Décentralisation et bibliothèques publiques
Paradoxes et réalités
Jean-Paul Chadourne
Les pratiques de la Direction du livre et de la lecture et sa méfiance envers les conservateurs d'Etat, réputés par avance hostiles, ont donné lieu à de graves dysfonctionnements dans la mise en place de la politique de décentralisation, en particulier dans les domaines de l'informatisation, de la représentation de la Direction dans les régions, de la construction de nouvelles BCP. Pourtant, dans la réalité, la décentralisation a été généralement bien vécue et s'est souvent traduite par des améliorations.
The DLL operational methods and its distrust of the civil servants as librarians, deemed hostile before-hand, have led to miscarriage while setting up decentralisation policies regarding specially automation, the DLL representation within the regions, and building new central lending libraries. However, decentralisation is actually progressing and has often been leading to a better situation.
La fin de l'année 1981 fut marquée à la Direction du livre et de la lecture (DLL) par des proclamations enflammées de girondinisme. La bonne ville d'Hénin-Beaumont, en particulier, où se tint le colloque Une ville qui lit est une ville qui vit retentit encore de ces fortes paroles.
On allait voir ce qu'on allait voir. Devant un parterre plutôt bien disposé d'élus, de militants associatifs, de professionnels de la librairie et de l'édition, d'universitaires... et de bibliothécaires, le Directeur du livre brandit les verges de la décentralisation pour fustiger et admonester ces derniers dont il suspectait, outre un affreux corporatisme que ne justifiaient sans doute pas leurs mirobolants salaires, le jacobinisme rampant. La cible principale étant, bien entendu, les conservateurs d'Etat des bibliothèques centrales de prêt (BCP) et des bibliothèques municipales classées (BMC), hussards bottés de l'Etat-Léviathan, commissaires politiques de la culture.
Or, mis à part un quarteron de nostalgiques des années soixante qui défendait à cor et à cri une organisation hyperhiérarchisée des bibliothèques avec un maillage standard, des modes de fonctionnement et de recrutement léonins pour les collectivités locales, et la nationalisation quasi totale des personnels, la plupart desdits bibliothécaires... et conservateurs étaient grosso-modo d'accord sur la nécessité, en lecture publique, comme en d'autres domaines, de la décentralisation, à commencer par ceux qui, non parisiens, travaillaient déjà avec les collectivités, organiquement (BM), ou par contacts quotidiens obligés (BCP). C'était donc écraser une mouche avec un missile Hadès.
Par ailleurs, et l'auteur de ces lignes est particulièrement concerné, les collègues volontaires pour la mise en place des 17 nouvelles BCP savaient d'entrée qu'ils n'avaient plus que quatre années à passer dans le chaud giron du ministère de la Culture et avaient donc pris leur décision, qui pour certains était courageuse, en toute connaissance de cause.
Des procès d'intention on passa aux actes et, là, on assista à de curieuses pratiques.
Où l'on voit la Gironde bien loin de l'autogestion
Un certain nombre d'actes concrets laisse perplexes tous ceux qui s'attendaient à voir une certaine cohérence entre le dit et le fait.
L'informatisation d'abord. Passant outre à la liberté de choix des collectivités et des établissements qui pouvait être induite par l'hétérogénéité des situations locales, on mettait sur pied un projet centralisateur contraignant et concurrent de systèmes déjà existants en faisant, des 17 nouvelles BCP, qui se voyaient même - au début - intimer l'ordre de ne pas prêter avant leur informatisation aboutie, les cobayes de l'opération. Sept ans après, la faillite de LIBRA était consommée et depuis belle lurette les collègues des BCP avaient commencé à prêter ! J'aime mieux ne rien dire sur le coût de l'opération en matériel obsolète, contrats de maintenance n'ayant servi à rien, stocks de listings et autres étiquettes à code-barre qui jaunissent encore dans les cartons. Quant aux collectivités qui en étaient arrivées à s'équiper en terminaux portables... !
La présence en région, ensuite. La Direction du livre ne possédait pas, au niveau des Directions régionales des affaires culturelles (DRAC), de conseillers sectoriels comme la Direction du théâtre ou de la musique. Il y avait bien des inspecteurs généraux, mais trop peu nombreux et dépendant du ministère concurrent. Il fut donc décidé de créer des « chargés de mission pour le livre et la lecture » qui allaient devenir « conseillers techniques » par la suite sans pouvoir hiérarchique sur les chefs d'établissement. Les premières nominations se firent dans des conditions pour le moins peu respectueuses des règles statutaires de recrutement dans la fonction publique et syndicalement peu autogestionnaires, à moins qu'on entende par cet adjectif « cooptatif ». Beaucoup de ces « conseillers » s'intéressaient à la profession depuis très peu de temps. Etait-ce cette fraîcheur d'esprit qui leur valait compétence ? Cela dit, toute institution cherchant à justifier son être, et en particulier lorsqu'elle est au berceau, ces conseillers, qui étaient un peu là pour ça, prirent leurs marques en écrasant quelques orteils. La chasse aux dinosaures était ouverte, comprenez la mise au pas des conservateurs suspects d'apathie, de routine, de « corporatisme » et de schizophrénie professionnelle.
Le garde-fou d'origine qui les excluait de toute intrusion dans le déroulement des carrières ne tint pas longtemps et l'on vit certains d'entre eux, sollicités d'ailleurs en cela par la DLL, présider aux mutations et aux recrutements dans les bibliothèques municipales, intervenir parfois dans les centres de formation directement ou indirectement par budgets interposés, le comble étant atteint quand, missionnés par les DRAC, ils en vinrent à donner leur avis sur les montants des primes à accorder au personnel scientifique au mépris total du droit de notation des inspecteurs généraux et des élus locaux, ce qui était là encore la marque indéniable d'une volonté décentralisatrice.
Il manquait aux conseillers une administration propre. Ni la DLL ni la Direction de l'administration générale et de l'environnement culturel (DAGEC) n'étant prêtes à leur créer des postes au sein des DRAC, ils finirent par faire ce que leurs collègues du Théâtre, de la Musique ou du Patrimoine faisaient depuis longtemps : se doter d'associations « faux-nez ». Ainsi certaines associations de coopération, qui auraient dû naître de l'expression originale des collectivités, des établissements, des usagers, furent-elles, dès l'origine, des créations ex-nihilo des représentants de l'Etat avec, à leur tête, des responsables auto-proclamés ou sélectionnés suivant les mêmes critères « transparents » et « démocratiques » que les conseillers.
Choyées par Paris, richement dotées en crédits et en personnel, elles finirent par devenir le contraire de ce qu'elles devaient être : des délégations régionales de la Direction du livre avec certains pouvoirs régaliens comme celui d'assurer la formation décentralisée des personnels ou de négocier avec les collectivités locales l'informatisation de leurs établissements (avec LIERA, cadeau empoisonné s'il en fut). Les excès furent tels que la DLL dut procéder à des audits et annoncer des mesures budgétaires restrictives.
Enfin, « last but not least », lesdites associations de coopération en arrivèrent même par scissiparité à donner naissance à des associations-relais spécialisées. Comme quoi le mode associatif n'est pas forcément le moins coûteux. Il ne s'agit d'ailleurs pas de condamner toutes ces associations. Certaines font du bon travail et rendent des services effectifs, mais le principe et sa logique sont dangereux et l'on entend déjà des voix s'élever pour réclamer la transformation des établissements eux-mêmes sous une forme associative comme cela se fait déjà dans d'autres pays d'Europe occidentale, Bénélux par exemple.
Autre domaine où les actes contredisent les intentions affichées : la construction de BCP. S'il est bon et souhaitable que l'Etat ait voulu garder la maîtrise d'ouvrage des BCP, compte tenu de l'importance des normes techniques à respecter - encore qu'en fixant des cahiers des charges précis on puisse arriver aux mêmes résultats -, il est totalement incompréhensible qu'on se refuse à discuter de l'intérêt réel d'une centrale importante dans une métropole régionale où la première commune « desservable » se trouve à plusieurs kilomètres de banlieues urbanisées, par rapport à celui d'antennes plus petites, moins imposantes, mais plus près de leur public potentiel et donc plus fonctionnelles !
On renforce ainsi une tendance paradoxale mais effective, dans certains départements importants, à un centralisme de chef-lieu, et l'on fait perdurer un des défauts de l'ancienne administration « jacobine » d'antan qui ne jurait que par des centrales de prestige.
Enfin il faut bien dire que les collègues d'Etat conservateurs en BMC, conservateurs, bibliothécaires et magasiniers en BCP n'ont pas eu l'impression ces sept dernières années de bénéficier de l'appui et de l'estime qu'ils pensent avoir mérités. Des déclarations du Colloque d'Hénin-Beaumont aux sous-entendus du Rapport Beghain, ils ont plutôt eu l'impression d'une sorte d'acharnement dans l'hostilité de la part de leur Direction. Est-ce la rancune de n'avoir pu mettre la main sur les personnels en faisant éclater les corps communs aux deux ministères ? Est-ce, alors que l'époque pratique volontiers le masochisme, le dépit de constater qu'il y avait encore des pôles de résistance à l'idéologie du renoncement et de l'autodépréciation ? Je n'en sais rien, mais il est tout aussi curieux de constater que, dans ce domaine comme dans d'autres, les hommes et les femmes de terrain se voyaient sermonnés par des gens qui avaient fait la plus grande partie de leur carrière à l'Administration centrale ou dans des établissements parisiens.
Du psychodrame parisien aux réalités locales
L'attitude de la DLL était d'autant moins compréhensible que, sur le terrain, la décentralisation a été plutôt bien vécue et s'est souvent traduite par des améliorations notables tant au niveau des budgets qu'au niveau des moyens en personnel qu'un maintien dans le giron de l'Etat n'aurait sûrement pas permis. Il est vrai que je parle surtout ici des BCP mais, pour les BM, c'était déjà la règle.
Les départements découvraient souvent un service culturel performant aux préoccupations réalistes et concrètes, ce qui en matière de culture n'est pas évident, touchant un public rural surreprésenté dans les conseils généraux et « voyant », par ses modes de fonctionnement. Les peintres en lettres et autres créateurs de logos n'ont pas chômé en 1986. L'appartenance à une administration locale dotée en fait de plus d'argent et de responsabilités que les régions faisait contrepoids au pouvoir des DRAC et de leurs conseillers pour le livre et la lecture et les rendaient moins dépendants de ceux-ci. Enfin la coopération devenait naturelle et presqu'organique avec d'autres services départementaux proches, comme les Archives, ou plus lointains de prime abord dans leurs missions, comme les services d'action sociale, d'aménagement rural ou de tourisme.
Les conflits furent rares, à ma connaissance, ou s'estompèrent avec le temps là où ils étaient inévitables au départ, grâce, la DLL serait bien avisée de le reconnaître, à la capacité de négociations et d'adaptation au terrain des collègues.
Ne voulant d'ailleurs pas accabler la DLL par mes critiques, je dois reconnaître qu'elle a agi habilement sur un point capital: les créations d'emploi par les mesures incitatives qu'elle prit entre 1983 et 1986 et qui permirent des recrutements massifs. Il est vrai qu'en même temps on assistait certaines années à des gels de poste suivis de suppressions d'emplois d'Etat.
Je voudrais conclure cet article « d'humeur » en soulignant ce qui me paraît le plus important. Loin d'apparaître comme un carcan, le rapprochement des établissements de leur tutelle s'est traduit pour la plupart des collègues par une impression d'autonomie et de plus grande responsabilité avec toutefois un risque, celui du cloisonnement vis-à-vis des autres établissements, et une tentation, celle de considérer ses problèmes comme ne pouvant être réglés qu'à son niveau.
Il reste que de toute manière on est loin de l'angoisse existentielle ou de la frilosité schizophrénique que la Direction du livre semblait avoir décelées chez les bibliothécaires.
janvier 1990