L'informatisation

Une épreuve salutaire

Catherine Vallet

L'informatisation est censée apporter une solution à bon nombre de problèmes ; mais pour l'instant, chacun semble plutôt occupé à résoudre, par ses propres moyens, les problèmes posés par l'informatisation elle-même. C'est du moins ce qui ressortait de deux journées d'études consacrées, l'une à l'informatisation des bibliothèques centrales de prêt (Moulins 1, 20-21 juin 1988), l'autre à celle des discothèques (Massy 2, 24 octobre 1988), mais organisées toutes deux autour d'expériences concrètes d'informatisation à partir de logiciels « clés en main ».

Des logiciels toujours plus performants et prometteurs ne cessent d'enrichir le marché des logiciels de gestion de bibliothèques. Cependant, certains produits dominants se sont peu à peu imposés (CLSI, Tobias (DATA-POINT), OPSYS, LIBRA-SYNORG 3, PAPRIKA (Décalog)...), que l'on retrouvait d'ailleurs présentés lors de chacune de ces deux manifestations. Cette maturité nouvelle du marché a permis la prise en compte de fonctionnalités bibliothéconomiques plus spécifiques, telles que le catalogage et l'indexation des documents sonores, ou encore le « prêt déporté » (BCP). Si l'on peut y voir un signe du poids nouvellement acquis par les bibliothèques en tant que marché potentiel, le rôle des clubs d'utilisateurs, souligné à plusieurs reprises, est également un facteur déterminant dans cette meilleure adéquation des services. Il est cependant clair qu'aucun « logiciel-miracle » ne saurait résoudre les problèmes souvent très divers inhérents à chaque type d'établissements et souvent variables de l'un à l'autre. Il faut donc choisir, et pour ce faire se fixer un objectif: une fois de plus, l'informatique intervient comme catalyseur en générant toute une série de réflexions, fort salutaires, sur des problèmes clés de gestion de l'information.

BCP : l'apprentissage de la liberté

En transférant la responsabilité des BCP aux conseils généraux, la décentralisation a introduit d'importants changements dans leur processus d'informatisation : depuis janvier 1986, elles se trouvent en effet plongées dans un contexte informatique local particulier, et si les opérations mises en route par l'Etat se poursuivent (l'achat de terminaux portables étant seul dû par les départements au titre des investissements), les conseils généraux sont entièrement libres de choisir le logiciel qui leur convient. Différents paramètres interviennent alors, tenant à la configuration informatique locale, mais aussi aux spécificités inhérentes à ce type d'établissement et surtout aux priorités retenues par chaque BCP.

Signes particuliers

Les bibliothèques centrales de prêt présentent, par rapport aux autres types de bibliothèques - mais également les unes par rapport aux autres - un certain nombre de traits spécifiques, qui ne sont pas sans effet sur leur informatisation tardive. Animant et coordonnant un réseau départemental de lecture publique, dont elle a pour tâche d'assurer la coordination, la BCP est un prestataire de services et n'entretient donc pas de rapport direct avec le public. Cette position de recours (d'intermédiaire) lui impose de privilégier une informatisation axée sur les échanges d'informations et la circulation des documents. La pratique de ce qu'on appelle en jargon professionnel le « prêt déporté » implique, ainsi que le rappelait Brigitte Braillon (BCP de l'Oise), une gestion des documents bien particulière : importance des fonds « hors les murs », délais de retour des documents plus longs qu'en bibliothèque municipale, alimentation des bibliobus, etc.

Oui à la concurrence...

Les logiciels les plus solides sur le marché français tentent désormais, pour la plupart, de répondre aux besoins spécifiques des BCP. Cette concurrence, salutaire pour les utilisateurs, remet en cause le quasi-monopole détenu pendant plusieurs années par le logiciel du ministère de la Culture.

Conçu par la DLL dans le but de permettre la gestion locale d'une bibliothèque publique ainsi que sa participation à un réseau bibliographique national et/ou régional, le système LIBRA a connu depuis sa création de nombreux avatars, qui ont tout particulièrement affecté les BCP où il avait été massivement implanté (une quarantaine de BCP ont accès au réseau bibliographique national et une quinzaine aux trois bases régionales 4). Gilles Lacroix (BCP de l'Essonne) se faisait l'écho des déceptions et inquiétudes des professionnels devant les insuffisances du système : absence du module très attendu de circulation dans LIBRA, dont le développement, stoppé en février 1988, est aujourd'hui entre les mains de la société Synorg, et surtout problèmes liés au réseau bibliographique en raison de l'abandon de Multics par Bull.

Il n'existe cependant pas de logiciel idéal et les bibliothécaires sont contraints de choisir parmi des produits qui présentent tous des possibilités techniques intéressantes. Comment ? En analysant leur bibliothèque, en mettant le doigt sur ses dysfonctionnements, en se fixant des objectifs précis... Le cahier des charges est à ce titre très précieux, ainsi que le soulignait Bertrand Calenge (BCP de Saône-et-Loire) : outil de travail et d'évaluation pour le professionnel, il est une base solide pour négocier une enveloppe budgétaire ou le choix d'un système avec les autorités de tutelle. De fait, les différentes expériences présentées lors de ces journées laissaient entendre qu'à côté de la politique informatique locale, les différentes priorités retenues pour chaque établissement étaient un facteur également déterminant. La BCP de la Somme a ainsi opté pour LIBRA-Synorg, capable de tourner sur le DPS7 du département, tandis que la BCP de Saône-et-Loire, privilégiant la recherche documentaire, optait pour la souplesse du logiciel CLSI, tout en se réservant un accès possible au réseau de catalogage partagé. L'informatisation d'une bibliothèque-relais était également présentée : Montrevel, bibliothèque de district du département de l'Ain regroupant 13 communes, s'est équipée avec OPSYS (très présent en Rhône-Alpes) dans le but de récupérer les notices de la BCP de l'Ain correspondant aux ouvrages reçus en dépôt.

La BCP peut être amenée à jouer un rôle dans une politique plus globale d'informatisation au niveau départemental. Une expérience pilote de réseau départemental informatisé a ainsi été lancée par le Conseil général de l'Allier : ce projet GRETA Nord-Allier d'aide à l'informatisation des petites communes rurales repose sur un certain nombre de contraintes, telles que le travail sur un même ensemble de matériel et l'appropriation du système par la collectivité.

...non à l'individualisme

L'accession des BCP à un marché de logiciels présente cependant le danger, souligné à plusieurs reprises au cours de ces journées, de voir la notion de réseau sérieusement compromise par la politique souvent très volontariste des collectivités territoriales de tutelle.

Le travail en réseau trouve sa première justification au niveau bibliographique : il permet de renforcer la fiabilité de l'information bibliographique, ainsi que le soulignait Francine Masson (bibliothèque de l'Ecole polytechnique), mais aussi d'alléger le travail de saisie grâce au catalogage partagé et à la récupération de notices. C'est dans ce but qu'a été mis en place un réseau bibliographique national hiérarchisé. La Base bibliographique nationale, gérée par le Centre national de coopération des bibliothèques publiques (CNCBP) de Massy, comporte à ce jour quelque 375 000 notices et le catalogage partagé résiduel est assuré par les établissements qui y sont connectés ; les bases régionales devraient à terme assurer l'ensemble des fontions locales de catalogage.

L'intérêt d'un réseau informatisé ne saurait cependant se limiter aux seuls avantages'du catalogage partagé. Avec la prise en charge progressive de la base au niveau régional, de nouveaux services apparaissent. NADAL, base régionale pour la région Midi-Pyrénées, propose par exemple à ses adhérents un service de messagerie. Il semble que l'on s'oriente à l'avenir vers des systèmes informatiques alliant la gestion locale et l'accès à un réseau national et/ou régional de bibliothèques ; des interfaces permettant l'échange de notices avec LIBRA ont ainsi été demandés à Tobias-DATAPOINT, CLSI, DOBIS-LIBIS et GEAC. Cette solution permettrait de maintenir l'équilibre nécessaire entre autonomie locale et cohérence générale d'un réseau

Discothèques : quel service pour quel public ?

Ce souci d'une politique cohérente en réseau n'était pas étranger aux discothécaires, réunis autour des problèmes de catalogage et d'indexation informatisés des documents sonores.

Faut-il tout dire...?

Les versions logiciels disposant d'un module vraiment adapté au traitement des documents sonores sont assez récentes et leurs performances encore difficiles à évaluer. Un utilisateur Tobias rappelait les raisons de ce retard : étroitesse du marché et surtout absence de normes de saisie. Une autre question, de fond, se pose également, qui tient au niveau de saisie des informations.

Les discothécaires se sentent divisés entre partisans de l'« écran-roman » et partisans de l'« écran-minimum ». De fait, quel discothécaire ne rêve pas de pouvoir retrouver dans son fonds toutes les interprétations de tel saxophoniste de génie, ou de pouvoir repérer rapidement le titre de l'album dans lequel est parue telle chanson ? Si la première préoccupation est bien spécifique aux documents sonores, qui se distinguent par la grande diversité des auteurs, la seconde concerne aussi les livres dans le cas des anthologies et recueils d'oeuvres...

Les possibilités offertes par la recherche documentaire informatisée incitent naturellement à porter dans les notices le maximum d'informations disponibles. Cependant, outre son incidence en temps de saisie, cette politique du maximum a des répercussions énormes sur la place occupée en mémoire par les notices de phonogrammes (environ deux fois supérieure à celle qu'occupe une notice bibliographique) et par conséquent, sur le prix de revient d'acquisition d'un disque ! D'où la nécessité de cibler au mieux son public, quitte à adapter le niveau de saisie des informations à chaque établissement. La saisie d'un maximum d'information se justifiera en effet pleinement dans de grands établissements spécialisés desservant un public de chercheurs et de spécialistes ; dans une section de lecture publique, elle risquera au contraire d'aboutir à une certaine démesure, les notices occupant un, voire plusieurs écrans (Minitel), et de dérouter l'usager par leur complexité.

Tout dépend des besoins réels des usagers, lesquels sont très divers et induisent différents comportements de recherche. Dans le premier cas, le plus simple, le lecteur va directement en rayon, sans consulter le fichier. Ce fichier (auteur-titre-sujet) est cependant consulté par de nombreux utilisateurs, mais reste bien trop insuffisant pour les demandes très pointues des chercheurs. Une solution raisonnable, adoptée à la Médiathèque d'Arles, consiste à renvoyer les chercheurs vers des banques de données spécialisées et de se contenter, pour le catalogue, de notices moyennes ; elle n'est pas forcément satisfaisante, et s'avère d'autant plus difficile à appliquer que l'on n'a pas encore défini le contenu d'une notice moyenne !

...et tout faire ?

La saisie de notices, même moyennes, implique cependant un investissement temps/personnel important ; cet investissement est d'autant plus difficile à gérer en discothèque qu'il ne peut être fractionné, comme c'est le cas pour les livres : impossibilité de faire du précatalogage ou d'échelonner les commandes, qui arrivent en bloc. D'où l'intérêt porté par les discothécaires à la récupération de notices. La proposition de la Phonothèque nationale de vendre ses notices, ou certaines zones de notices, a ainsi suscité un grand intérêt. L'avantage est évident pour le catalogage rétrospectif ; pour les nouveautés, il reste suspendu au rattrapage de son retard par la base LEDA. Une autre formule consiste à se connecter sur la Base bibliographique nationale, récemment ouverte aux documents sonores et riche de quelque 750 notices ; 500 autres notices créées par la Discothèque de France devraient y être prochainement reversées. Le champ traité se limite cependant aux variétés françaises, l'absence de doctrine en matière de titres uniformes empêchant encore le traitement des documents classiques. Un module de recherche mieux adapté aux documents sonores est actuellement à l'étude, qui devrait permettre l'interrogation par codes de support, d'instrumentation et de responsabilité.

Le travail en coopération implique le respect d'un certain nombre de règles communes de saisie et d'indexation des notices. La description des document sonores devrait être facilitée par la sortie prochaine d'un fascicule de documentation. Reste à définir les critères retenus pour une notice moyenne, laissés jusqu'à présent à l'appréciation des professionnels ; en l'absence de travaux de l'AFNOR, un groupe d'utilisateurs LIBRA a mis au point une notice moyenne type. L'indexation reste à résoudre ; aucune étude sur les listes d'autorité n'a pu encore aboutir. C'est l'indexation-matière qui pose les problèmes les plus complexes ; elle recouvre à la fois la définition de termes et de sujets musicaux permettant une recherche par titres uniformes, et la mise au point d'une classification adaptée prenant en compte les différents modes de recherche utilisés par les usagers.

Des besoins des utilisateurs aux problèmes de format, en passant par les exigences du réseau, le choix d'un logiciel de gestion de bibliothèque agit comme un véritable catalyseur, projetant sur l'existant un éclairage nouveau.

  1. (retour)↑  Ces journées d'études étaient organisées par la jeune Association des directeurs de bibliothèques centrales de prêt.
  2. (retour)↑  Due à l'initiative de l'Association des bibliothécaires français (sous-section des discothèques de prêt), cette journée a pu être réalisée grâce à la collaboration du Centre national de coopération des bibliothèques publiques (CNCBP) de Massy.
  3. (retour)↑  La convention du 6 mai 1988 entre le ministère de la Culture et la société Synorg place désormais le logiciel LIBRA sur un pied d'égalité avec les autres logiciels. Filiale de la Caisse des dépôts et consignations et leader auprès des collectivités locales depuis sa fusion avec le serveur G-CAM, la société Synorg a racheté le logiciel de gestion intégrée de bibliothèques développé par CISI, qui seul a droit désormais à l'appellation LIBRA. Implanté dans une quinzaine de bibliothèques (essentiellement municipales), LIBRA-Synorg doit être étendu aux BCP ; 24 sites BCP ont ainsi été commandés par l'Etat, selon quatre configurations variables en fonction de la taille des fonds.
  4. (retour)↑  Prévues dans le schéma directeur de 1985, ces trois bases mises en place progressivement par trois structures générales de coopération (ACORD en Rhône-Alpes, AC2L en Ile-de-France et NADAL pour la région Midi-Pyrénées) et cofinancées par l'Etat et les régions, sont des éléments déconcentrés de la Base bibliographique nationale.