Le livre français a-t-il un avenir ?
rapport au ministre de la Culture et de la communication
Patrice Cahart
ISBN 2-11-001903-4 60 F
Le rapport demandé par le ministre de la Culture à Patrice Cahart, directeur des monnaies et des médailles - mais aussi auteur, sous le nom de Nicolas Saudray, de plusieurs romans - propose une radiographie du livre français, considéré essentiellement sous l'angle socio-économique. Il s'agit d'établir, en quelque sorte, le « bilan de santé », ou plus exactement, en l'occurence, de. mesurer l'étendue du mal qui atteint un secteur non négligeable de l'économie nationale, lequel représente en outre l'un des pans majeurs de l'activité culturelle. Le diagnostic se trouve naturellement assorti, conformément à la loi du genre, d'un ensemble de mesures, certaines très générales, voire vagues, d'autres beaucoup plus ponctuelles, destinées à pallier d'évidentes carences, à corriger des erreurs et, globalement, à promouvoir le livre français à l'intérieur des frontières comme à l'étranger.
Dix chapitres, complétés par des annexes, permettent au rapporteur d'examiner successivement la production française, insuffisante tant du point de vue de la quantité que de celui de la diversité ; le public amateur de livres ; le paysage éditorial français ; le circuit de diffusion du livre ; la situation particulière - et souvent précaire - des libraires ; la concurrence exercée à leur endroit par les clubs ; la loi sur le prix du livre et les tentatives de contournement de la législation. Les deux derniers chapitres exposent la place du livre français dans le monde et analysent les relations qu'entretiennent le livre et les autres médias, au premier rang desquels figure naturellement la télévision.
Constamment soucieux de mettre en parallèle la situation française et celle de nos voisins, Patrice Cahart considère la production de livres, dans l'hexagone comme « insuffisante au regard du renom de la France » (chapitre premier). Il est significatif à cet égard que le nombre annuel de titres édités soit désormais plus élevé en Espagne qu'en France, alors que la péninsule ibérique souffrait jusqu'à une date récente d'un sous-développement culturel manifeste. A l'intérieur de la masse des ouvrages réalisés, la diversité des genres ne paraît pas telle qu'elle puisse satisfaire l'attente des lecteurs. « Trop de livres », dit P. Cahart - et sans doute est-ce aussi Nicolas Saudray qui s'exprime - relèvent davantage du journalisme que de la littérature, lorsqu'ils ne sont pas, tout simplement, « bâclés ».
Si la production « stagne », par ailleurs, « l'appétit de lecture s'émousse » (chapitre deux), après le fort développement du public acheteur et lecteur dans les années 1960-1970. Le remède à cette situation passe par l'école, dont la mission semble plus importante que jamais, En effet, souligne l'auteur, « nous avons un analphabétisme larvé à combattre ». Aussi conviendrait-il, fondamentalement, de « revaloriser le livre par l'enseignement », en lui accordant, dans tout le système éducatif, une place primordiale. Il s'agit là d'un ardent souhait, plus qu'une mesure véritable. Et chacun ne pourra qu'abonder dans le sens du rapporteur, lorsqu'il met l'accent sur le caractère vital de l'élargissement et de la diversification du public.
Sans doute l'existence de lecteurs plus nombreux et plus exigeants contribuerait-elle au maintien d'« une structure éditoriale qui préserve un certain pluralisme » (chapitre trois), face à la « concentration éditoriale », dont Patrice Cahart décrit les mouvements - incessants - et les manifestations inquiétantes. S'il est déjà dépassé sur certains points, ce chapitre constitue néanmoins une intéressante photographie de l'édition française, des grands groupes qui le dominent, de leurs satellites et de la myriade de petites maisons luttant pour leur survie.
Complexe et mouvante aussi est la situation de l'acheminement du livre vers son public (chapitre quatre) par les canaux de la diffusion et de la distribution, à la fois coûteux et insuffisamment efficaces. Leur rationalisation permettrait, selon le rapporteur, une efficience accrue et de moindres frais. Les bénéficiaires en seraient non seulement les lecteurs, servis plus vite, mais aussi les libraires, lesquels constituent, pour P. Cahart, « le maillon faible de la chaîne » (chapitre cinq). L'auteur met particulièrement l'accent sur quelques points clés : la rotation de plus en plus rapide des stocks (« le phénoméne marquant des dernières années aura été le raccourcissement de la durée de vente des livres ») ; les retours, « corvée des libraires, cauchemar des éditeurs, gâchis national » : les offices, qu'il conviendrait de « moraliser » ; ou, enfin, la « rentabilité médiocre » de la fonction de libraire.
Les difficultés de cette dernière profession proviennent en partie de la concurrence exercée par les clubs, même s'ils semblent « parvenus à leur apogée » (chapitre six). Quelques chiffres, rapportés par Patrice Cahart soulignent éloquemment l'ampleur du phénomène, qui touche en France cinq millions de personnes, soit un foyer sur quatre. Public considérable, monopolisé, ou peu s'en faut, par France-Loisirs, qui annonce quatre millions trois cent mille adhérents ; chiffre qui en fait « le champion du monde ». Le système du club, dont « la rentabilité est l'une des plus élevées de l'économie française » semble cependant être parvenu à ses limites.
Si les clubs privent partiellement d'une clientèle potentielle les libraires, les intérêts de ces derniers ont, en revanche, été préservés par la loi du 10 août 1981 sur le prix du livre (chapitre sept). Monsieur Cahart voit dans cette mesure législative « une contrainte nécessaire », dont les effets furent, selon l'expression consacrée, « globalement positifs », et ce en dépit d'initiatives qui n'en respectaient pas toujours la lettre, telle que l'opération « Succès » de la maison Hachette (chapitre huit).
La présence du livre français à l'étranger, élément majeur de la politique culturelle extérieure, fait l'objet de l'avant-dernier chapitre. Alors qu'il y a une trentaine d'années, la France exportait deux fois plus d'ouvrages qu'elle n'en importait, aujourd'hui, les échanges sont équilibrés. Ce phénomène s'explique principalement par la fabrication d'ouvrages français en dehors de nos frontières (notamment en Italie, où les coûts sont moindres) et par les difficultés économiques de nombreux pays francophones.
Les exportations représentent vingt-deux pour cent du chiffre d'affaire de l'édition (qui est de trente-sept pour cent en Grande-Bretagne). « Au total, estime le rapporteur, sans être mauvais, le niveau des ventes se situe nettement en dessous des possibilités ». Son amélioration est notamment liée à l'intensification du réseau de librairies françaises à l'étranger, « où l'excellent côtoie le médiocre », ainsi qu'à la volonté des éditeurs de promouvoir réellement leurs ouvrages auprès d'un public choisi à bon escient, car « le sort de la langue française, écrit Patrice Cahart, ne se jouera pas à New-York ou à Francfort, mais à Kinshasa et à Casablanca ».
Les dernières pages de l'ouvrage s'attachent à analyser les rapports à la fois de concurrence et de complémentarité entretenus entre le livre et les autres supports d'information, tels que la presse écrite, la radio, mais surtout, bien entendu, la télévision, face à laquelle le citoyen français passe chaque jour quatre fois plus de temps qu'en présence d'un écrit...
Au total, le bilan dressé par Patrice Cahart, mesuré, ponctué de notations personnelles, met l'accent sur un phénomène glo.bal de stagnation, voire de crise, que les professionnels concernés, comme les pouvoirs publics, doivent s'employer à combattre sur différents fronts, afin que « le livre demeure bien vivant ».