Espèce en péril
Jean-Pierre Bitard
Les bibliothèques publiques jettent les livres par dizaines de milliers. Ce problème du désherbage évoqué par un dossier de la BPI 1 et par un colloque du CEBRAL 2 est un cauchemar.
On peut penser que - pris à la gorge par l'adage « bletonien » : 35 à 40 volumes occupent un mètre de tablettes - tous les bibliothécaires conscients et organisés détruisent (ou parfois vendent ou donnent) peu ou prou les mêmes catégories de livres. Ainsi disparaissent des auteurs entiers dont on a oublié le nom, romanciers français et étrangers, victimes de notre rage « biblioclaste ».
Dans son introduction à l'excellent Prisonnier de la planète Mars de Gustave Le Rouge, F. Lacassin note qu'on ne connaît plus que les titres de nombreux ouvrages de cet auteur. Que dire d'auteurs de romans populaires du XIXe siècle, de livres d'enfants anciens, d'anticipation (avant qu'on ne l'appelle science-fiction), de policiers (qui a toute la Série noire ou tout Le Masque ?), tout bonnement de romanciers célèbres il y a cent ans ?
En même temps, les mêmes conservateurs, conscients, organisés et compétents, s'évertuent à récupérer tout ce qui peut alimenter le fonds local : auteurs du pays (ou ayant vécu dans ce pays). Mais tous les jours, suite aux demandes des lecteurs ou en butinant dans les catalogues de libraires d'ancien, nous constatons nos lacunes plus vastes que nos collections.
On me dira que ces espèces en voie de disparition sont conservées tout de même dans le grand zoo de la Bibliothèque nationale. Mais elle ne prête que ses doubles et je n'apprendrai rien à personne en disant que le Centre national de prêt - qui fait des prodiges pour nous satisfaire et rend d'immenses services à tous les pêcheurs en prêt inter-bibliothèques - reconnaît lui-même ses limites : collection formée trop récemment, personnel totalement insuffisant au point que les propositions de dons ne sont plus accueillies, pans entiers non inventoriés.
Je propose donc que ce qui encombre les uns enrichisse les autres.
Les bibliothèques communiqueraient à une bibliothèque municipale qui accepterait ce rôle, une liste (ou un paquet de fiches) de ses auteurs locaux des XIXe et XXe siècles comportant simplement : nom, prénom, lieu de naissance et une fourchette de dates (même approximatives) pendant lesquelles l'auteur a exercé sa coupable activité.
Il pourra s'agir de romanciers, mais aussi d'auteurs d'ouvrages documentaires (où nos lacunes sont peut-être plus vastes).
Les fiches seront saisies sur un micro-ordinateur et serviront à produire une liste alphabétique envoyée à chacun de ceux qui auront alimenté la base. Il sera possible de sortir périodiquement des listes plus complètes.
La suite du jeu consisterait - pour faire simple - à envoyer, lorsqu'on a décidé d'éliminer un ou la totalité des titres d'un auteur qu'on ne connaît pas et qui n'a pas été lu depuis 20 ans (critères laissés bien sûr à la libre appréciation de chacun), Marius Ary Leblond à la Réunion, René Boisleve à Tours, Claude Tillier à Nevers, Léon Cladel à Montauban et - pourquoi pas Rachilde à Périgueux... ? Comme on ne peut pas donner un livre (bien communal), il est possible, soit d'obtenir du conseil municipal la « vente » de ces livres pour une somme symbolique (solution lourde), soit de considérer qu'ils sont en dépôt à la bibliothèque intéressée - dépôt de même durée indéfinie que ceux des confiscations révolutionnaires.
Si l'idée intéresse nos collègues désherbeurs (ou sarcleurs), on pourrait ensuite lui ajouter un volet portant sur les matières : le service minitel d'Oriadoc (36-15 ABCDOC) - très utile par ailleurs - ne mentionne que les fonds principaux, correspondant généralement à un auteur très connu, comme Stendhal à Grenoble ou Jules Verne à Nantes.