Les bibliothèques publiques en Europe
Paris : Le Cercle de la librairie, 1992. - 368 p. ; 24 cm.
ISBN 2-7654-0494-1 ( Collection Bibliothèques. ISSN 0184-0886 )
C'est à un voyage à travers les bibliothèques publiques de l'Europe des douze que nous convient Martine Poulain et ses cinq collaboratrices : de l'Allemagne au Royaume-Uni.
Un travail original par la méthode, puisque cet ouvrage a donné lieu à des missions dans les différentes contrées; on ne s'est donc pas contenté de confectionner une synthèse nourrie de sources purement livresques et statistiques éventuellement complétées par les résultats d'une enquête par questionnaire.
Et il convient de souligner d'emblée la réussite de l'entreprise. La lecture de ce document, unique en français, tranche heureusement avec les austères pensums technocratiques ou juridiques que sont la plupart du temps les opuscules qui traitent de l'Europe et des bibliothèques.
Solidement charpenté selon un plan méthodique qui présente pour chaque pays un historique, l'organisation administrative, la coopération, les équipements, les collections et services, les publics, le personnel et les associations professionnelles, chaque chapitre décrit la situation dans un pays. L'ordre des chapitres correspond à l'ordre alphabétique du nom des pays.
Une dynamique à l'œuvre
Trois groupes se dégagent de ce panorama, selon une géographie qui descend du nord au sud : les deux bons élèves, Danemark et Royaume-Uni, où la fréquentation des bibliothèques publiques touche plus de la moitié de la population ; les pays moyens avec une fréquentation comprise entre 15 et 30% (Allemagne, Belgique, France, Irlande, Pays-Bas ), enfin les pays du Sud, y compris la riche Italie, où les bibliothèques publiques ont un rôle faible. A l'instar de ce que l'on dénomme parfois l'Europe du livre, l'Europe des bibliothèques publiques est une expression qui ne correspond à aucun contenu.
L'un des intérêts majeurs du tableau, qui tient vraisemblablement à la méthode choisie (déplacements dans les pays intéressés et rencontres avec des professionnels ), c'est de montrer une dynamique à l'œuvre. Globalement, l'impression argumentée qui prévaut, c'est que, pratiquement partout, la lecture publique marque le pas (Pays-Bas, pays du Sud) ou recule carrément (Royaume-Uni, Irlande, Danemark). Ainsi, au Royaume-Uni, selon la Library Association, les prêts d'ouvrages ont baissé de 80 millions entre 1985 et 1991 (de 645 millions à 565 millions) ; la même Association relate de façon alarmiste les conséquences des coupes budgétaires sur les acquisitions, les heures d'ouverture, la densité de la desserte (la fermeture d'une dizaine de points de desserte dans le Derbyshire a constitué une véritable affaire d'Etat avec rapport d'enquête, contre rapport et finalement interpellation des autorités locales du comté incriminé par le Ministry of Arts au nom du Library Act de 1964 qui fait obligation aux collectivités territoriales d'entretenir un service de lecture publique décent et « comprehensive »). Malgré ces difficultés indéniables, on imagine mal quand et selon quelles voies l'Hexagone pourrait rattraper l'écart énorme qui le sépare des Britanniques, tant l'avance anglaise est considérable.
Les ingrédients du succès sont assez divers, avec parfois des contradictions : ainsi les bibliothécaires danois attribuent une bonne part de leur réussite à la qualité des prestations proposées aux enfants (p. 116), nous indique Martine Darrobers dans l'excellente et nourrissante synthèse qu'elle signe, tandis que Martine Poulain (p. 184 ) relève que les bibliothèques françaises n'arrivent pas à garder ou « fidéliser » ce lectorat jeune. Reste qu'il semble y avoir quelques constantes qui aident au succès du service public de lecture : un renouvellement des collections important et régulier ; un bon maillage du réseau ; une structure institutionnelle relativement simple (les bibliothèques publiques britanniques ne dépendent que de 167 collectivités territoriales ; l'émiettement communal français et même allemand constitue un des freins au développement) ; des bâtiments et des heures d'ouverture appropriés.
L'une des surprises de l'ouvrage qui rassérénera les professionnels français, c'est que la France semble être le seul des douze pays où la lecture publique continue de progresser, même si l'on peut considérer que les progrès sont lents et certains indicateurs préoccupants. Une autre singularité française, c'est l'importance de l'investissement de l'Etat au bénéfice de la capitale ; ainsi finance-t-il déjà avec la BPI et la médiathèque de La Villette 2 300 places de lecture qui sont disponibles le dimanche (le réseau de la ville de Paris n'en comprend pas beaucoup plus). Chacun sait qu'en 1995, avec l'ouverture de la bibliothèque de référence de la Bibliothèque de France, l'Etat doublera la mise avec 2 300 places supplémentaires. Aucun autre Etat européen ne fait autant pour sa capitale. Les deux derniers traits saillants de la situation française sont constitués par l'éparpillement administratif et la faiblesse de la coopération ; le bourgeonnement des associations et groupuscules professionnels ou syndicaux témoigne du déficit coopératif. Ces deux dernières caractéristiques ne sont pas propres à la France : ainsi au chapitre des incongruités dues à la complexité administrative, on apprend qu'en Catalogne la Généralitat et la Disputacion de Barcelone ont, chacune de son côté, établi des normes de surface en fonction de la population à desservir (p. 150). Par le plus grand des hasards ces normes ne concordent pas !
D'une lecture claire et aisée, l'ouvrage peut fort bien se lire dans le désordre : ainsi ceux qu'intéresse la coopération l'attaqueront-ils par les Pays-Bas, les enragés de la décentralisation commenceront leur méditation par l'Espagne, les patriotes par le Portugal où les résultats français obtenus ces vingt dernières années ont inspiré la structuration du réseau lusitanien. Quant au chapitre sur le Danemark, ce paradis du livre et des bibliothèques, où la fréquentation de la biblio-thèque publique semble inscrite dans le code génétique, on s'en réservera la lecture pour la fin.
Quelques critiques cependant : il aurait été intéressant d'indiquer les programmes ou projets européens dans lesquels les bibliothèques publiques des différents pays sont engagées (seul le projet danois d'OPAC convivial Boghus/IRMA est signalé p. 107); pour certains pays, l'édition n'est pas décrite (Espagne), ou abordée trop succinctement (Italie) ; il eût enfin été pertinent de donner adresse et nom des responsables des associations professionnelles ainsi que des « points focaux » du plan d'action européen pour les bibliothèques.
Ce sont là des vétilles qui n'enlèvent rien aux mérites de cet ouvrage bien venu et facile à lire. Les différentes bibliothèques et centres de documentation auront à coeur de l'acquérir, en deux exemplaires pour les plus importants, afin de n'avoir pas à choisir à la roulette russe l'emplacement approprié (bibliothéconomie ou histoire des institutions culturelles).