Histoire des bibliothèques françaises
Les bibliothèques au XXe siècle, 1914-1990
Paris : Editions du Cercle de la librairie Promodis, 1992. - 793 p. : ill. ; 30 cm.
ISBN 2-7654-0510-7 : 990F
En attendant de savoir quel sort réserve à la monumentale Histoire des bibliothèques françaises, entamée en 1986, la classification décimale Dewey - dont ce quatrième et ultime volume rappelle qu'elle se répandit en France au cours des années 1930 - le (ou la) bibliothécaire sera tenté(e) d'y consacrer plusieurs de ses précieuses heures à l'abri d'un local de service. Il est à craindre sinon qu'offerts en pâture aux simples amateurs de livres, donc de bibliothèques (parmi lesquels se recrutent aussi certains soupirants des bibliothécaires), les milliers de pages de la somme et les centaines d'illustrations qu'elle contient ne détournent ces lecteurs de l'objet premier de leur visite.
Car, en suivant les méandres d'un siècle ouvert par l'appel d'Eugène Morel à édifier un véritable service public de lecture, ce tome sourit au lecteur du commun, le fête enfin, si longtemps après que des érudits l'eurent banni à l'instar de Richard de Bury dans son Philobiblion : « Que désormais les laïcs, qui regardent indifféremment un livre renversé comme s'il était ouvert devant eux dans son sens naturel, soient complètement indignes de tout commerce avec les livres. Que le clerc couvert de cendres, tout puant de son pot-au-feu, ait soin de ne pas toucher, sans s'êtne lavé, aux feuillets des livres ; mais que celui qui vit sans tache ait la garde des livres précieux » 1.
La place des bibliothécaires
Les recueils précédents traitaient de scribes, de princes, de savants. Il en passe encore par ici, avec bien d'autres éminences et même des seigneurs de la mode, du couturier Jacques Doucet, collectionneur et donateur, à Jean Bousquet, président de Cacharel, maire de Nîmes et de la sorte patron d'une fière médiathèque. Mais ce volume retrace surtout l'histoire des gens « qui préfèrent les hommes aux livres » 2 et pour cette raison veulent leur offrir les ressources incommensurables de la lecture. Il raconte le lent avènement de la lecture publique, notion d'origine incertaine mais solidement définie par ses propagateurs français en 1931.
Une histoire du livre en France, elle, devrait aussi inclure les quatre tomes de l'Histoire de l'édition française (sous la direction de Roger Chartier et Henri-Jean Martin) 3 , plusieurs ouvrages sur les libraires, sans même parler des innombrables traités sur la vie des lettres, des autres catégories d'écrits et de leurs auteurs... Place cette fois aux bibliothécaires, au nombre d'une cinquantaine sur les soixante-neuf collaborateurs cités au sommaire, à côté d'un seul éditeur, d'un rédacteur du service historique de l'armée de terre, et de dix-sept enseignants et chercheurs spécialisés.
Les figures hors pair du métier y occupent donc le rang qu'elles méritent. Parmi elles se trouvent peu d'écrivains, bien que Georges Bataille ait été posté à la proue de l'ouvrage, lui dont, après tant d'autres, Jean-Paul Aron dans Les modemes 4 a souligné l'original parcours entre la bibliothèque municipale d'Orléans et les bureaux de la NRF. Les clercs les plus cités se nomment Eugène Morel, Ernest Coyecque, Paul Poindron, ou Lucien Herr, ce dernier, en fonction à l'Ecole normale supérieure de la rue d'Ulm, célébré par Daniel Lindenberg pour avoir justement sacrifié le travail d'écriture à sa mission de bibliothécaire. La palme revient à Julien Cain, bien sûr, l'administrateur de la Bibliothèque nationale qui, après avoir été déchu de la nationalité française par le gouvernement de Vichy et déporté à Büchenwald, cumula cette charge avec celle de directeur des bibliothèques et « devait régner en fait sur les bibliothèques durant trente-cinq ans (1930-1964), avec une interruption de quatre ans ». Propriété du département des Estampes de sa chère BN, la photo d'André Kertész qui le montre dans son bureau en parle mieux que bien des notices biographiques. Elle rejoint, au fil des pages, une illustration généreuse et de qualité remarquable.
D'autres personnages interviennent, tels ces inspecteurs des bibliothèques, auteurs de rapports pleins de sollicitude envers les ouvrages et leurs audacieux lecteurs, menacés par cent périls dans les vétustes locaux visités. Les rôles collectifs y sont plus importants encore, tenus en premier lieu par l'Association des bibliothécaires français (ABF), fondée en 1906, et par l'Association pour le développement de la lecture publique (ADLP), dotée de ses statuts en 1936.
Pourtant, par vraie pudeur ou par fausse modestie, ce recueil néglige de fournir des renseignements d'importance sur l'état de la profession à travers les âges. Malgré sa maîtrise du sujet, Bernadette Seibel ne dédie que quelques lignes à la douloureuse question des rémunérations, et plutôt pour aborder des affaires de grilles indiciaires impénétrables aux non-initiés ; pas de chiffres, comme si la révélation de leur modicité risquait d'entacher la foi de si ardents serviteurs du public. Pas davantage de données pour comparer la part des femmes dans la profession, notoirement prépondérante, avec leur représentation nettement réduite dans ses instances supérieures. Les portraits de groupe, à cet égard, font office de tableau statistique, tant ils présentent des écarts saisissants. S'il fallait retenir un seul témoin de l'importance des femmes dans cette histoire, le choix se porterait peut-être sur Yvonne Oddon, bibliothécaire au Musée de l'Homme au temps de Georges-Henri Rivière, dont Michel Leiris, hantant les lieux un peu plus tard, a dû maintes fois rencontrer la trace.
Matériaux pour servir
Rien ne semble pourtant oublié du monde des bibliothèques dans le siècle, pas même son reflet dans la fiction contemporaine: « Ah, ces bibliothécaires ! pour ce qui est de savoir traquer un renseignement, ils sont encore pire que les flics et les journalistes ! » 5. Ainsi, en marge des principaux textes retraçant l'évolution des bibliothèques d'étude, des maisons de lecture publique - municipales en premier lieu, bientôt départementales -, des bibliothèques universitaires et, prenant le relais des bibliothèques d'école, des centres de documentation scolaires (dont le premier fut inauguré à Janson de Sailly par Marcel Sire et André Jacotin en 1958), le zèle des auteurs nous procure d'amples vues sur les bibliothèques pour enfants, depuis la création de L'Heure joyeuse en 1924 jusqu'à celle de La Joie par les livres en 1965, sur les instituts spécialisés, les discothèques, les centres d'information scientifique, les bibliothèques des représentations culturelles françaises en Afrique, en Indochine, sur les services apportés dans les hôpitaux ou les prisons, sur les fonds ecclésiastiques. Parallèlement Jacqueline Gascuel et Michel Melot ne laissent rien ignorer de la forme des bâtiments, tandis que d'autres produisent à l'appui les cas des bibliothèques de Reims (reconstruite après la grande guerre avec l'aide de la fondation Camegie) ou de Massy (établissement d'application de l'ENSB - Ecole nationale supérieure des bibliothécaires).
Au milieu de toute cette abondance, c'est inévitable, des détails se font regretter par leur absence. Ainsi la rubrique « Société, lettres, sciences et arts » de la chronologie observe un silence presque total après 1981. S'agissant du temps des colonies, une description sommaire du fonctionnement des départements d'études arabo-musulmanes des médersas d'Algérie ou des bibliothèques de pagode en Indochine, évoqués au passage, eût renseigné sur les mirages et les réalités de la politique d'assimilation. Un bilan général de la promotion de la lecture à travers les Instituts et centres culturels dépendant du ministère des Affaires étrangères, troisième larron de l'action gouvemementale française dans ce domaine, aurait permis de franchir les frontières de l'ancien empire. Son action en Allemagne fait heureusement l'objet d'un traitement particulier.
Hormis des allusions de Henri-Jean Martin au travail spontané des bibliothécaires et des éléments sur les ressources de la BN, les informations se font assez chiches aussi sur la collecte de l'affiche, du tract. Il faut attendre la page 640 pour trouver une mention trop rapide des problèmes d'horaires et de gratuité du prêt qui animent pourtant les débats des professionnels. De même la répartition des charges entre collectivités et la coopération intercommunale échappent à l'analyse, alors qu'elles retiennent tant l'attention des élus. Le rôle des agents de la déconcentration et les outils à leur disposition (normes, subventions d'équipement, conventions de développement culturel, voire volets culturels des contrats de plan) est également esquissé de façon trop sommaire. L'action de formation du CNFPT (Centre national de la fonction publique territoriale) n'est pas citée, fût-ce pour en signaler les limites.
Malgré les judicieuses analyses de Guy Saez, venant après celles de Geneviève Poujol en 1978, l'irruption des pratiques d'animation dans le secteur est insuffisamment rendue. Les exemples de festivals du livre, d'opérations comme « La fureur de lire » et autres manifestations de nature à soutenir l'ardeur des bibliothécaires et à faire monter quelque aigreur en Marc Fumaroli 6 ne manquaient guère, pourtant. Depuis les années 1970, des centres culturels abritent des bibliothèques, tandis que ces dernières accentuent leur polyvalence (jusqu'à inaugurer des artothèques, souvent citées mais non décrites ici) et renforcent leurs missions d'action culturelle dans la cité. Le rôle crucial de la BPI (Bibliothèque publique d'information) du Centre Georges Pompidou à Paris et des bibliothèques municipales dans ce mouvement est en revanche souligné avec pertinence.
Car ces reproches minimes paraîtront d'autant plus injustes qu'en général l'ouvrage se distingue par le souci d'exhaustivité et de libre interrogation cher à la profession, au point que parfois le fil de l'histoire se perd un peu dans les matériaux pour la servir et que le ton glisse insensiblement à la chronique administrative. L'aventure du premier bibliobus du département de l'Aisne, mis en circulation en 1934, les malheurs de la bibliothèque de Cambrai frappée par les bombes, les exploits ou les ratés du serveur informatique QUESTEL, tout cela est conté à diverses reprises. Dans ce parcours, le presque infaillible index sert de témoin et de guide à la fois.
Si les riches analyses de Pascal Ory et de Graham Keith Bamett se recoupent parfois, il est rare que les redites se produisent au détriment de l'analyse. Martine Poulain et Anne-Marie Chartier dissertent l'une après l'autre, en termes justes et souvent convergents, des modifications de la pratique de lecture au cours des dernières décennies, ainsi que de ses interprétations par une sociologie de la lecture qui naquit dans le prolongement des travaux de Nicolas Roubakine et grandit, avant de s'en affranchir, en marge de la « sociologie des loisirs » en vogue après-guerre. Elles omettent seulement de mentionner le phénomène de la photocopie (apparu dès 1937), qui aurait justifié un développement concernant sa fréquence, sa signification, sa réglementation ou les réclamations des ayants droit, au moment où d'autres modes d'emprunt et d'emploi du texte se profilent par le biais du scanner et du CD-Rom.
Le « retard français »
Il faut le redire : des imperfections de surface ne sauraient compromettre la richesse des sources et la qualité des articles de synthèse. Ils alimentent de fructueuses problématiques que les notes et l'excellente bibliographie thématique invitent à prolonger par soi-même. Les auteurs (y compris Maurice B. Line, de la British Library, dans le rôle du futurologue libéral) proposent des instruments efficaces pour interpréter enfin le fameux « retard français ».
Parmi les causes de celui-ci, en dehors des facteurs climatiques, qu'à la manière de Montesquieu Julien Cain voulait bien invoquer (pour les relativiser aussitôt), l'une des plus sérieuses semble paradoxalement l'avance initiale du pays, qui fut le premier à verser au patrimoine national des collections privées, confisquées à la Révolution dans les monastères, les hôtels particuliers et les châteaux. Ainsi que l'indique Laure Léveillé, le poids des fonds anciens, sensible dans la gestion des établissements, le recrutement des conservateurs et l'ordre de leurs priorités, va retarder la marche des bibliothèques municipales vers une conception démocratique et fonctionnelle du service de lecture publique. Sa naissance fut donc aussi traumatique que précoce, puisque Pierre-Yves Duchemin, Gérald Grunberg et Henri-Jean Martin constatent, deux siècles après, que le récolement général des répertoires issus des saisies et des dons privés n'est toujours pas achevé.
La faiblesse des bibliothèques universitaires n'est pas moins connue, ni moins symptomatique. Sauf à Clermont-Ferrand, Lille et Strasbourg où elles possédaient avant-guerre leurs quartiers réservés, les facultés les étouffèrent très tôt dans l'étroitesse de leur giron. Malgré l'effort budgétaire accru de 1936, leurs crédits restèrent toujours insuffisants, comme ils le demeurent aujourd'hui. De même, la spécialisation des personnels y fut longtemps négligée.
D'une manière générale, le défaut de cadres préparés à prendre en considération les exigences d'un public élargi compromit longtemps la mise au point d'instruments de diffusion de la lecture. Avant la création de l'ENSB en 1963, seule la brève expérience de l'Ecole de la rue de l'Elysée à Paris, conduite de1924 à 1929 auprès de la Bibliothèque américaine, permit de répandre de nouveaux principes de bibliothéconomie face aux conceptions en usage chez les chartistes et les conservateurs du patrimoine. Ces derniers n'en eurent pas moins de mérite à poursuivre, dans des conditions matérielles difficiles, leur œuvre de sauvegarde et de mise en valeur des bibliothèques patrimoniales, ces « cimetières de livres » que fustigeait l'Animateur des temps nouveaux en avril 1931.
De telles défaillances, survenant dans un pays sans doute trop confiant dans le rayonnement de sa langue et la noblesse de sa culture écrite, la force de l'exemple étranger permet de les stigmatiser. Il émane surtout des pays protestants, réputés familiers du Livre, où l'initiative privée avait dominé durant le XIXe siècle. Ainsi des pays promouvant la lecture en tant qu'auxiliaire individuel de la liturgie et relais portatif de la foi s'opposeraient aux régions latines, catholiques et romaines, où les livres seraient demeurés l'objet d'un respect craintif de la part du simple croyant. Les termes de l'hypothèse ici esquissée avaient été posés dans les second et troisième volumes. Il conviendrait, avant de trancher, de les rapprocher des réflexions réunies par Jean-François Gilmon sur La Réforme et le livre 7, mais aussi de s'interroger sur les conceptions du lire qu'impliquent les différents rapports à l'image établis en Europe à partir de la Contre-Réforme.
La Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, livrée par les Allemands lors de la restitution de l'Alsace en 1918, a longtemps fait figure de modèle unique dans la République. Le libéral et conservateur Royaume-Uni paraissait encore plus en pointe : vers 1929, Cardiff consentait à sa bibliothèque une dotation annuelle de 14 F par habitant, contre 5,21 F pour Sélestat (record de France) et seulement 23 centimes pour Bordeaux. Mais la référence américaine s'imposa plus distinctement encore. A la même époque, Boston allouait à ses établissements davantage que le budget global de la lecture publique en France. Dix ans plus tôt, l'action du CARD (Comité américain pour les régions dévastées de la France) dans le Nord et l'Est du pays avait été à l'origine de la création du Comité français de la bibliothèque municipale (CFBM). Ainsi le département de l'Aisne et la ville de Soissons allaient servir de banc d'essai aux nouvelles politiques de diffusion du livre dans une province désormais désertée par le colportage.
Dans ce domaine aussi, la portée des guerres va bien au-delà de leur durée. L'activité des bibliothèques de campagne britanniques et nord-américaines à l'arrière des tranchées laissa des traces après 1918. Les destructions obligent à bâtir de nouveaux édifices, plus fonctionnels, plus clairs, plus spacieux quoique rapidement saturés à leur tour. La nécessité de conserver la mémoire de la « der des der » motiva la création de la BDIC (Bibliothèque de documentation internationale contemporaine), constituée d'abord sur la base de la collection des époux Leblanc et sous le nom de BMG (Bibliothèque et musée de la guerre) en 1917, intégrée ensuite en 1936, peu avant le second conflit mondial, à l'Institut d'histoire des relations internationales, enfin installée en 1970 sur le campus de Nanterre, après quelques guerres supplémentaires.
A propos de guerre encore, on s'effraie d'apprendre qu'en 1939, malgré le grand nombre d'ouvrages de mauvais augure que leurs étagères accueillaient, les bibliothécaires réunis à La Haye pour le XIIe congrès de la Fédération internationale de leurs associations étaient convenus de se retrouver l'an suivant en Allemagne, notamment dans les villes où des bûchers de livres avaient été dressés dès 1933. L'occupation n'allait plus tarder, avec son régime d'index, ses listes « Bemhard » et « Otto ». Un pareil aveuglement vis-à-vis du péril raciste, autoritaire et chauvin demande à être médité, dans la mesure où il contraste étrangement avec la dénonciation qui se voulait lucide - fort vigoureuse alors et tout aussi courante qu'aujourd'hui, parfaitement audible lors des Assises du livre de Nice en 1937 -, d'un ennemi du livre déjà nommé moyens de diffusion de masse. Elle reposait pourtant sur une base étroite, l'alliance sur ce point des militants de l'ADLP avec un Georges Duhamel, digne représentant d'une ligne de conservation à la Maginot.
Autre facteur paradoxal, la crise économique, qui se traduit normalement par des restrictions dans le fonctionnement des bibliothèques, leur permet quelquefois d'entreprendre des dépenses d'équipement. Ainsi la BN sut profiter des programmes d'outillage national et de grands travaux votés au nom de la relance en 1931, 1934 et 1936 pour se moderniser et édifier ses dépôts de Versailles.
De l'instruction à la Culture
Cependant les principaux déterminants de la vie de ces établissements relèvent d'une histoire plus longue et plus lente. C'est d'abord celle des politiques d'instruction. Difficile de les séparer de leurs suivantes, critiques ou complices, emplissant comme des ombres les vides qu'elles ont laissés. Le recueil rend hommage à la vitalité de l'action associative, des bibliothèques populaires aux bibliothèques pour tous, qui s'occupa longtemps seule de pallier la déficience de l'Etat. Aujourd'hui encore, sur le terrain de la lutte contre l'illettrisme, l'appoint des mouvements d'éducation populaire et des organisations non gouvemementales, comme on dit (Aide à toute détresse-Quart monde, notamment), aurait justifié un papier. Impossible également de les comprendre sans reconnaître la fonction motrice de la profession qui, en dépit de son image brouillée « entre corporatisme et modemisme », selon la formule de Guy Saez, défend ses institutions et leurs projets mieux que son statut et ses propres intérêts.
Les professionnels et leurs organisations contribueront à atteler la politique éducative au grand dessein d'une politique culturelle aux accents égalitaires. Pour suivre le chemin parcouru sous cet angle de vue, il faut prêter attention aux coupures ménagées dans la chronologie.
Une première césure, sensible bien qu'elle passe au cœur de la première partie du volume, se situe au tout début des années 1930. Le congrès d'Alger la marque en 1931, ainsi que la loi du 20 juillet organisant le classement, donc le contrôle et l'inspection des principales bibliothèques municipales, suivie d'un arrêté du 22 février 1932 établissant un diplôme technique de bibliothécaire très attendu par les intéressés. Durant cette période et pendant les suivantes se vérifie l'effet de l'impulsion politique : comme la disposition de la lune influe sur le niveau des eaux, les diverses phases de la tutelle ministérielle déterminent des époques d'expansion plus ou moins rapide de la lecture publique. Pascal Ory montre qu'il faut attendre Mario Roustan à l'Instruction en 1931, puis Jean Zay à l'Education en 1936, pour que la corporation trouve rue de Grenelle - mais pas hélas rue de Rivoli - des interlocuteurs convaincus.
Une seconde inflexion survient à la Libération. L'appui de Henri Wallon permet de réunir au sein de ce même ministère, selon le vœu inexaucé de Zay (qui avait été le parrain de la Phonothèque nationale en 1938), une grande Direction des bibliothèques et de la lecture publique (DBLP). Sa plus notable initiative fut l'ordonnance du 2 novembre 1945 qui instituait les bibliothèques centrales de prêt (BCP), département après département, selon le rythme permis par le vote des crédits annuels. C'est cette direction qu'André Malraux ne voudra pas ou ne saura pas s'attacher lors de la création du ministère des Affaires culturelles en 1958.
Le transfert s'opère - ainsi qu'un troisième tournant - en 1975 lorsque Michel Guy, en charge de la Culture, rassemble les bibliothèques de patrimoine et de diffusion publique sous l'égide d'une Direction du livre, dont Jack Lang devait faire la DLL (Direction du livre et de la lecture) en 1981, cependant que les bibliothèques universitaires et plusieurs établissements de recherche demeurent auprès de l'Education nationale, sous la surveillance d'une simple sous-direction. Le voisinage éphémère des deux services entre mai 1992 et mars 1993, sous la tutelle d'un cabinet unifié, ne pouvait être commenté dans l'ouvrage, Il est vrai que cette rare opportunité, l'une de celles qui pouvait justifier la manoeuvre parallèlement à la question des enseignements artistiques, n'a pas été saisie.
En revanche, les lois de décentralisation de 1982 et le cortège de mesures qui les ont accompagnées, parmi lesquelles il faut indure l'augmentation globale des ressources du ministère de la Culture, dessinent bien une dernière période de l'histoire des bibliothèques. Malgré ses lacunes, la loi de 1983 sur les tranferts de compétences, qui ne précise pas d'obligation communale en la matière, attribue clairement la responsabilité des BCP aux départements ; par la loi de 1986, l'Etat promet d'en achever le réseau. Il tiendra parole et redoublera d'initiatives pour encourager l'action culturelle dans ce domaine.
Parvenu au stade des bilans, on doit néanmoins admettre qu'une faille parcourt encore l'organisation territoriale de la lecture publique en France. Depuis la suppression en 1946 des Centres régionaux, suspects de provincialisme vichyssois, le défaut de coopération régionale continue de se faire sentir. Bien que des expériences fructueuses, telle celle d'ACORD en Rhône-Alpes, ou prometteuses, comme celle d'ACCES en Nord-Pas-de-Calais, en montrent l'utilité, nul texte ne vient l'encadrer ou même y inciter, malgré le caractère souvent impraticable d'une centralisation à l'échelle nationale. Le renforcement de pôles associés à la Bibliothèque de France (BDF) devrait être l'occasion, sinon le seul moyen d'y remédier.
Les devenirs du lire
Il est également à craindre que la réflexion sur la concurrence des nouveaux médias n'ait pas progressé à proportion de l'impact de ces derniers sur le lectorat, quoiqu'on aime à les croire amadoués dans l'enceinte de la médiathèque - au nom de laquelle, la « potythèque » de Michel Bouvy ne s'étant jamais imposée, il est possible de préférer le beau titre de « Maison du livre, de l'image et du son », choisi pour omer le bâtiment de Mario Botta à Villeurbanne.
Car l'histoire qui vient de s'écouler procédait aussi de conflits entre les projets nés de la tekhnê et les usages sociaux liés à ses applications. Au regard des mésaventures du serveur QUESTEL ou du logiciel LIBRA, des pesanteurs et contradictions subies lors de l'informatisation du catalogue général des Imprimés, convient-il de parler d'une fatalité française ? On pourrait le croire en observant, aux deux extrémités de la chaîne, que la future BDF éprouve à tisser son réseau des difficultés similaires à celles que rencontrent entre eux les sept récents établissements de la ville nouvelle de Sénart.
Mais les limites de la technique furent toujours imbriquées dans ses promesses. Au siècle précédent, les nouveaux procédés de fabrication réduisirent le prix du livre et favorisèrent son achat en nombre par des bibliothèques aux crédits modestes ; malheureusement, la caducité du papier tiré de la pâte à bois et commercialisé dans les années 1860 se révéla dès 1885. Le microfilmage, pour lequel un appareil fut installé dans les années 1930 aux archives du Crédit lyonnais, est détrôné par l'enregistrement numérique, fort coûteux en équipements, avant d'avoir pu fixer l'essentiel de la mémoire écrite du pays.
La mécanisation des fichiers et l'outillage spécialisé eurent beau faire des progrès considérables dans l'entre-deux-guerres,et connaître ensuite la révolution de l'informatique, le répertoire universel reste aujourd'hui encore un rêve babélien. Jean-Michel Salaün l'atteste : le catalogue idéal n'existe pas davantage que l'information numérisée ne serait libre, gratuite ou volatile. L'épaisseur du social, du politique et de l'économique a chaque fois raison, et c'est peut-être heureux, de la prétendue transparence de la technique.
L'information reste en effet l'aliment essentiel des pouvoirs et leur instrument privilégié. Son exercice se confond dans une large mesure, si ce n'est avec la capacité de produire le message lui-même, du moins avec la faculté de l'assumer, de l'adresser, de le décrypter, et surtout d'en administrer le flux : une charge trop sérieuse pour incomber uniquement à des clercs anonymes et impartiaux.
La liste est longue, des thèmes d'actualité éclairés par ce passé. Au moment où le dépôt légal s'étend aux documents sonores et audiovisuels, il est permis de se souvenir des afflux déjà absorbés par la BN, quand la production de cartes postales, par exemple, lui fut massivement confiée. Dommage que, contrairement aux implications de la loi du 21 juin 1943 renforçant l'obligation, ce volume n'ait pu rendre compte des derniers textes.
Quant aux clivages suscités par les perspectives de la lecture publique, les polémiques portant sur la dualité des fonctions de la Bibliothèque de France en donnent d'avance une idée. Les conditions d'apprentissage de la lecture, de son entretien et de son exploitation demeurent l'une des grandes affaires, sinon la principale, dans l'exercice de la citoyenneté.
Alors que le bouleversement des techniques d'enregistrement, d'archivage et de transmission des documents se poursuit à un rythme accéléré, enseignera-t-on enfin les principes de la documentation et les rudiments de la bibliographie à l'ensemble des étudiants ? La carence constatée dès l'enquête de Pierre Bourdieu et Monique de Saint-Martin sur la BU de Lille en 1964 s'est perpétuée en un dénuement toujours sensible parmi les étudiants de troisième cycle aujourd'hui.
Voilà une forme contemporaine et intériorisée du « retard français » : elle semble d'autant plus difficile à éliminer que certaines sommités académiques, loin de chercher remède à ces lacunes, opposent aux malappris un ancien schéma d'accumulation continue des savoirs. Sans doute ces personnalités sous-estiment-elles la part qui revint à l'initiation au détriment de l'éducation dans leur propre apprentissage. Peut-être n'ont-elles pas toutes mesuré que lesdits savoirs subissent dorénavant un procès d'expansion et de transformation si rapide qu'il faut simultanément apprendre le moyen de les relier et de s'orienter entre eux. Signe que cette question revêt encore un caractère tabou dans l'institution universitaire, le projet d'un semestre de propédeutique au début du DEUG (Diplôme universitaire d'études générales) a été plusieurs fois ajourné.
Conçues en marge de l'œuvre d'instruction, adoptées par les politiques culturelles, les institutions de lecture publique dépendent encore pour leur avenir des missions d'éducation dont se dotera la collectivité.
Il est donc permis d'avancer, à la suite de Daniel Lindenberg, une hypothèse complémentaire sur le « retard français ». Et si la République s'était construite sur une acception réticente de la souveraineté populaire ? Celle-ci a certes été trempée dans le suffrage universel au cours des années 1870, mais restait entachée de suspicion au regard des gouvernants depuis les joumées de juin 1848 et les semaines communardes de 1870-1871. Le nouveau régime, audacieux dans sa forme inédite en Europe et frileux dans la défense des valeurs bourgeoises, consentait à un immense effort d'éducation dans la mesure où il avait besoin de brasser le peuple et de promouvoir des élites à travers une grande institution à sa dévotion, affranchie de l'influence des monarchistes et des prélats. Mais la République demeurait peu encline à offrir en point de mire aux classes populaires cette autonomie du citoyen qui se réalisait dans les classes aisées.
Si le développement de la lecture s'affirma ensuite comme l'ambition démocratique par excellence et comme l'impératif d'un mode de production dépendant de l'accumulation d'un capital de connaissances et de savoir-faire, en France cet objectif fut poursuivi par le mouvement ouvrier et par le corps enseignant davantage que par les autorités officielles, pour ne pas parler des intérêts privés, généralement indifférents à la question. Le préjugé aristocratique s'éteignait mais la bourgeoisie, ayant capté un confortable héritage culturel, entendait en jouir paisiblement. Puis, à peine de nouvelles élites avaient-elles entrepris de secouer cet égoïsme indolent qu'elles commencèrent à douter de leur œuvre et à se diviser devant la menace, réelle ou supposée, d'un nivellement par le bas.
Aujourd'hui ces réticences faiblissent à leur tour devant le péril beaucoup plus sérieux d'une dissociation de la cité. Le champ de la lecture doit être ouvert à tous, à tout prix. Une très grande bibliothèque, serait-elle la première du monde, n'y suffira pas.