L'aBC du métier
Massin
ISBN 2-11-080944-2 (broché : 450 F), ISBN 2-11-080956-6 (relié pleine peau)
Pour le livre, l'après-guerre et les années 50 furent une période de profond renouvellement. Après les privations et les interdits de l'Occupation se constitua en quelques années un groupe de jeunes gens qui, s'ils n'inventèrent pas le « maquettisme », donnèrent à la création graphique appliquée aux livres un élan et une invention tels, qu'on eut l'impression de briser tout d'un coup avec le passé. Comme certains de ces jeunes Turcs sont encore en activité, même s'ils se sont bien assagis, comme ils ont aussi beaucoup essaimé, leurs créations nous paraissent encore familières. Ce qui les précéda (et qui put se poursuivre parallèlement à leurs travaux jusqu'aux années 60), nous semble maintenant, comme Massin l'écrit souvent, « obsolète ». Certaines couvertures de livres de poche que nous avons eues en mains il y a seulement vingt ans, nous les voyons aujourd'hui d'un autre œil. Elles appartiennent aux nostalgies d'un passé que l'on n'imaginait pas si proche. On les redécouvre subitement datées.
Par contre les couvertures, les « déroulements », les pages de titre et de garde des livres où la génération de Massin faisait éclater son talent, malgré leur diversité, donnent l'impression d'avoir été vus la veille à l'étalage d'un libraire. Pourtant nous savons que c'est impossible : de tels livres ne se font plus, ils n'ont même jamais été en librairie. Ils appartenaient en effet à cette catégorie relativement décriée de nos jours des « livres de clubs ».
C'était l'époque où Jacques Darche et Jacques Daniel travaillaient au Club français du livre. Pierre Faucheux y régnait en maître. Massin, dès 1948, y entra aussi, puis il s'attacha au Club du meilleur livre. Pendant dix ans, tout (ou presque tout) ce qui modifia l'approche de l'objet-livre par ses lecteurs s'élabora là et aux alentours, pour des textes qui n'étaient pas strictement contemporains. Il s'agissait en effet d'offrir à un public très large des éditions nouvelles de classiques ou de modernes relativement célèbres, de constituer en somme la bibliothèque d'une nouvelle classe de lecteurs. Comme à chaque fois que les circonstances d'un tel renouvellement se sont présentées, la physique du livre s'en trouva modifiée.
Donner à lire
Le propos de Massin était-il d'écrire l'histoire de cette expérience, ou même, plus largement, celle de la mise en forme du livre depuis quarante ans ? Le titre est celui d'un manuel, ce qu'il n'est certes pas. La dernière page nous révèle une intention testamentaire, on reconnaîtra que c'est un peu tôt. Si l'on ne sent pas très bien à la lecture sur quel terrain l'auteur a voulu se placer, la mise en pages et l'iconographie extrêmement abondante qui est déployée ne laissent pas de doute sur l'une des intentions de l'auteur. L'œil y est constamment requis d'acquiescer à l'évidence d'un bouleversement graphique que les légendes des illustrations datent pas à pas. Dans l'un des chapitres, De la typographie des œuvres dramatiques, le texte plus descriptif, plus serré aussi qu'à l'ordinaire, est illustré de manière tellement dynamique que le propos acquiert la force d'une véritable démonstration.
Serait-ce donc une sorte de manifeste, une profession de foi, la preuve par l'image mise en pages de l'importance du métier ? Lequel ? Mais le plus beau, celui qu'il n'est même pas besoin de préciser. Celui que, petit garçon, Massin préparait déjà sans s'en rendre compte, quelque part du côté de Chartres, émerveillé du graphisme des plaques émaillées du bouillon Kub, ou de Byrrh, gêné par le dessin du g de Peugeot au point qu'il n'acheta jamais une automobile de cette marque...
Un métier qui vint de soi, mais dont la désignation n'est pas facile. Massin le nomme rarement : maquettiste revient de temps en temps, parfois graphiste, ce que refusent d'être certains de ses confrères, voire créateur, en toute modestie... Finalement, la fonction de directeur artistique, que Massin occupa de 1957 à 1979 chez Gallimard, est celle qui semble avoir ses préférences : conduire vers ses lecteurs les livres et les collections d'un éditeur par l'appel du regard, le plaisir de les avoir en main, le confort de la lecture, jusqu'au désir de les garder après les avoir lus, voilà bien le métier. Plusieurs fois cependant, on sent bien que même cette situation privilégiée à la charnière du littéraire et du commercial n'est pas encore, exactement, ce qu'il souhaite : lors d'un entretien sur la genèse de la collection « Folio », il déborde largement de ses attributions... Donner à lire, comme il intitule l'un de ces chapitres, est-ce une devise de maquettiste ou, plutôt, celle que devrait se donner tout véritable éditeur? Il y a dans cette manière d'autobiographie une part d'aveu, la manifestation d'une ambition qui prit ses racines dans l'enfance, trouva très vite, auprès de Robert Carlier et dans l'admiration de Faucheux, le terrain de tous les jeux, de toutes les expériences, les prolongea hors des Clubs dans l'édition plus traditionnelle, avant de s'épanouir pendant vingt ans chez Gallimard.
Conseils pratiques aux débutants
Une moitié du livre nous conte d'abord cette carrière présentée sous la forme d'un destin. De l'un à l'autre des chapitres, la voix change : l'enfance est traitée avec l'intention de tout montrer selon le prisme d'une passion. C'est la partie la mieux venue. Après un peu de journalisme, la rencontre de Céline au Danemark, nous voici fin 1949, au moment de la première maquette, celle d'un Rimbaud pour lé Club français du livre de Robert Carlier. Pour ce nouveau chapitre foisonnant d'images, le texte prend la forme de l'entretien, plus rapide et plus souple. Mille choses auraient pu être dites qui sont seulement suggérées, par pudeur sans doute, par respect aussi pour la part que prirent dans cet élan des rivaux qui furent aussi des compagnons. Revenant à l'édition plus traditionnelle, le récit change à nouveau d'allure, se morcèle, est coupé d'incises, se complète enfin d'un long appendice, composé en plus petit corps pour ne pas trop déséquilibrer l'ouvrage. Il est intitulé, et c'est trompeur, « Conseils pratiques aux débutants ».
De la couverture à l'illustration, les diverses parties du livre y sont systématiquement abordées, mais en glissant peu à peu de l'exposé méthodique à des prises de position assez discutables lorsque Massin aborde des domaines où il ne se reconnaît lui-même guère de compétence. Ainsi, après le passionnant chapitre sur la typographie des œuvres dramatiques, on rencontre dans celui consacré aux livres illustrés, à la reliure, des poncifs, du parti-pris, de l'ignorance, dont l'auteur, d'entrée de jeu, a l'honnêteté de nous avertir, mais qui déçoit néanmoins. A vouloir tout aborder, craignant sans doute de laisser de côté tel ou tel domaine, le projet initial très personnel qu'on devine au début du livre s'effiloche ainsi progressivement. L'organisation de l'ouvrage s'en ressent, l'impression générale se brouille. Le dernier chapitre sur la photographie n'est pas fait pour clarifier les choses.
Massin, il le dit, a vécu ces années de manière si intense qu'on ne pouvait lui demander de nous les restituer à froid. C'eût été appauvrir ce livre. On regrettera cependant qu'au lieu de s'en tenir à une direction ferme, à un ton constant, il ait choisi, apparemment en cours de route, de bifurquer vers une autre voie que celle dans laquelle il s'était d'abord engagé. Que cette critique assez formelle n'éloigne cependant pas de cet ouvrage ses lecteurs : très beau, évidemment informé quand il traite de la profession, souvent passionnant, l'ABC du métier leur apprendra beaucoup. Ceux qui, comme moi, le reposeront légèrement insatisfaits n'en souhaiteront que plus intensément une suite, un complément, une reprise... Jusqu'à ce qu'il soit trop tard, un testament n'est jamais définitif.