La constitution de fonds étrangers en bibliothèques publiques
L'exemple allemand
Nathalie Ramel
La constitution de fonds en langues étrangères - question d'actualité à l'heure de la construction européenne - se heurte à un certain nombre de difficultés, affectant notamment la sélection et le traitement des ouvrages. L'expérience allemande dans ce domaine est riche d'enseignements. Depuis le début des années 70, les bibliothèques publiques allemandes ouvrent leurs collections aux langues et littératures étrangères. Initialement tourné vers les minorités exclues, le projet social marque aujourd'hui le pas, mais la constitution de fonds étrangers se poursuit dans les langues de communication « classiques », anglais et français. Deux types de réponses ont été élaborés : la centralisation de l'information bibliographique, grâce à la création d'un lectorat spécialisé dans les langues étrangères, et la coopération. Les formes de coopération bilatérales, avec les instituts étrangers par exemple, ne sont pas négligeables, mais on pourrait envisager avec profit des échanges plus institutionnalisés, au niveau européen.
The foreign languages collection building - topical question at the time of the construction of Europe - comes up against a certain number of problems, such as selection and document processing. The German libraries give a good learning experience in that field. Since the beginning of the 70s, public German libraries have got in their collections foreign languages and literature. Initially turned towards expelled minorities, the social plan marks time now, but the foreign languages collection building goes on in classical languages, such as English and French. Two kinds of answers have been worked out : centralisation of bibliographic information, thanks to readers specialized in foreign languages, and cooperation. Bilateral cooperation - with foreign Institutes for example - is not inconsiderable, but more institutionalized exchanges could be usefully considered.
Die Bildung fremdsprachiger Sammlungen gewinnt zur Zeit des europäischen Aufbaus eine besondere Bedeutung und bereitet manche Schwierigkeiten, was im einzelnen die Auswahl und die Verarbeitung der Dokumente betrifft. Die deutsche Erfahrung in dieser Beziehung bringt mehrere Hinweise : seit dem Anfang der 70er Jahre haben die deutschen Bibliotheken den fremden Sprachen und Literaturen ihren Bestand geôffnet. Es handelte sich zunächst um eine soziale, zur Begünstigung der ausgeschlossenen Minderheiten durchgeführte Politik, die heute zum Teil verlassen wird ; die Bildung fremder Sammlungen wird aber in den « klassischen » Austauschsprachen weitergeführt, d.h. der englischen und der französischen. Zwei Lôsungen sind erfunden worden : Zentralisierung der bibliographischen Information, dank der Bildung auf fremde Sprachen spezialisierter Lesergruppen, und Mitarbeit. Die bilaterale Mitarbeit, z.B. mit fremden Kulturanstalten, muB natürlich in Betracht genommen werden ; die Verfasserin schlägt aber vor, es wäre Nutzen daraus zu ziehen, regelmäßigere Austausche in der europäischen Gemeinschaft einzusetzen.
Les bibliotheques publiques allemandes ont depuis longtemps ouvert leurs collections aux langues et littératures étrangères. Ces fonds, d'importance diverse, présentent une double origine. Certains sont nés au début des années 70 d'un engagement de quelques bibliothécaires qui prônaient l'ouverture des bibliothèques au multiculturalisme. Ce travail en direction des minorités étrangères représentait à leurs yeux la seule voie permettant aux nombreux étrangers venus travailler en Allemagne de s'intégrer à la société allemande sans pour autant perdre leur identité culturelle. Il imposait de redéfinir le rôle des bibliothèques publiques, ce que s'est efforcé de faire un projet, conduit de 1973 à 1985, sous l'égide du Deutsches Bibliotheksinstitut 1 et consacré à l'ouverture des bibliothèques aux étrangers : Bibliotheksarbeit für Ausländer 2. Il a donné jour à des fonds consacrés aux principales langues dites d'immigration : serbo-croate, turc, italien, espagnol...
Aujourd'hui, le fonds étranger d'une bibliothèque publique allemande intègre également des collections plus anciennes, les fonds anglais et français, dont on peut considérer qu'ils jouent un rôle moteur dans l'ensemble des collections étrangères. Toutes les bibliothèques de Francfort que nous avons eu l'occasion de visiter (la Stadtbücherei et ses annexes, mais aussi la bibliothèque municipale d'Oberursel, la Werksbücherei de Höchst AG, la Bibliothek des Instituts für Jugendbuchforschung) possèdent un fonds de littérature étrangère et en particulier une collection de livres français. Cette présence témoigne de la tradition d'ouverture des établissements allemands au livre étranger, et plus spécialement au livre français.
Les problèmes financiers et matériels (transport, livraison) posés par l'achat de livres étrangers sont fréquemment abordés sous un angle commercial. En France, on tente chaque année, notamment au moment de la Foire internationale du livre de Francfort, de savoir si « le livre français a un avenir » outre-Rhin, et plus généralement en Europe 3. On s'interroge plus rarement sur les moyens dont disposent les bibliothécaires pour sélectionner une littérature étrangère adaptée aux besoins de leur public. La constitution d'un fonds « langues étrangères » en bibliothèque publique soulève pourtant un certain nombre de problèmes et de questions : comment mettre en place une politique d'acquisition et de valorisation des collections adaptée au public et aux objectifs du fonds ? Quelles solutions pourraient faciliter le développement du fonds ? Une coopération est-elle envisageable dans ce domaine, et selon quelles modalités ?
Les bibliothécaires et professionnels allemands du livre tentent depuis près de vingt ans de résoudre ces difficultés. Un stage à la Stadtbücherei (bibliothèque municipale) de Francfort-sur-le-Main nous a permis de faire le point sur l'expérience allemande, ses réussites et ses limites 4.
Sélection des ouvrages étrangers
La Stadtbücherei offre depuis l'origine, 1845, un choix de livres dans ces deux langues de culture et de communication que sont l'anglais et le français. Cet embryon de fonds étranger était certes utilisé par les Français, les Anglais et surtout les Américains, nombreux à Francfort depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Mais il était plus encore destiné aux Allemands anglophones et francophones souhaitant entretenir ou perfectionner leur connaissance de ces deux langues.
Une étape a été franchie dans la constitution du fonds étranger, au début des années 70, lorsque la Stadtbücherei a décidé d'offrir des ouvrages dans leur langue maternelle aux enfants des travailleurs immigrés. On doit en grande partie cette décision à l'engagement du précédent directeur de la Stadtbücherei, M. Vogt. L'italien, l'espagnol et le yougoslave ont fait leur entrée dans la bibliothèque pour enfants, puis dans celle des adultes, où ces ouvrages ont été rattachés au fonds existant. La conséquence de cette première ouverture a été une bipolarisation des collections étrangères en un fonds « langues d'étude » (anglais, français) et un fonds « langues d'immigration », appellations et distinction qui ne sont en aucun cas péjoratives pour ces dernières.
Au début des années 80, l'équilibre entre les différentes minorités étrangères de la ville, et du pays en général, s'est modifié : les immigrants « de la première vague », Italiens et Espagnols surtout, sont retournés dans leur pays d'origine, alors que la population turque a vu son effectif multiplié par trois entre 1970 et 1982. Ce phénomène a conduit certains établissements, dont la Stadtbücherei, à centrer leur action sur cette minorité. Une première réorientation du travail engagé par la bibliothèque a donc porté sur l'offre de livres et autres médias en langue turque. Ce fonds est aujourd'hui l'un des plus dynamiques du secteur étranger et certainement le plus riche des fonds destinés plus particulièrement aux travailleurs immigrés.
Deux événements concernant les collections anglaise et française ont enfin contribué à dynamiser le fonds étranger de la Stadtbücherei. En 1976, le British Council, contraint de fermer ses portes par manque de ressources financières, a cédé sa bibliothèque à la Stadtbücherei : soit environ 5 000 volumes qui ont considérablement enrichi le fonds existant. En 1983, l'Institut français de Francfort a dû quitter, également pour des raisons financières, la villa qui l'abritait pour un local plus exigu, dans la Jordan Straße. Il ne pouvait y installer sa bibliothèque, richement dotée de 20 à 25 000 volumes. Il a donc signé un contrat avec la Stadtbücherei pour laisser ses ouvrages en dépôt (Dauerleihgabe). La bibliothèque municipale en a choisi environ 3 500, qu'elle a équipés et indexés. Comme dans le cas du fonds anglais, ce prêt-don a définitivement lancé la constitution des collections et renforcé l'ensemble du fonds étranger.
En 1991, la Stadtbücherei de Francfort possédait 61 229 livres et autres médias en langues étrangères, en vingt langues autres que l'allemand. Ils se répartissent entre la bibliothèque centrale (21 036 ouvrages) et ses 19 annexes, la bibliothèque pour enfants et les deux bibliobus. Le développement de ce fonds nécessite de résoudre un certain nombre de problèmes : financiers, mais aussi bibliothéconomiques. Les difficultés inhérentes au travail de sélection et d'acquisition se multiplient dès qu'il s'agit de littérature étrangère. Les questions suivantes, préalables à la constitution de n'importe quel fonds, peuvent devenir particulièrement épineuses : pour qui acheter ? Qu'acheter ? Où acheter ? Comment mettre ces ouvrages à la disposition du public, autrement dit comment cataloguer, indexer des documents en langue étrangère, quand on ne maîtrise pas cette langue ?
La Stadtbücherei de Francfort a mis en place ses propres solutions, parfois empiriques, et a participé aux recherches qu'a menées sur ce thème un groupe de travail fédéral, longtemps dirigé par son précédent directeur, dans le cadre du projet Bibliotheksarbeit für Ausländer.
Les tentatives de réponse
En matière d'acquisition de documents étrangers, la tentation du bibliothécaire pourrait être d'acheter ce qu'on lui propose, tant la tâche de sélection s'avère délicate dans certaines langues. Cette attitude a plus ou moins prévalu dans les années 70-80, et les premiers fonds étrangers se sont constitués sur ces bases anarchiques. Dès 1984, un ouvrage publié par le Deutsches Bibliotheks-institut dans le cadre du second volet du projet signalait combien la connaissance du public visé était importante et délicate, d'autant que ce public, pour partie non germanophone, est sujet à d'importantes variations 5.
Le bibliothécaire doit être prudent dans ses choix de littérature étrangère, et ce, d'autant plus qu'il devra souvent s'en remettre à d'autres, ou tout au moins prendre leur avis pour la sélectionner. Le travail de sélection et de traitement des ouvrages étrangers impose en effet de faire appel à des relais : libraires, enseignants... Cette coopération reste souvent informelle, et donc précaire.
De multiples tentatives ont été lancées dans le passé pour faciliter la sélection des ouvrages étrangers. La plus remarquable fut sans doute celle qu'a menée la bibliothèque de Duisbourg, soutenue financièrement par la fondation Krupp à raison de 5 millions de DM (environ 17 millions de francs !). De 1982 à 1984, avec l'aide d'un collaborateur turc, elle a rédigé un catalogue annoté de littérature en langue turque, le Krupp-Katalog, permettant aux bibliothèques concernées de sélectionner des ouvrages dans cette langue.
Quelles sont aujourd'hui les possibilités ? Mme Fritz, lectrice de la Stadtbücherei 6, les a recensées dans un rapport de 1988 :
- consulter, pour les ouvrages anglais et français, les publications professionnelles, les journaux ou magazines allemands (Speigel...) ;
- lire les quotidiens et magazines du pays concerné - une telle technique ne s'applique évidemment que pour des langues connues du lecteur ou de la lectrice ;
- consulter les magazines professionnels du pays concerné : British Books News, Livres Hebdo... lorsque la bibliothèque les reçoit ;
- pour la littérature en langue turque, utiliser les listes publiées par le lectorat central turc dans une publication du Deutsches Bibliotheksinstitut intitulée Bibliothek für alle ;
- pour les autres langues, prendre des contacts avec les éditeurs et les libraires, notamment dans le cadre de la Foire internationale du livre de Francfort : ce qui constitue une aide efficace, en particulier pour la littérature serbo-croate.
Rappelons qu'il n'existe en Allemagne aucune structure centralisée, équivalente de la Bibliothèque nationale française, susceptible d'apporter une aide dans ce domaine. La Deutsche Bibliothek ne reçoit par dépôt légal que les ouvrages allemands ou en langue allemande (Autriche, Suisse), ainsi que la littérature de l'exil. Il n'existe donc aucun recensement systématique de la littérature étrangère. Le bibliothécaire dispose rarement d'outils de référence en allemand pour sélectionner les ouvrages à acquérir, les traiter et les proposer aux annexes. Il a recours aux méthodes les plus diverses dans ce domaine, d'où une perte de temps et des retards dans les acquisitions et le traitement du livre étranger. Dans la pratique, les ouvrages étrangers attendent sur un rayon qu'un « spécialiste » de la langue concernée, souvent de passage dans la bibliothèque ou le service, s'attelle à la tâche de les cataloguer et de les indexer.
On pourrait supposer que ce problème ne touche pas la langue française, couramment parlée en Allemagne. Un dossier publié par Livres Hebdo en 1990 déplorait cependant le manque de catalogues et d'informations signalant la production éditoriale française, ainsi que les délais nécessaires pour avoir accès à ces informations 7. Les bibliothécaires allemands formulent les mêmes critiques. A la Foire du livre de Francfort de 1992, la plupart des catalogues d'éditeurs français étaient en outre rédigés en français, quelques-uns en anglais. On ne peut donc parler d'une information directement accessible et réutilisable.
Une analyse des pratiques mises en place à la Stadtbücherei de Francfort permet de prendre la mesure du problème : la lectrice qui s'occupe de la littérature française sélectionne et indexe également les ouvrages en arabe, grec, italien, perse, polonais, russe, serbo-croate, scandinave, tchèque, hongrois. Pour repérer les livres français, elle doit au minimum consulter régulièrement six quotidiens et revues en langue française : Le Monde, le Nouvel Observateur, L'Express, Les Temps modernes, La Recherche, la Lettre internationale et des revues allemandes - la Stadtbücherei ne reçoit plus Livres Hebdo. Elle sélectionne aussi des ouvrages directement en librairie, sur les conseils de vendeurs spécialistes du livre français, sans être jamais certaine de la « représentativité » de son choix.
Un lecteur ne peut mener à bien son travail de sélection que s'il maîtrise suffisamment une langue pour pouvoir dépouiller la presse dans cette langue. Il lui est d'autre part matériellement impossible d'appliquer cette technique de repérage à toutes les langues pour lesquelles la Stadtbücherei acquiert des ouvrages. Autre problème : comment signaler ensuite cette littérature étrangère aux annexes, qui développent aussi de petits fonds étrangers ? Elaborer des listes de sélection en allemand sur des ouvrages étrangers est une opération coûteuse en temps et en personnel, qu'une bibliothèque publique ne peut se permettre d'envisager systématiquement. Aux yeux des membres des lectorats étrangers comme des bibliothécaires de petites et moyennes bibliothèques, une solution consiste à recevoir des listes de sélection préélaborées.
Les listes de sélection
Les listes de sélection sont une pratique courante dans les bibliothèques publiques allemandes. Il s'agit d'un recensement d'ouvrages, alphabétique ou thématique, comportant obligatoirement :
- une description bibliographique simplifiée de chaque titre permettant son identification ; les informations nécessaires à son achat : pages, prix... ;
- un résumé et une analyse critique du contenu de l'ouvrage.
L'ensemble ne doit pas dépasser un certain nombre de lignes (environ 20), pour limiter les coûts de diffusion et faciliter la consultation.
A ces caractéristiques d'ordre général, on peut ajouter quelques spécificités applicables aux listes recensant des ouvrages étrangers :
- la description bibliographique doit comporter toutes les informations utiles pour retrouver l'oeuvre traduite : soit qu'elle figure déjà sous forme de traduction dans le fonds de la bibliothèque, soit que des analyses en aient été précédemment publiées dans des revues professionnelles ;
- le résumé et l'analyse doivent être de préférence rédigés dans la langue des bibliothécaires chargés de la sélection ou dans une langue choisie par eux.
L'Einkaufszentrale für Öffentliche Bibliotheken ou EKZ de Reutlingen (Centrale d'achats pour les bibliothèques publiques) fournit la matière nécessaire à la réalisation de ces listes ; parfois les listes elles-mêmes. Elle expédie en effet à ses abonnés plusieurs types de matériels destinés à la sélection des ouvrages : jeux de fiches hebdomadaires recensant 10 000 livres et autres médias par an, et fascicules mensuels, intitulés Besprechungen-Annotationen (ou BA), qui sélectionnent environ 6 500 titres par an, sont les deux principaux 8.
L'EKZ a apporté dans le passé une aide précieuse à la constitution des fonds étrangers en publiant des listes de sélection de titres en langues étrangères. Les listes d'ouvrages français comportaient une cinquantaine de titres et paraissaient chaque trimestre. Mais l'EKZ a abandonné ce travail, ne le poursuivant que pour la littérature anglo-saxonne. Si elle publie encore occasionnellement des listes de titres français, on ne peut plus parler d'un recensement régulier. Sa dernière liste, datée d'octobre 92, répondait pourtant à une forte demande de la part des bibliothèques clientes.
Ces listes de l'EKZ, intitulées Sonderaktion französische Taschenbücher, présentent une sélection de livres de poche organisée autour de grands pôles :
Klassiker (classiques, anciens ou modernes), Zeitgenössische Literatur (littérature contemporaine), Krimis, Unterhaltungsromane (policiers, divertissement).
Pour chaque titre, le signalement comporte : un numéro de référence permettant de commander le livre ; l'auteur ; le titre original de l'ouvrage ; l'éditeur ; le nombre de pages ; le prix ; le titre traduit en allemand - à noter que tous ces ouvrages ont déjà été traduits en allemand et signalés dans cette langue par l'EKZ, dans un précédent numéro de Besprechungen-Annotationen (ce numéro et l'année de la signalisation sont également rappelés dans la notice, ce qui permet de se reporter au journal pour compléter ses informations) ; une présentation succincte (environ quatre lignes) résumant le thème, éventuellement accompagnée d'une critique.
A ces listes, on peut reprocher de ne pas pousser assez loin la critique des ouvrages. Elles visent en effet à provoquer l'achat et non à orienter les acquisitions selon les principes de constitution des fonds. C'est pourquoi les bibliothécaires souhaiteraient voir des listes du même type rédigées par d'autres bibliothécaires, conscients des besoins et des attentes d'un fonds de lecture publique. Telle est en tout cas la demande du lectorat de la Stadtbücherei de Francfort, qui gère notamment la constitution des fonds étrangers.
Le service central de lectorat
Dans les bibliothèques publiques de la taille de la Stadtbücherei, les tâches de sélection et d'indexation des ouvrages, qu'ils soient en allemand ou en langue étrangère, incombent en effet à un service spécialisé que les professionnels français connaissent mal : le « lectorat » (Lektoratsdienst). Le Lektor est tout particulièrement chargé de la constitution des fonds - en bibliothèques universitaires, on parlera plutôt de « Fachreferent », ce que Claude Greis traduit dans son rapport par « conseiller ou responsable de secteur 9 ».
Le lectorat de Francfort
Comme l'explique la directrice du lectorat de la Stadtbücherei de Francfort, Mme Baldes, chaque lectorat allemand, autonome, se distingue par son organisation. Celui de Francfort, l'un des premiers institués au début des années 70, se caractérise par le fait qu'il n'est pas intégré. Il se compose de 13 Lektorinnen, qui occupent en réalité huit postes et se répartissent la sélection et l'indexation des documents par grands domaines de la classification.
Le travail d'une lectrice consiste à étudier les listes annotées de livres disponibles qu'envoie régulièrement l'EKZ de Reutlingen. Elle dépouille également tous les documents susceptibles de lui signaler les nouvelles parutions et les rééditions : quotidiens, périodiques allemands ou étrangers... Une troisième source de sélection est fournie par les livres reçus en office, un système surtout pratiqué pour la littérature enfantine et que le lectorat souhaiterait étendre aux livres pour adultes.
La lectrice effectue un premier tri et rédige des listes de propositions, diffusées ensuite dans la centrale et les annexes. Les bibliothécaires chargés des domaines correspondants étudient ces listes, qui, soit comportent un compte rendu, soit renvoient au Besprechungen-Annotationen de l'EKZ. Ils sélectionnent les documents qui seront finalement commandés. Ils peuvent aussi faire des propositions, mais cette méthode semble assez rarement utilisée. Le lectorat centralise alors les listes, les commandes, par domaine d'acquisition, et récupère un exemplaire aussitôt que celui-ci a été enregistré par le service de commande et de réception.
La deuxième phase de son travail consiste alors à indexer le livre selon le système de classement de la bibliothèque, avant de le transmettre au service responsable du catalogage. Il est aussi chargé de nettoyer les fonds et de remplacer les exemplaires perdus, volés ou détériorés. Le lectorat dispose d'un budget propre, qui lui permet d'acheter sur son initiative les livres qui lui paraissent indispensables. Il travaille en relation directe avec les librairies. Il se présente comme une interface entre libraires et bibliothécaires.
Lectorat central « langues étrangères »
Dans les années 80, le groupe de travail constitué sous la direction du Deutsches Bibliotheksinstitut demandait la création d'un lectorat central, fédéral, qui aurait eu pour mission de favoriser l'acquisition de littérature étrangère dans les bibliothèques publiques allemandes : le Lektoratsdienst Ausländerliteratur. Il incitait les lectorats « langues étrangères » des grands établissements, qui, eux seuls, ont un service départementalisé, à diffuser une partie de leur travail en coopération. Même si ce projet a pu sembler coûteux et irréalisable en 1985, la conjoncture actuelle, l'ouverture européenne pourraient amener à en reconsidérer les modalités, et pas uniquement en Allemagne.
Un service central de lectorat aurait eu pour objectifs principaux d'aider au choix (Auswahl), à l'achat (Beschaffung), à l'exploitation (Erschließung) de la littérature étrangère. Un rapport, le projet 1107, rédigé par le Deutsches Bibliotheksinstitut décrit les principales caractéristiques de ce service central 10.
Au terme de ce projet, il était conçu comme un partenariat entre trois établissements moteurs dans le domaine de la littérature étrangère : l'Internationale Jugendbibliothek (Bibliothèque internationale pour la jeunesse), chargée de la sélection des ouvrages pour enfants et adolescents ; l'Ararat-Medienproduktion und Vertrieb de Berlin, qui s'occupait de la diffusion et de la commercialisation des listes ; l'EKZ de Reutlingen, qui participait également à la diffusion.
S'y ajoutaient plusieurs grandes bibliothèques chargées de sélectionner les ouvrages, parmi lesquelles la Stadtbücherei de Francfort, responsable des choix en littérature serbo-croate.
La coordination entre les participants devait être assurée par un comité directeur.
Concrètement, les partenaires devaient réaliser régulièrement une sélection d'ouvrages dans une langue donnée - sélection publiée sous forme de listes ou de fascicules rédigés en allemand - et offrir un service si possible peu coûteux à tous les utilisateurs potentiels : aux bibliothèques, en priorité ; aux bibliothécaires, considérés comme des intermédiaires ; aux éducateurs, professeurs et autres particuliers ; aux associations et organisations étrangères.
Dans ce projet, la langue turque recevait la priorité, mais on prévoyait également un service minimum, sous forme de listes annuelles ou semestrielles, en serbo-croate, grec, italien, espagnol et portugais. Les listes annotées, en littérature pour enfants et pour adultes, devaient comprendre environ 600 titres par an, destinés aux bibliothèques publiques. Un point capital : ces ouvrages sélectionnés devaient appartenir au fonds de l'établissement chargé de les signaler.
C'est sur le terrain financier que ce projet a rencontré les principaux obstacles qui ont entraîné son abandon. Le groupe de réflexion a d'abord recherché une base financière privée auprès de la fondation Henle. Ensuite, et pour une durée de trois ans, on devait recourir à un système d'abonnement. Le projet s'est cependant révélé trop coûteux pour être mené à terme. Il a en quelque sorte sonné le glas de la coopération à l'échelle fédérale.
De possibles réorientations
Le projet allemand Bibliotheksarbeit für Ausländer visait à procurer de la littérature en langue originale aux travailleurs immigrés installés en Allemagne. Certains bibliothécaires estiment encore aujourd'hui que cette tâche doit constituer une priorité dans les bibliothèques publiques allemandes : tel est en tout cas le message d'un article récent paru dans le magazine professionnel Buch und Bibliothek 11.
Nous avons cependant observé qu'un grand établissement comme la Stadtbücherei de Francfort se définissait aujourd'hui par de nouvelles orientations en matière de littérature étrangère, l'anglais et le français, même si elle tente, malgré les difficultés financières et un certain désengagement, de poursuivre ses acquisitions dans les vingt langues qui composent son fonds étranger. A l'heure européenne, c'est probablement aux langues « dominantes » de la Communauté (allemand, anglais, français) que les bibliothèques devront s'intéresser en priorité.
Le service de lectorat défini dans le projet de 1985 recensait en allemand une littérature étrangère qu'il lui fallait répertorier, voire critiquer. Mais on pourrait, à l'inverse, le charger de sélectionner, présenter et critiquer sa propre littérature, de préférence en langue(s) étrangère(s), puis de diffuser sa sélection dans un réseau de coopération européenne. En matière de littérature étrangère, une coopération régulière entre établissements, entre bibliothèques et entre pays ouvrirait, semble-t-il, une voie non négligeable pour résoudre les problèmes d'acquisition et de signalement des ouvrages.
Une réponse : la coopération
On peut envisager trois formes de coopération, selon les opportunités et les volontés en présence : un travail régulier avec les instituts étrangers présents dans la ville, une coopération avec une ou plusieurs bibliothèques étrangères, et une coopération plus institutionnalisée, plus ambitieuse, entre pays.
Coopération avec les instituts étrangers
Entre la Stadtbücherei de Francfort et l'Institut français, un contact est établi, même s'il reste informel, interpersonnel, et nettement marqué par la volonté de certains directeurs de l'Institut. Nous avons déjà évoqué le dépôt de livres et le contrat signé, en 1983, entre la municipalité de Francfort, la Stadtbücherei et le directeur de l'Institut français. Les bibliothécaires de la Stadtbücherei se plaisent également à évoquer les relations qui se sont instaurées avec le successeur de celui-ci : par ses dons de livres, il a incontestablement marqué le fonds français de la Stadtbücherei, notamment dans son domaine de prédilection, la poésie.
Outre les dons de livres, la coopération a souvent pris la forme d'expositions et de lectures d'œuvres. L'Institut, trop exigu pour de telles manifestations, déplace certaines d'entre elles dans les locaux de la Stadtbücherei ou d'autres institutions culturelles de Francfort. Il a ainsi reçu des auteurs tels que Tahar Ben Jelloun, Eugène Guillevic, Michel Butor. A la suite de ces lectures, il a souvent déposé à la Stadtbücherei les ouvrages des auteurs présentés. L'Institut conserve cependant une petite bibliothèque. Son personnel semble actuellement préconiser d'autres objectifs pour son fonds, qui vont sans doute remettre en question la précédente répartition des ouvrages entre les deux établissements. Une coopération suivie pourrait permettre de rationaliser le partage des fonds, en fonction des moyens matériels et des publics.
Pour que le public ait plus facilement accès à cette littérature française « divisée », la Stadtbücherei et l'Institut français pourraient en outre étudier les moyens d'assurer ensemble et mutuellement la publicité de leurs fonds : une plaquette d'information commune et bilingue, situant les deux bibliothèques et leurs collections, orienterait efficacement le lecteur. La Stadtbücherei et l'Institut français sont d'ailleurs sur le point de mettre en place un système de listes leur permettant de s'informer mutuellement de leurs nouvelles acquisitions. La coopération et la rationalisation des échanges nous paraissent un moyen efficace de lutter contre les restrictions budgétaires qui affectent les deux établissements.
Coopération entre bibliothèques
Un partenariat avec des bibliothèques étrangères également engagées dans la constitution et le développement de fonds étrangers pourrait considérablement alléger le travail de sélection et de traitement des ouvrages. L'échange d'instruments de travail tels que les listes de sélection ou les catalogues d'éditeurs faciliterait grandement la tâche des bibliothécaires.
Des listes de sélection établies par des bibliothécaires du pays d'origine présenteraient de multiples avantages :
- élargir le champ des ouvrages sélectionnés et permettre à une littérature moins connue d'être également signalée et découverte ;
- aider, inversement, à effectuer des choix dans une production littéraire abondante, mais inégale (c'est notamment le cas de la production française) ;
- diminuer les délais nécessaires pour acquérir les ouvrages ;
- permettre des acquisitions plus différenciées et adaptées à un public donné ;
- aider au catalogage, à l'indexation.
Elles ne résoudraient pas les problèmes d'acquisition, de prix trop élevés, de délais de livraison, mais établiraient un contact professionnel vivement souhaité en Allemagne.
Il ne s'agit pas de prôner une démarche « à sens unique », mais plutôt bilatérale. Dans l'immédiat, à l'échelle de la Stadtbücherei de Francfort, une coopération avec une bibliothèque municipale française, de taille comparable, et tête de réseau, serait envisageable.
Vers des lectorats européens
Le terme « lectorat européen », calqué sur la terminologie allemande, désignerait en réalité un service, national ou fédéral selon les états, établi dans chacun des pays de la Communauté intéressés par des acquisitions régulières ou ponctuelles de littérature étrangère.
Ces services pourraient se voir confier les tâches suivantes :
- publier dans un certain nombre de langues choisies (anglais, allemand, français ?) des recensements de leur littérature nationale ; il ne s'agirait pas d'un signalement exhaustif de type Bibliographie nationale, mais plutôt de sélections représentatives, éventuellement thématiques, qui répondraient davantage aux besoins et aux objectifs d'un fonds de littérature étrangère en bibliothèque publique ;
- offrir une aide au catalogage et à l'indexation des ouvrages signalés ;
- expédier ces recensements aux lectorats étrangers demandeurs ;
- réceptionner les listes élaborées par ces mêmes lectorats étrangers : certains services pourraient, dans un premier temps, se contenter d'être récepteurs ;
- les diffuser auprès des établissements intéressés (essentiellement des bibliothèques) dans le pays.
La mise en œuvre d'un tel système exigerait une coopération étroite entre services centraux. Un ensemble de conventions devrait en particulier être défini concernant les critères de sélection et de signalisation, l'organisation des listes rédigées, les normes de rédaction, les langues de recensement...
Il n'entrerait pas dans les tâches de ces lectorats de prêter ensuite les ouvrages sélectionnés : ils ne proposeraient aucune localisation, ne disposant d'ailleurs pas de fonds propres. En revanche, ils devraient s'assurer que les ouvrages signalés sont effectivement disponibles sur le marché et susceptibles d'être exportés. Cela supposerait une collaboration avec les éditeurs et les exportateurs. Un tel service central, en France notamment, qui se chargerait aussi de recueillir les commandes des bibliothèques, est vivement souhaité par les professionnels allemands du livre, notamment par l'EKZ 12.
Toutefois, de multiples obstacles apparaissent d'ores et déjà :
- quel financement adopter pour un tel service ? Si un système d'abonnement était envisagé, ses tarifs ne devraient en aucun cas être dissuasifs ;
- quel personnel recruter ? Un personnel possédant à la fois des connaissances bibliothéconomiques, linguistiques, littéraires, mais aussi économiques, connaissant en particulier le marché du livre européen ;
- sur quel fonds s'appuyer pour effectuer un recensement régulier ?
- comment établir un système à la fois souple, tenant compte des besoins et des particularismes nationaux, et efficace, satisfaisant aux objectifs de rapidité et de régularité qui constituent les bases de ce travail ?
Les bibliothèques ouvertes au livre étranger, comme la Stadtbücherei de Francfort, ont acquis l'expérience nécessaire pour dépasser les méthodes actuelles, empiriques, selon lesquelles elles se procurent et traitent les ouvrages étrangers. Elles constituent des exemples, parfois des exceptions, dans un domaine pourtant appelé à se développer. Pour qu'elles cessent de se voir reléguées et isolées à l'extrémité de la chaîne du livre, un recentrage doit s'opérer. Des services nationaux ou fédéraux, chargés d'établir un contact entre la création, l'édition et la diffusion des ouvrages - tout en restant extérieurs à ces trois domaines -, établiraient les liens indispensables qui manquent actuellement.
En 1993, le cadre européen s'impose lorsque l'on envisage de développer une telle coopération. La construction européenne, l'ouverture des frontières vont engendrer dans les années à venir une multiplication des échanges, y compris sur le plan jusqu'alors négligé des activités culturelles. Les bibliothèques ne peuvent se tenir à l'écart d'un tel mouvement, au risque de se voir bientôt dépassées. Il importe dès maintenant de prendre conscience des enjeux : ouvrir les bibliothèques aux langues et littératures européennes.
Il ne s'agit pas de se lancer dans la constitution désordonnée de fonds. A travers l'analyse du projet Bibliotheksarbeit für Ausländer, nous avons pu évaluer les limites et les difficultés d'un tel travail. Il semble difficilement envisageable, en 1993, de développer simultanément une vingtaine de fonds en langues étrangères. Même un établissement « engagé » comme la Stadtbücherei de Francfort doit revoir ses objectifs à la baisse et spécialiser ses fonds. Peut-on cependant imaginer que les bibliothèques publiques françaises ne fournissent pas, dans l'avenir, des livres anglais ou allemands ?
Les bibliothécaires français pourraient alors se voir confrontés aux mêmes problèmes que leurs collègues allemands : comment sélectionner les ouvrages ? Où ? Pour qui ? Certains pays, tels l'Allemagne et les pays scandinaves, ont acquis une certaine avance et une expérience dans ce domaine. Un développement des échanges entre bibliothèques, notamment entre bibliothèques franco-allemandes, et une meilleure utilisation des compétences permettraient de répondre efficacement à ces questions et d'éviter les solutions empiriques. A quand un projet Bibliotheksarbeit für Europäer ?
Juillet 1993