Des enfants, des cultures, des littératures

Anne-Marie Filiole

L'INRP 1, dont divers départements consacrent leurs travaux au livre et à la lecture, accueillit chercheurs et bibliothécaires du monde entier lors des journées d'études sur le Biculturalisme, les cultures plurielles et la littérature de jeunesse qu'organisaient, les 19 et 20 octobre 1991, au sein du dixième congrès de l'IRSCL 2, le Laboratoire Jeux et Jouets de l'Université Paris-Nord et le CRILJ 3.

Les ghettos

Qu'il s'agisse d'un pays tardivement unifié (Italie), d'un pays à fortes autonomies (Espagne), d'un pays où cohabitent deux communautés (Belgique, Irlande, Canada), d'un pays anciennement colonisé (le Brésil), d'un pays accueillant de la main d'oeuvre étrangère (France, Belgique), les sociétés multiculturelles sont aujourd'hui partout et posent un cortège de problèmes. Des problèmes à l'école et même avant. Quelle langue parler ? Quel enseignement transmettre ? Quels livres donner à lire aux enfants ?

Difficile de trouver son identité où existent parallèlement deux cultures et deux langues comme la Belgique ou le Canada. Pour Sandra Beckett (Université de Toronto), le Canada - 18 millions d'anglophones et six millions de francophones -est un pays « colonisé par des centaines de milliers de livres venus de France, de Belgique, de Suisse, d'Angleterre et des USA ». Aussi, pour éviter que les enfants canadiens « pensent à l'américaine, à l'anglaise et à la française », il fallait instaurer une littérature de jeunesse canadienne française et une littérature de jeunesse canadienne anglaise... La librairie Beauchemin créa, en 1912, plusieurs collections de livres pour enfants « canadiens d'expression française » aux noms évocateurs de Montcalm, Champlain, Laval et Jacques Cartier. « Des livres de chez nous pour nos enfants » disait Paul Gouin dans un article en 1954.

Comment « rencontrer l'autre côté du pays » ? demande Edmir Perroti (Université de Sao Paulo) en évoquant le Brésil. Là-bas, la culture européenne de l'écrit circule dans un contexte à tradition orale et les écoles ont du mal à passer d'une culture à l'autre. Malgré l'extension du réseau scolaire, les enfants résistent au livre et quittent l'institution.

Que dire encore de la France où les enfants « étrangers », parfois présents à 80 % dans une école, sont considérés comme « minoritaires » et se retrouvent « sous influence » en « situation post-coloniale » (Leïla Sebbar, écrivain) ? Il faudrait, pour tous ces pays, accueillir et valoriser les différences, « afin de préserver le discours critique et éviter de vivre un jour un monde tout à fait plat », déclare Anne-Marie Bemardinis (Université de Padoue).

Il faudrait « sortir des ghettos et pousser les enfants à la fugue » en « portant le regard de tous côtés » (Leïla Sebbar). Les manuels français d'histoire littéraire (Hatier, Nathan, Bordas et les autres) pourraient commencer par oublier leur ostracisme à l'égard d'un certain nombre de littératures et ne plus cantonner la francophonie à quelques pages roses ou bleues en fin d'ouvrage... L'expression « littérature francophone qu'on utilise en toute bonne conscience n'a aucun sens », dénonce-t-elle. « On y pense comme à du marginal dans la culture française », aux exclus, au Quart-monde...

Il faudrait supprimer les rapports de force, « éviter que l'écrit ne devienne une structure de domination à partir de valeurs arbitraires jugées positives et cachant de la violence » (Edmir Perroti). Les Brésiliens pourraient se défaire de leur ethnocentrisme européen et cesser de vouloir communiquer avec les Indiens comme des conquérants modernes avec des « barbares sud-américains » - au temps de la découverte, ne les représentaient-ils pas comme des apparitions démoniaques ? rappelle Gloria Pondé (Université de Rio). « Les Indiens, les pauvres et les noirs sont au souterrain de la mémoire culturelle », dévorés par une « culture anthropophagique » de subterfuge.

Ouvertures difficiles

Certains pays s'ouvrent davantage que d'autres. Ainsi l'Espagne, où Miguel de Unamuno disait déjà qu'« il y a plusieurs langues, mais une seule culture » - même si Juan Cervera (Université de Valence) précise en passant avec humour que cette culture est européenne, c'est-à-dire « à la fois grecque, latine, arabe, chrétienne, et du Marché commun »... L'Espagne, donc, favorise la littérature européenne. On y traduit beaucoup de livres étrangers pour enfants. Et cette ouverture est encore renforcée par l'apport de la littérature hispano-américaine. Troisième dans le monde, la littérature pour enfants espagnole offre souvent un même titre en plusieurs langues.

La Catalogne est un exemple parfait de ce multilinguisme, avec une moitié de ses six millions d'habitants catalane, et l'autre constituée « d'immigrants de langue castillane » (Nuria Rajadell, Université de Barcelone), où 90 % de la population comprend le catalan et 64 % le parle. A la fin de sa scolarité obligatoire (14 ans), l'élève doit pouvoir parler les deux langues. Les livres pour enfants paraissent en catalan et en espagnol. Ils peuvent même faire l'objet d'une édition en basque et d'une autre en galicien. Depuis 1975 en effet, l'Etat reconnaît autonomies et plurilinguisme.

D'autres pays commencent à réviser leurs conceptions et à découvrir les vertus du multiculturel. Une fois l'unité réalisée (1860), l'Italie, d'abord partagée entre Espagne, Autriche et Etats du Pape, avait voulu éradiquer les différences linguistiques et instituer une langue moyenne, standard, administrative - le régime fasciste est même allé jusqu'à changer les patronymes et les noms de régions ! Le toscan, langue de Dante, devint progressivement la langue italienne et les écrivains eurent le devoir moral de l'emprunter. Après la guerre, on redécouvrit l'importance des dialectes pour la petite enfance et les textes furent repris dans la langue maternelle du XIXe siècle. Beaucoup de régions (Trieste, Val d'Aoste, Istrie, Dalmatie...) conservent aujourd'hui deux langues et deux cultures - dont les liens ne sont pas évidents...

Au Brésil, pays multiracial s'il en est, l'avènement du modernisme (1922) a permis de jeter un nouveau regard sur la culture traditionnelle. La littérature enfantine, qui connaît un essor considérable depuis les années 1970, a renoué avec le populaire, le rural, d'origine africaine et indienne, incarné par le corps, la nature et le quotidien. Conseillère éditoriale, Gloria Pondé travaille avec des instituteurs et propose des lectures qui s'appuient sur le biculturalisme. Elle a lancé une collection qui consacre chacun de ses livres à une tribu indienne particulière. Mais parmi les 1 000 livres pour enfants qui sortent chaque année, pas un n'existe pour les petits Indiens - il est vrai, de culture orale.

Multi-culture

Ce « colonialisme » littéraire devrait disparaître au profit d'une influence réciproque des cultures. En ne rejetant aucune d'elles, surtout pas celle qui nourrit l'enfant, on permettrait à chacun de s'exprimer et de « récupérer sa fierté » (Simon Njami, écrivain). Une alphabétisation qui ne repose pas sur la vie des gens comporte en soi des méfaits. Conscients de ce problème, enseignants et bibliothécaires de certains pays, africains notamment, demandent encore aujourd'hui aux enfants de raconter des histoires. Des histoires qu'ils tiennent de leurs parents, de leur pays d'origine, comme une longue chaîne littéraire... Ayant constaté que les récits des enfants non scolarisés étaient plus riches que les autres, un instituteur du Malawi les retranscrit dans des livres afin de les intégrer totalement à la culture. Si l'oral est l'univers de l'autre, il n'en est pas moins tout aussi magique. « Ce que nous appelons littérature pour enfants n'est qu'une des différentes manières de rêver et de faire rêver inventée par les hommes ». En oubliant cela, « nous ignorerions tout de l'homme, l'image inversée de la société, sa mémoire enfouie » (Edmir Perroti)... Au Brésil, où les marchés de Belem et de Recife ont encore leurs conteurs, les bibliothécaires commencent à intégrer la littérature « de cordel » autrefois rejetée - petits livres populaires qu'on trouve sur les marchés, suspendus à un fil par une pince à linge.

Geneviève Patte (Joie par les livres) le rappelle, les bibliothèques sont l'institution multiculturelle par excellence. Elles respectent la diversité des curiosités et la diversité des rythmes d'acquisition. Elles permettent le contact avec la littérature du pays tout en donnant la possibilité de découvrir les autres cultures et le temps nécessaire pour cela. Ce souci était déjà très présent au XIXe siècle chez les bibliothécaires des pays à forte immigration comme les Etats-Unis ou l'Angleterre, qui introduisirent immédiatement la transmission orale à côté de l'écrit.

Mais la bibliothèque a bien d'autres façons d'être multiculturelle. En s'installant « à ciel ouvert », comme à Clamart, où l'on emporte des paniers de livres vers les populations des quartiers. En créant de petites structures à domicile, prises en charge par les mères de familles, françaises ou étrangères. En ne rejetant aucun des centres d'intérêt des enfants d'aujourd'hui, qu'il s'agisse de football ou de rap, mais, bien plutôt, en les acceptant pour faire lire le plus loin possible... En rassemblant les générations, enfants et personnes âgées par exemple, autour de lectures de qualité, comme l'a fait Sarah Hirschman en Argentine et en Colombie avec les romans de Gabriel Marquez, « des œuvres qui ne sont pas le seul reflet de ce que vivent les enfants, mais quelque chose de plus, de dense, de fort et de mystérieux qui les sort de leurs stéréotypes ».

L'autre et sa langue

Bien sûr, il y a les livres eux-mêmes, des livres qui parlent de rencontres et de découvertes comme Joselito (arrivée d'un enfant étranger dans une classe belge) ou Les écuries de la grenouillère (visite de deux jeunes Français à leurs cousins canadiens). Les uns et les autres dévoilant préjugés et affinités, d'où l'humour n'est pas exclu...

Mais le livre qui cherche à valoriser une culture en s'ouvrant aux autres est souvent la preuve écrite d'un problème difficile à résoudre, remarque Anne-Marie Bemardinis, qui a créé le Prix européen de littérature de jeunesse et travaille depuis trente ans au sein d'un jury international de chercheurs. Trop de paternalisme. Trop d'effort pour atteindre le résultat. Et quand il emprunte les thèmes modernes universels, oubliant l'histoire du pays et les valeurs du passé pour mieux pénétrer le marché international, le livre devient souvent « passe-partout et peu révélateur du pays donné » (Suzanne Bukiet, éditions Syros). Ce qu'accentue encore le travail de traduction en passant d'une langue à l'autre et en aboutissant parfois à un gommage culturel total. Les textes traduits ne semblent donc pas une bonne réponse. De surcroît, la proportion des rachats de droits est souvent démesurée - en France, jusqu'à 80 % dans certains secteurs - et ne laisse guère de place aux créations nationales. Démesurée et déséquilibrée. Favorisant particulièrement les livres anglais - au Canada, une traduction française pour huit anglaises.

« La langue d'un peuple représente une partie de son âme » disait Maurice Allais en 1989. Et, selon Suzanne Bukiet, « l'étalon infaillible de notre ignorance (de l'autre) est notre capacité et incapacité à parler les langues étrangères ». Dans leur diversité, celles-ci sont un merveilleux outil de communication que toute réforme fondamentale de l'enseignement devrait prendre en compte. Avec le face à face de ses deux textes, le livre bilingue est une vraie réponse : il ne permet pas à l'enfant d'oublier la présence de l'autre.

Mise en page de rencontre, sensibilisation, acceptation de l'étranger comme dans un film original sous-titré. Pour ceux qui changent d'école et de pays, l'ouvrage bilingue préserve les liens avec la culture d'origine et la langue maternelle tout en préparant à vivre une société plurielle.

L'association « Les amis de l'arbre à lire », qui s'est constituée en France dans les années 1980 pour essayer d'aider les enseignants à faire face culturellement à l'afflux d'enfants étrangers dans certaines classes, a d'abord lancé la publication de livres bilingues en français et langues d'immigrés. Elle s'est ensuite élargie progressivement à toutes les langues du monde pour éviter de créer un nouveau ghetto. Aujourd'hui, elle donne priorité aux langues européennes.

Très marginaux, trop rares, les livres bilingues progressent toutefois régulièrement. Chez Syros, deux collections intéressantes : « Les contes du poulailler », de beaux albums pour tout petits - douze langues - sur une société en miniature, et « l'Arbre aux accents », qui consacre trois livres à chaque pays (cuisine, contes et nouvelles contemporaines). Un imagier trilingue (français-anglais et autre langue) que les mères pourront utiliser est également prévu pour favoriser l'intégration des « primo-arrivants » , tout petits qui arrivent en France sans savoir parler. Pour éviter tout ethnocentrisme, l'éditeur fait appel aux auteurs et illustrateurs originaires des pays concernés. Ainsi les textes ne parlent pas « de », « sur » ni « à la place de »...

Autre exemple de coopération éditoriale multiculturelle, celui de Bayard Presse, avec ses quinze journaux (de 18 mois à 18 ans) et ses 1 300 000 d'acheteurs mensuels. Lancée il y a 25 ans avec Pomme d'Api, cette formule de presse très adaptée au monde moderne et de qualité très proche de l'édition intègre problèmes sociaux, événements, actualité, textes littéraires, reportages sur les mille façons de vivre dans le monde. Formule vivante et modulable, elle plaît beaucoup. Depuis cinq ans, le monde entier la reprend.

Pour lancer un produit à l'étranger, Bayard-Presse procède à une approche socio-économique et culturelle du pays qui peut durer sur place un à deux ans. Il sort ensuite un numéro pilote conçu avec du matériel français « internationalisable » qu'il adapte au nouvel environnement - l'approche des textes est différente selon que l'enfant va à l'école entre 3 et 5 ans ou entre 5 et 6 ans, selon le rapport des parents à l'écrit, selon leur approche de la presse... Puis une équipe se forme dans le pays, le rôle de l'éditeur français ne consistant plus qu'à transmettre les exigences de qualité.

Pomme d'Api sort en neuf langues, dont le chinois et le finlandais. La version espagnole Caracola parlera de turron, de Semaine sainte ou de gitans, le Ladybug américain, de problèmes multiraciaux, le chinois, du Nouvel an chinois, etc. Toutes ces histoires seront reprises par le journal français qui raconte ce qui se passe ailleurs. Les équipes se rencontrent une fois l'an, croisant leur matériel et confrontant leurs idées. Bayard-Presse utilise les compétences d'auteurs et d'illustrateurs de vingt pays différents.

Etrange imaginaire

Qu'on le veuille ou non, la culture plurielle est aujourd'hui quotidiennement présente. Dans les communautés d'un même pays, dans les échanges entre nations, dans le flot d'images reçues chaque jour du monde entier qui nous rend tous un peu nomades, exilés sur nos terres ou citoyens du monde...

Regardons la Chine changer de langue d'une province à l'autre, parler le cantonais, le mongol ou le coréen..., multiplier ses livres bilingues, trilingues, quadri... et plus pour les enfants qui ignorent le mandarin... Ecoutons ces écrivains bilingues comme Suzie Morgenstern ou Simon Njami, mi-enfants mi-adultes, entre deux cultures et deux langues, passer astucieusement de l'une à l'autre, mêler avec humour origines et présent... Entrons dans le jeu de langue deJjean Peronnet, ce Français du Nouveau-Brunswick qui évoque la cueillette des bleuets en juillet : « On entend alors célébrer dans toutes les langues le fameux petit fruit sauvage : beluet, bleuet, epgooman, blueberry, myrtille, airelle, vaccinium myrtilloïdes... » (Pépère Goguen loup de mer).

Au Québec, d'ailleurs, rappelle Sandra Beckett, les enfants « déjeunent » le matin et « dînent » à midi. Ils mettent des « mitaines » pour aller jouer dans les « bancs de neige »... Notre langue varie selon qui la parle ou l'écrit. « Le français international n'existe peut-être que dans les grammaires et les dictionnaires et encore... ». Nos meilleurs grammairiens, type Maurice Grévisse, ne sont-ils pas des Belges ?

En fait, c'est bien connu, le véritable étranger est en nous-même. L'enfant s'approprie tout naturellement les histoires des autres quels qu'ils soient sans même s'en rendre compte. Il n'est que d'avoir un discours accessible pour exprimer nos différences...

  1. (retour)↑  Institut national de recherche pédagogique.
  2. (retour)↑  Société internationale de recherche en littérature d'enfance et de jeunesse, dont le colloque Application des théories contemporaines de la culture et de la littérature au livre de jeunesse s'est tenu du 16 au 19 septembre 1991, au ministère de la Recherche, et dont les Actes sont parus.
  3. (retour)↑  Centre de recherche internationale en littérature de jeunesse.