Sale quart d'heure ou bon moment ?
La lecture des adolescents
François de Singly
Enquête sur le temps de lecture dominical des collégiens de 12 ans. Ce qui sépare les petits lecteurs des grands, c'est non seulement l'amour de la lecture mais aussi l'amour de l'école. Pour les faibles lecteurs, qui doivent faire preuve d'application et de sérieux, lire est une contrainte qui rappelle l'institution scolaire. Paradoxalement, c'est grâce à cette institution qu'ils lisent et ils ne lisent guère en dehors d'elle. Les adolescents qui consacrent plus de temps à la lecture, grâce à un environnement sociofamilial souvent plus favorable, doivent apprendre à maîtriser le temps. Leur lecture s'insère dans un ensemble éducatif organisé qui ne laisse aucune place à l'inactivité. Le temps qui reste " libre " après les activités scolaires, artistiques et sportives de groupe s'offre tout naturellement à la lecture. Pas plus que les petits lecteurs, les grands lecteurs n'ont de compétence livresque. Les uns et les autres se différencient moins par le rapport qu'ils ont aux livres que par leur volume de lecture : " L'intérêt précéderait la compétence ".
Inquiry on sunday reading time of twelve years old pupils. Not only love for reading but also love for school separates " little readers " from " great " ones. For weak readers, who have to work hard at it, reading is a constraint which reminds school. Paradoxically, they read because of this institution, and do but little besides it. Adolescents who devote more time to reading, often because of a social and familial environment more favorable, have to learn to master their time. For them, reading is inserted in an organized educational set which allows no place for idling. Spare time after school, arts and sports activities is naturally devoted to reading. As well as " little readers ", " great " ones have no book competence. The first differ less from the others by their relation to books than by the quantity of books they read: " Interest seems to preceed competence ".
Les services publics, notamment ceux qui s'occupent de biens culturels, partent souvent du présupposé selon lequel ces produits devraient, par nature en quelque sorte, s'imposer à tous (1). Le règne de la culture ne devrait pas connaître de frontières, si certaines conditions sociales - l'abêtissement par le travail ou la télévision, par exemple -ne venaient poser des bornes provisoires. Dans cette perspective, contrairement aux biens vendus par les entreprises privées, la connaissance des clients potentiels n'est pas un préalable. Pour ne prendre qu'un exemple, le rapport d'Isabelle Jan sur Les livres pour la jeunesse (2) fait une plus grande place, dans la partie « Le Livre lu », aux libraires et aux bibliothécaires qu'à la description serrée des pratiques de lecture des jeunes. C'est un peu comme si une analyse de la crise de l'Eglise reposait davantage sur les représentations des prêtres et des évêques que sur les comportements des pratiquants et des anciens pratiquants.
La décision de créer ou de renforcer tel ou tel équipement culturel - implanter une nouvelle bibliothèque - est rarement prise après une étude de marché. Rien n'interdit - et les bibliothécaires peuvent être aisément appelés comme témoins (3) - de promouvoir, par certaines décisions - aménagement des horaires, de l'espace, plus grande diversification des produits -, une politique de diffusion et d'accroissement de la satisfaction, mais le contrôle du bien-fondé de ce choix sera effectué uniquement a posteriori.
Une expertise sociologique
L'enquête sociologique par questionnaire présente quelques atouts pour soutenir a priori de tels projets en donnant des outils de connaissance du terrain à explorer. Ce type d'investigation n'est pas un instrument idéal de compréhension de la logique des individus 1, mais reste la seule manière de faire pour disposer des points de repère nécessaires afin de prendre des décisions ou d'énoncer des propositions concernant la pratique considérée. Son registre est celui de l'expertise qui décrit la diversité d'une population de référence, pour que les objectifs et les moyens d'une politique soient le plus possible cohérents, et non celui de la dénonciation (même si certains sociologues en font usage) .
Les budgets étant toujours limités, remplir les rayons avec tel ou tel type de livres peut avoir pour effet ou bien de conserver les plus forts lecteurs ou bien d'attirer les plus faibles : autant le faire en connaissance de cause. Le savoir dérivé d'une enquête quantitative se distingue du savoir des acteurs - en l'occurrence, les bibliothécaires - par deux traits : premièrement, l'enquête peut porter sur l'ensemble de la population visée, alors que, par principe, les bibliothécaires connaissent surtout les usagers de leurs services ; deuxièmement, l'enquête croise des « choses connues » - par exemple, le groupe des lecteurs assidus de science-fiction, les dévoreurs de livres - avec des renseignements souvent mal connus - par exemple, le milieu social, le rapport aux autres pratiques et aux institutions - et obtient, par ces rapprochements, un effet de connaissance (cf. encadré).
La présente expertise étudie la lecture des jeunes de douze ans, âge auquel ils ne veulent pas paraître dépendants de l'autorité parentale. La lecture devient de plus en plus autonome, même si les prescriptions parentales n'ont pas disparu. C'est donc une période idéale pour établir un premier bilan de la socialisation. 1033 jeunes ont été interrogés, ainsi que leurs mères.
L'investissement temporel dans la lecture
Pour objectiver la pratique de lecture, pour révéler certains des facteurs qui la déterminent ou y sont associés, il faut tout d'abord retenir un critère qui approchera au mieux cette activité. Le choix est restreint. Les économistes sélectionnent le coût économique, les sociologues préfèrent le volume de lecture défini par le nombre de livres lus ou le temps passé à lire. Ce sont les investissements temporels qui servent ici d'indicateur parce que le nombre de livres lus apparaît plus ambigu - il suppose une équivalence entre un livre documentaire et un roman, par exemple - et parce qu'il gomme les différences dans l'appropriation des livres, notamment le rythme 2.
Les obligations scolaires étant plus fortes en semaine, on a retenu le temps habituel de lecture de « livres » le dimanche 3. Cet investissement temporel est découpé en quatre catégories : un quart d'heure ou moins ; entre un quart d'heure et une demi-heure ; entre une demi-heure et une heure ; une heure et plus 4. Du présent traitement, ont été exclus les jeunes qui ne lisent pas le dimanche 5, dans la mesure où l'expertise vise à décrire les petits lecteurs en opposition aux plus grands lecteurs, et ainsi à repérer la variation des investissements dans la lecture au début de l'adolescence. Quelles sont les caractéristiques de ces jeunes qui, sans rejeter complètement les livres, lisent peu, et celles des jeunes qui adorent lire ?
Une contrainte
La lecture relève du domaine des activités de loisirs, elle exige donc que sa pratique soit agréable. Elle doit être « plaisir ». Or les petits lecteurs ont davantage que les autres le sentiment de lire contraints et forcés. Leurs déclarations de plaisir sont deux fois moins nombreuses que celles des gros lecteurs. Ils estiment que « c'est la faute à » l'école ou à la famille s'ils lisent. On leur demande de lire, ils le font, mais sans en tirer une grande satisfaction. Ils ne sont pas comme ceux qui lisent un peu plus, malheureux au début et satisfaits à la fin.
Un petit lecteur sur dix, six grands lecteurs sur dix aiment beaucoup lire. Entre un quart d'heure et une heure, c'est un amour modéré qui l'emporte, avec la modalité « assez » ; en-dessous, le « un peu » ou le « pas du dout » deviennent majoritaires. La durée de l'investissement dans la lecture est fortement associée à l'intensité de l'amour. Autre indicateur du rapport à la lecture pour les douze ans, la place de cette activité dans la hiérarchie des activités préférées : 3 % des petits lecteurs et 42 % des grands lecteurs classent cette pratique en première ou seconde position (sur neuf possibles) ; 14 % des premiers et 1 % des seconds osent même, dans le cadre d'une enquête favorisant plutôt les bonnes réponses culturelles (4), avouer que l'activité qu'ils aiment le moins est la lecture.
La lecture n'est pas l'équivalent de la peinture, activité également peu aimée (cf. annexe I). C'est une pratique culturelle qui est considérée comme nécessaire. Les mères des petits lecteurs, malgré leur faible niveau de lecture, estiment, dans 88 % des cas, que leurs enfants devraient ouvrir davantage de livres. Pour elles, cette fréquentation donnerait de bonnes bases de français. Quant au plaisir, elles ne se font guère d'illusion, un quart seulement l'indique comme un apport de la lecture, contre deux cinquièmes des mères des grands lecteurs.
Lire est un devoir qui doit prendre les apparences du plaisir et de la spontanéité. Pourtant seul un rapport satisfaisant peut déclencher et renforcer la pratique. Impossible de lire beaucoup à douze ans en vivant la lecture sous le mode de la contrainte. La logique de l'entraînement ascétique - qui peut s'appliquer au sport ou à la maîtrise d'un instrument de musique - ne s'applique pas au monde de la lecture. Le fonctionnement selon le principe de plaisir - que renforcent encore un certain nombre de personnes ou d'institutions 6 - a pour effet d'exclure encore davantage les jeunes pour qui lire n'est en rien associé à cette satisfaction. Ces derniers connaissent le principe sans pouvoir le mettre suffisamment en œuvre. Aussi le vivent-ils davantage sous le mode d'une injonction paradoxale:« Prends de la peine à être heureux en lisant ».
Un produit scolaire
Le quart d'heure consacré à la lecture le dimanche par les petits lecteurs est trop court aux yeux des parents, mais paraît pourtant trop long aux enfants. Pour un certain nombre d'entre eux, c'est tout simplement parce que la lecture comme technique n'est pas intériorisée. Un sixième reconnaissent qu'ils mettent encore le doigt sur la ligne pour ne pas perdre le fil de l'histoire, un tiers qu'ils ont eu des difficultés à apprendre à lire. Mais cela n'explique pas tout ; pour les autres petits lecteurs, l'énigme de l'écrit demeure. Ils ne comprennent pas comment le plaisir peut naître là où ils doivent surtout faire preuve de sérieux et d'application.
La distance à l'école explique pour une grande part leur distance au livre, et réciproquement. Les petits lecteurs ont du mal à suivre le rythme imposé par l'institution scolaire : deux fois plus d'élèves en retard parmi eux que parmi les grands lecteurs. L'étiquette « bon élève » est attribuée nettement plus souvent - 30 points d'écart-, par les mères, aux jeunes qui investissent dans les livres qu'aux jeunes sensibles à d'autres loisirs.
Cette relation entre goût pour la lecture et réussite à l'école est particulièrement forte en « français » : les petits lecteurs s'estiment moyens ou mauvais (52 %) ; les grands, bons ou très bons (67%). Les premiers reçoivent beaucoup moins souvent que les seconds l'étiquette d' « intellectuel », et une prédiction d'études longues. Le passé, le présent et l'avenir scolaires sont beaucoup plus sombres pour ceux qui investissent peu dans la lecture. La maîtrise de l'écrit reste un atout décisif puisque, lorsqu'il manque dans le jeu du jeune adolescent, ses chances de gagner une bonne dot scolaire - au moins une licence - sont faibles : deux fois sur cinq, contre deux chances sur trois pour les grands lecteurs.
Ce qui sépare les petits et les grands lecteurs, c'est non seulement l'amour de la lecture, mais donc aussi l'amour de l'école (cf. annexe II) : 39 % de ceux qui investissent un quart d'heure et 15 % de ceux qui investissent une heure dans la lecture aiment peu ou pas du tout la classe. Ce cercle qui réunit rejet de l'école et refus du livre n'est pas aisé à briser par une politique de la lecture, puisque les petits lecteurs lisent plus que les autres grâce à l'institution scolaire : premièrement, le poids du conseil des professeurs dans les raisons d'acheter ou d'emprunter le dernier livre lu augmente lorsque le temps de lecture dominical diminue; deuxièmement, l'usage de la bibliothèque scolaire croît aussi dans le même sens. Inversement, le recours à une bibliothèque non scolaire diminue : un septième des derniers livres lus dans le cas des petits lecteurs et un tiers dans le cas des grands lecteurs. Les jeunes qui investissent peu fréquentent peu une bibliothèque hors du cadre scolaire.
On perçoit ainsi le dilemme pour rapprocher les livres des collégiens les moins sensibles à cette activité : soit la croissance d'une offre extra-scolaire qui risque de ne pas les atteindre, ces espaces ne les attirant pas, soit le développement des bibliothèques scolaires qui renforce l'association entre l'école et la lecture, entre le travail et le livre. Le registre du plaisir auquel la lecture renvoie devrait logiquement conduire à développer les espaces non scolaires d'approvisionnement mais la concurrence des autres loisirs, plus satisfaisants, freine l'attraction des bibliothèques municipales pour les petits lecteurs. Tout autre choix conduit à dissocier encore plus la pratique de la représentation sociale de sa « bonne forme ».
Un environnement moins culturel
Les collégiens à qui la maîtrise de la lecture rapporte le plus en rétributions scolaires vivent davantage que les autres ces investissements sous le mode de la gratuité. Le modèle du plaisir de lire transforme la vérité sociale de la pratique et accroît ainsi les avantages culturels associés à cette activité. Pour adopter ce modèle, il faut avoir vécu dès lé départ dans un environnement familial qui crée le besoin de lire, c'est-à-dire qui produit une intériorisation précoce des contraintes. Inversement, les petits lecteurs ont des parents beaucoup moins sensibles à la lecture : les trois quarts des mères lisent au maximum un livre par mois, contre deux cinquièmes des mères des grands lecteurs 7 (cf. tabl. 1).
Les livres traînent peu à la maison, et ils proviennent rarement d'une bibliothèque, les mères s'y inscrivant peu 8. Ces dernières voudraient bien que leurs enfants lisent davantage et les incitent autant que les autres mères à le faire. Mais cela ne suffit pas. Elles sont moins nombreuses à surveiller les lectures 9 et à en parler avec leurs jeunes adolescents. Le nombre de celles qui incitent régulièrement leur enfant à lire est inférieur de vingt-neuf points au nombre de celles qui estiment insuffisante la lecture enfantine ; pour les mères de grands lecteurs, l'écart de même amplitude s'inverse (cf. annexe III).
Les mères des faibles amateurs de livres ne garantissent pas à ceux-ci une stimulation culturelle importante. Elles ont un niveau de compétence sur la littérature enfantine assez restreint: 41 % déclarent connaître au plus quatre noms de collections de livres pour jeunes, quand il y en a 20 % pour les mères des grands lecteurs. Par exemple, la collection Castor Poche est citée deux fois moins par le premier groupe que par le second.
A la différence d'autres plaisirs, la lecture exige un support culturel. Les faibles consommateurs de livres ont des parents qui vont peu au musée, et qui sont moins diplômés que les autres : 70 % des mères de petits lecteurs et 38 % des mères des grands lecteurs n'ont pas le baccalauréat ; 18 % des pères des premiers et 35 % des pères des seconds ont au moins une licence. Les différences sociales sont, elles aussi, importantes : le poids des classes supérieures passe de 23 % à 41 % et, inversement, celui des classes populaires de 47 % à 27 % lorsque le temps de lecture dominicale croît de quinze à soixante minutes. Pas de surprise : avoir des parents bien dotés socialement ou culturellement facilite l'accès au plaisir de lire. Plus précisément, les chances qu'a un jeune de consacrer beaucoup de temps à la lecture varie selon la position sociale du père.
A l'intérieur de chaque classe, les fractions intellectuelles dépassent les autres fractions, sans pour autant justifier un regroupement des familles d'instituteurs et de professeurs 10, surtout lorsqu'on considère la profession de la mère (cf. tabl. 2).
La présence d'une mère professeur est la plus efficace dans la formation du besoin de lire. Les jeunes qui ont à leur disposition une mère qui fréquente, comme eux, le collège, hésitent beaucoup moins à consacrer du temps à la lecture, Les liens entre l'école et le livre sont plus intenses encore quand la mère circule entre les espaces domestique et scolaire.
Le père intervient également. En tous cas, dans les couples où la division du travail entre les conjoints est moins stricte, surtout dans l'aide scolaire, le volume de lecture des jeunes adolescents est plus grand. Inversement les petits lecteurs voient moins leur père jouer le rôle de répétiteur : 47 % de leurs mères et 35 % des mères de grands lecteurs assurent seules cette fonction. Ils sont par ailleurs partisans de la femme au foyer - 52 % contre 28 % des grands lecteurs.
D'autres éléments de l'ambiance familiale sont associés aux investissements des jeunes dans la lecture 11. La sensibilité à l'épanouissement correspond davantage aux familles où le livre occupe une grande place; le souhait (peu réaliste) de la réussite dans les études et l'apport de l'affection, davantage aux familles de petits lecteurs. Les parents de ces derniers considèrent l'obéissance comme une valeur « très importante ». Mais cette déclaration, qui pourrait apparaître comme une manifestation d'autoritarisme, se traduit par des degrés inégaux d'exigence. Les petits lecteurs ne sont pas obligés plus que les grands lecteurs à « manger de tout », à finir leur assiette, à mettre les mains sur la table. Ils peuvent autant que les autres manger quand ils veulent.
Vis-à-vis de la télévision, le libéralisme est même nettement plus développé : 32 % - contre 18 % des grands lecteurs - peuvent regarder quand ils le veulent la télévision. Pour le prêt de vêtements à des amis et pour le droit de donner son avis dans la conversation, la tendance s'inverse : les parents des grands lecteurs sont plus tolérants. L'amour de la lecture ne naît pas dans une ambiance en soi plus libérale. Les parents des grands lecteurs contrôlent l'accès à la télévision mais laissent, au contraire, « le pouvoir à la parole » et à l'expression.
Un goût pour les images
La coexistence entre télévision et livre n'est pas toujours pacifique. Certains parents - plutôt dans les familles de grands lecteurs -encouragent leurs enfants à ne pas regarder trop souvent ni trop longtemps les émissions de télévision.
Une heure quotidienne semble être le seuil à ne pas dépasser. Un cinquième des grands lecteurs et un tiers des petits lecteurs la regardent plus d'une heure par jour (cf. annexe IV).
Il s'agit soit de laisser faire, soit d'indiquer la place secondaire que doit occuper ce loisir (pour 12 % des grands lecteurs, il y a exclusion). Cette prescription est intériorisée puisque 20% des grands lecteurs et 37 % des petits lecteurs classent la télévision en première ou seconde position dans la hiérarchie de leurs préférences. Les grands lecteurs consomment les images avec plus de modération et moins d'ardeur. Au contraire, le score de la télévision dépasse treize fois celui de la lecture chez les petits lecteurs. La différenciation est grande, beaucoup plus qu'avec n'importe quel autre loisir. Les petits lecteurs accordent aussi plus de poids au fait de jouer avec des amis 12 et à la pratique du sport 13, les grands à la peinture, mais sans atteindre le clivage entre livre et télévision (cf. annexe I).
Un temps libre plus libre
L'explication spontanée d'une telle opposition renvoie à l'impossible extension du temps: le temps consacré à la télévision rogne sur celui qui pourrait l'être à la lecture, et réciproquement. C'est en réalité davantage une différenciation du rapport au temps qui sous-tend ce clivage.
Les grands lecteurs sont aussi ceux qui fréquentent le plus les ateliers de peinture, de musique, les groupes de jeunes, les clubs sportifs : 45 % d'entre eux et 30 % des petits lecteurs sont inscrits à deux activités au moins de ce type. Ils sont aussi moins nombreux à déclarer aimer ne rien faire. Le goût pour la lecture se développe dans un contexte éducatif où le temps ne doit pas être vacant, où il doit être au contraire explicitement géré. La sociabilité amicale doit s'intégrer dans le cadre d'activités organisées.
Ouvrir un livre serait l'équivalent d'allumer le poste de télévision, c'est-à-dire un passe-temps, mais dans un système de stricte régulation temporelle. Pour avoir le droit de ne rien faire - ni travail scolaire, ni activités artistiques ou sportives -, certains jeunes sont encouragés à prendre un livre, bonne manière, cultivée, de se détendre. Dans une telle perspective, les plaisirs peuvent être distingués : ceux qui n'apportent rien et ceux qui entretiennent la forme corporelle ou spirituelle. D'un côté, les plaisirs gratuits, de l'autre les plaisirs utiles. La lecture offre les apparences du loisir libre tout en conservant les avantages des loisirs organisés.. L'idéal est de parvenir à convaincre les enfants de ne pas gaspiller leur temps. Peut-être est-ce aussi pour cela, dans un autre registre, que les parents des grands lecteurs donnent plus souvent une somme fixe par mois d'argent de poche. Les jeunes doivent apprendre à maîtriser les flux monétaires comme les flux temporels.
Pour d'autres parents, le rapport au temps diffère, la coupure entre le temps de travail scolaire ou professionnel et le temps « libre » étant plus nette. A la limite, le temps de lire devrait être comptabilisé dans les horaires scolaires puisque sa fonction est de soutenir le français. Le temps non scolaire est géré plus librement par leurs enfants: qu'ils prennent le plaisir où bon leur semble, ce temps leur appartient. De nouveau, surgissent les difficultés du modèle de la lecture-plaisir. Lorsque la lecture n'est pas un plaisir - ce qui arrive plus souvent dans les familles populaires -, elle ne peut pas trouver sa place aisément dans la mesure où le temps libre est peu grignoté par les activités « éducatives ». Une autre résistance réside dans le fait que la lecture sous sa forme moderne est surtout un loisir individuel - dans sa chambre, dans son lit -, forme peu attractive pour ceux qui aiment le contact et refusent la solitude (5).
Le rejet du roman
Le couple « bandes dessinées-livres » ressemble au couple « télévision-livres ». A la question sur les préférences en matière de lecture, les petits lecteurs classent en première position les albums, les grands lecteurs, les romans (cf. annexe V).
Les ouvrages romanesques représentent la figure dominante de la lecture de livres, les bandes dessinées son envers ; les autres catégories jouent des rôles mineurs. Cependant, en regardant les deux premières préférences avouées, on s'aperçoit que les romans ne rencontrent guère de succès chez les petits lecteurs, mais que les bandes dessinées attirent aussi les grands lecteurs (cf. tabl. 3).
La supériorité du roman sur les bandes dessinées est de 16 points chez les grands lecteurs ; celle des bandes dessinées sur les romans, de 48 points chez les petits lecteurs. Le rejet du roman est plus grand que celui des bandes dessinées. Chez les jeunes de douze ans, la logique de la culture légitime impose sa reconnaissance sans parvenir à supprimer l'attraction de la forme rivale. Quel que soit leur niveau d'investissement dans les livres, un tiers des collégiens déclarent lire régulièrement des bandes dessinées. Un dixième des petits lecteurs et la moitié des grands lecteurs lisent régulièrement des romans. Le goût pour le roman n'exclut pas celui pour les bandes dessinées, la proposition inverse n'étant pas vraie.
L'appropriation régulière de revues ou de livres documentaires augmente avec le temps consacré le dimanche à la lecture, contrairement aux livres-jeux 14 et aux bandes dessinées. Le poids des jeunes qui déclarent ne jamais lire tel ou tel type d'ouvrages renforce ce constat: 5 % des grands lecteurs ne lisent pas de bandes dessinées et 39 % des petits lecteurs ne lisent pas de romans.
La nature des journaux lus donne une image synthétique des enjeux différentiels de la lecture. Les revues éducatives publiées par Bayard-Presse 15 et les revues sur la nature ou la science obtiennent un score élevé chez les grands lecteurs. Les journaux comme Mickey, Pif ont plus de succès chez les petits lecteurs, sans être pour autant rejetés par les autres (respectivement 68 % et 56 %). Les grands lecteurs élisent des revues qui ont un projet éducatif - ne serait-ce que celui de faire lire, avec Je bouquine, par exemple -, démontrant ainsi que leurs parents (qui les abonnent) n'oublient pas, au-delà de l'affirmation du plaisir de lire, la recherche de l'utilité. Ils s'inclinent d'autant plus facilement devant ce projet que ces revues sont habiles à déguiser la dimension éducative, mais ne refusent pas pour autant, lorsque l'occasion se présente, de lire les bandes dessinées, plus nombreuses, dans les autres journaux.
Les images conservent leur attrait, y compris auprès de ceux et de celles qui sont soumis et qui se soumettent le plus volontiers aux charmes de l'écriture. Si les grands lecteurs sont ainsi séduits, c'est soit parce que, contrairement à ce qu'affirment souvent les parents ou les éducateurs, un amour ne contrarie pas l'autre, soit parce que l'éducation à prétention culturelle est inachevée. L'attirance des images peut-elle se concilier avec celle du texte, ou marque-t-elle les limites provisoires d'un travail d'imposition pédagogique ? Même si la première raison est la bonne, on constate qu'à l'entrée dans l'adolescence, les jeunes qui lisent le plus adoptent assez peu l'attitude cultivée devant les livres.
Un faible degré de compétence livresque
Une série d'indices converge, en effet, pour montrer que les collégiens ont un degré assez faible de compétence livresque. La moitié des petits lecteurs et un tiers des grands ignorent l'éditeur ou la collection de leur dernier livre lu. Treize points seulement séparent les premiers et les seconds pour le repérage exact de ce livre - auteur, titre de l'ouvrage, éditeur ou collection. Trois cinquièmes des grands lecteurs n'ont pas acquis ce réflexe culturel qui autorise le cumul des connaissances et la circulation dans l'espace littéraire. Toujours pour le dernier livre lu, le score des collections Gallimard - les Folio - est de 9 % chez ceux qui lisent peu et de 11 % chez ceux qui lisent beaucoup !
Ces derniers peuvent visuellement dans une bibliothèque prendre de préférence un livre de telle ou telle collection, mais ils n'ont pas pour autant mémorisé son titre. L'effet collection est, semble-t-il, surestimé. A la question sur la collection préférée habituellement, les réponses ne sont pas centrées sur les collections phares des bibliothèques ou des librairies spécialisées pour la jeunesse (cf. tabl. 4).
L'écart de 54 (ou de 52) points entre la connaissance des mères des grands lecteurs et la préférence avouée de leurs collégiens pour les Folio ou les Castor Poche peut être pris comme indicateur de l'indifférence de ceux-ci vis-à-vis des marqueurs culturels. La compétence plus grande de leurs mères (comparativement à celle des mères de petits lecteurs) ne les incite guère à être sensibles à la « qualité » de la production, définie du point de vue de la légitimité culturelle. Bref, les grands lecteurs se distinguent moins des petits lecteurs par le rapport aux livres que par leur volume de lecture. C'est ainsi que les uns et les autres se ressemblent beaucoup pour les thèmes de lecture. Le seul point sur lequel les grands lecteurs diffèrent nettement des autres sont les romans policiers. Ce genre n'occupe pas pourtant une position très légitime dans l'espace de la lecture des adultes. Le clivage entre grands et petits lecteurs au moment de l'adolescence revêt donc un caractère spécifique qui dévoile un inachèvement de l'éducation culturelle pour tous.
Tout se passe comme si, dans la socialisation de la lecture, l'apprentissage s'opérait en plusieurs temps : d'abord celui du plaisir de lire associé au temps dévolu à cette activité, ensuite celui du rapport cultivé aux livres. L'intérêt précéderait la compétence, contrairement à certaines théories qui estiment les deux notions inséparables. Ce décalage temporel est également perceptible dans le rapport entre le nombre de ceux qui déclarent avoir lu tel ouvrage « classique » 16 et le nombre de ceux qui peuvent en indiquer l'auteur. Alors que les adultes cultivés - les bibliothécaires en étant les meilleurs représentants - peuvent aisément attribuer des noms d'auteurs à des livres qu'ils n'ont pas lus, les jeunes, quel que soit leur degré d'investissement dans la lecture, ne le peuvent pas. Prenons l'exemple de L'enfant et la rivière : 45 % des grands lecteurs l'ont lu, 30% indiquent Henri Bosco. Un tiers de ceux qui ont lu ce livre ne se souviennent plus de l'auteur ! C'est la même proportion que chez les petits lecteurs : 21 % ont lu L'enfant et la rivière, 15 % ont donné le nom juste de l'auteur 17.
L'auteur - comme le nom de la collection - ne forme pas un élément central dans la constitution de l'identité d'un livre. Ce dernier est choisi par un collégien pour de multiples raisons - pressions pédagogiques, conseil amical, présence sur un rayon de bibliothèque, « hasard » - au nombre desquelles ne figure pas, ou peu, une prescription venant de la connaissance du champ de la littérature.
La précocité de l'apprentissage des noms est-elle associée à la permanence de la lecture pendant l'adolescence ? Ceux qui ont lu et qui peuvent en même temps nommer ces livres seront-ils ceux qui maintiendront davantage leurs investissements dans cette activité ? Pour conserver son attraction, le plaisir de lire exige-t-il un accroissement progressif de la compétence 18 ? Si oui, peut-être est-il possible d'accélérer ce processus en privilégiant moins les références au plaisir et en se centrant davantage sur une pédagogie explicite du savoir-lire ? Rétablir cette dimension de la connaissance dans l'appropriation du livre devrait contribuer à soutenir la sociabillité autour du livre (6) en donnant une place plus grande à la communication dans les fonctions de la lecture. Un quart seulement des grands lecteurs (et 5 % des petits lecteurs) parlent régulièrement « livres » avec leurs amis ; un septième des premiers et plus de la moitié des seconds n'évoquent jamais ce sujet. Le silence tue la lecture. La rupture avec le langage émotionnel auquel renvoie le plaisir de lire s'impose pour que l'ensemble des enjeux de la pratique apparaissent mieux. Peut-être qu'ainsi les jeunes - et les adultes -confondront-ils moins souvent temps de lire et « sale quart d'heure ».