction des disciplines (on aurait aimé à ce sujet en savoir plus...), le recrutement, la formation et l'évaluation des professeurs, le contrôle des connaissances et les régimes d'examen.

Un troisième point, la condition étudiante, vient clore cette première partie où sont développés les thèmes relatifs à la qualité de la vie, à la question du logement, au cadre des études, au budget moyen d'un étudiant, au prix des inscriptions et à celui de la représentation étudiante. Là aussi le constat fait par l'auteur est sévère : il est celui d'une « paupérisation progressive », car peu de budgets nationaux peuvent suivre le coût de l'explosion universitaire 10.

Les systèmes universitaires

La seconde partie s'ouvre sur « l'étudiant et les systèmes universitaires », partie dans laquelle sont envisagées les universités d'Europe : « excellente » pour la Grande-Bretagne, l'Irlande et le Danemark 11, « performante » de par son système binaire pour l'Allemagne et les Pays-Bas, de « service » pour l'Italie et l'Espagne, sélective « à rebours avec le système français » auquel l'auteur consacre seize pages relativement critiques, dans lesquelles il dénonce les effets pervers d'une double mission impossible, celle d'accueillir le plus gros des effectifs tout en sélectionnant par l'échec 12, et celle de viser dans le même temps l'excellence.

Y sont également développés les effets pervers des IUT, conçus initialement pour des études technologiques courtes, mais qui, sélectifs, ne retiennent que les meilleurs candidats. Or, la moitié des effectifs poursuivent ensuite jusqu'à la maîtrise, alors que ceux, de niveau moyen qui auraient voulu opter pour de telles études courtes se voient finalement obligés de faire long, parce que n'ayant pu entrer en IUT, ils ne veulent pas, lorsqu'ils réussissent, se contenter d'un DEUG, qui, à leurs yeux, n'a d'autre valeur que de permettre la poursuite d'un cursus en licence et en maîtrise. Est également évoquée l'hypersélectivité des grandes écoles 13, ainsi que le déséquilibre Paris/province. Aussi, cet ensemble de faits conduit logiquement au dernier point de cette deuxième partie, l'insatisfaction étudiante. Là également, le constat fait est amer : dévalorisation des diplômes, difficulté à trouver un premier emploi, augmentation des effectifs, paupérisation progressive des universités, misère des bibliothèques universitaires 14, autant de facteurs qui entretiennent une ambiance d'angoisse, de désarroi et de révolte épisodique face à un véritable gâchis de potentialités humaines 15.

L'espoir dans l'Europe

La seule solution, face à cette déplorable situation, semble alors venir de l'Europe et c'est dans cette troisième partie que le lecteur peut enfin retrouver un certain optimisme ou, en tout cas, certaines raisons d'espérer. Les enfants d'Erasme retrouvent enfin un certain idéal, face à une Europe qui, seule, devrait pouvoir entreprendre la révolution de l'éducation de masse. Diversification des filières, efforts de coordination, amorce de la mobilité, liberté de circulation des professeurs et des étudiants, définition de standards intemationaux, doctorat européen, développement des programmes interuniversitaires de coopération, choix plus large, équivalence des diplômes, les vertus que semble apporter la déesse Europa à l'université sont nombreuses et lui redonnent un second souffle. Parmi ces vertus potentielles, le programme Erasmus 16 constitue selon les dires de l'auteur « une étape décisive pour la communauté européenne dans le domaine de l'éducation et dont le succès immédiat montre qu'il correspond bien à une aspiration du monde étudiant ». L'ampleur de ce programme dénote également une ambition à la hauteur de l'Europe, puisque l'objectif annoncé serait que 10 % des étudiants puissent suivre un cursus à l'étranger 17. Cette partie sur l'espace universitaire européen nous laisse entrevoir que « par un enrichissement mutuel, les universités des pays de la Communauté parviendront peut-être à créer ce nouveau réseau du savoir et de l'intelligence ».

Ainsi s'achève cette importante analyse sur les étudiants d'Europe, dont la conclusion, non sans avoir rappelé l'inquiétude des étudiants et l'insatisfaction des enseignants, nous donne quand même des raisons d'espérer dans un espace universitaire à vocation de plus en plus européenne. Un livre que chaque acteur engagé dans le système de l'enseignement supérieur se devrait d'avoir lu.

  1. (retour)↑  Les deux premiers ouvrages sont consacrés à la Télévision des Européens de Serge REGOURD et à Polices et sociétés en Europe de Jean-Claude MONNET, le quatrième volume à La santé en Europe par Marianne BERTHOD-WURMSER.
  2. (retour)↑  Ainsi, d'après l'auteur, le nombre d'étudiants européens aura été multiplié par 20 de 1960 à l'an 2000.
  3. (retour)↑  Jean FOURASTIÉ, La faillite de l'université, Paris, Gallimard, 1972 (Coll. Idées), p. 111 (non cité dans l'ouvrage en bibliographie).
  4. (retour)↑  Concernant les principales données statistiques relatives aux Douze, l'auteur s'est principalement appuyé sur les données Eurostat 1992 et 1993 (statistiques de base de la communauté européenne), du rapport Regards sur l'éducation de l'OCDE 1992, sur des données en provenance du réseau d'information sur l'éducation dans la communauté européenne, base de données EURYDICE-Bruxelles (Education Information Network in the European Community), sur la base de données EUDISED (European Documentation and Information System for Education) du Conseil de l'Europe et sur des données concernant le programme ERASMUS (European Community Action Scheme for the Mobility of University Students), Bureau Erasmus, Bruxelles, 1992-93. Ce sont donc des données récentes, dignes de foi et d'un haut niveau documentaire.
  5. (retour)↑  Ainsi le taux d'accès à l'enseignement supérieur varie de 15,4 % au Luxembourg, taux le plus bas, à 43,1 % au Danemark, la France se situant à un taux de 36,4 % (source OCDE 1992 non compris la Grèce).
  6. (retour)↑  Dont l'Italie, selon l'auteur ,serait le prototype.
  7. (retour)↑  Tels les systèmes anglais ou allemands.
  8. (retour)↑  Ainsi l'auteur cite le cas pour la France du secteur de la santé, de certaines filières très étroites et spécialisées telles que les langues rares, des IUT qui peuvent recruter les meilleurs candidats, des tout récents IUP (Instituts universitaires professionnalisés) qui sélectionnent « sans fausse honte », ainsi que des quatre nouvelles universités de la banlieue parisienne inaugurées en 1992 et toutes dotées du statut dérogatoire.
  9. (retour)↑  A titre d'exemple, l'auteur rappelle que le budget consacré à une promotion de l'Ecole polytechnique (soit une promotion de 300 étudiants) est équivalent à celui d'une université telle que Paris I qui en accueille plus de trente mille...
  10. (retour)↑  Selon les données de l'auteur, en 30 ans le nombre d'étudiants en Europe a été multiplié par 10. Ainsi, si la population étudiante européenne était de 3,8 millions en 1971, on peut l'évaluer à près de 10 millions actuellement.
  11. (retour)↑  Catégorie dans laquelle l'on pourrait faire entrer le Portugal et la Grèce, mais qui, au vu des faibles budgets, constituent une sous-catégorie particulière.
  12. (retour)↑  Pour certaines filières de DEUG, le taux d'échec atteint jusqu'à 80 % des effectifs.
  13. (retour)↑  Qui ne couvrent plus que 4 % des effectifs, alors qu'elles en couvraient le quart quelques années plus tôt.
  14. (retour)↑  Ainsi l'auteur se réfère au très officiel rapport d'André Miquel publié à la Documentation française en 1989 et qui jette dès sa première page une lumière sombre sur une situation difficile : « Locaux exigus ou périmés, peu ou pas assez ouverts, manque de postes, démobilisation trop fréquente des personnels, lassitude générale, désaffection des étudiants... »
  15. (retour)↑  Ainsi les taux de survie dans l'enseignement supérieur varient dans les pays de la communauté des Douze de 87,2 % pour l'obtention du doctoraal examen aux Pays-Bas à 31,3 % en Italie pour l'obtention du Laurea (soit deux diplômes correspondant à un cursus de quatre ans. Le taux est de5,5 % en France pour l'obtention d'une licence (cursus de trois ans).
  16. (retour)↑  La première phase de ce programme a été adoptée le 14 maii 1987 par le Conseil des ministres de la CEE.
  17. (retour)↑  En 1992, ce taux concemait déjà près de 4 % des étudiants européens, pour un budget de 96,5 millions d'Ecus.