Droit sans frontières

le droit d'auteur en Europe

Alain Giffard

Francine Fontanel

Douze systèmes légaux organisant le droit d'auteur coexistent actuellement au sein de la CEE, regroupés en trois blocs de conception juridique plus ou moins homogène : le système britannique du copyright, le système français et le système allemand du droit d'auteur. La perspective d'un marché européen unique impose cependant d'harmoniser ces différents droits. Les conventions internationales existant dans ce domaine sont trop peu élaborées. Une esquisse d'harmonisation résulte de l'application de certaines dispositions du Traité de Rome au droit d'auteur (libre circulation des marchandises, libre prestation de services et droit de concurrence). Une jurisprudence européenne est en train de se constituer. Malgré l'ébauche d'un droit communautaire, il reste dans le secteur de la communication de larges zones d'incertitude juridique - la reprographie par exemple -, ce qui a amené la plupart des pays à prendre des dispositions parallèles, mais convergentes sur les principaux points. Le droit d'auteur concerne, en fait, la communication dans son ensemble et doit s'insérer dans le champ plus vaste du droit de la communication en voie d'émergence.

The twelve systems controlling the copyright are coexisting in the European economic Community ; they can be included in three main groups - the British, French and German systems - with a juridical line more or less homogeneous. The international agreements are not elaborated enough in that field ; an attempted harmonization is made by the application of several provisions of the Treaty of Rome to the copyright (free movement of goods, free services and right for competition). In spite of the first steps towards a community law, some areas of the communication field still remain uncertain (such as reprography) ; several States have therefore taken parallel steps about the main problems. Actually the copyright affects communication as a whole and must come within the wider scope of the emerging communication law.

Dans son essence, le droit d'auteur est double : droit de la personne, il protège l'auteur ; droit patrimonial, il organise les rapports économiques créés autour de l'oeuvre.

La protection de l'auteur relève des libertés publiques. Elle est le résultat d'un long mouvement historique : c'est d'abord l'oeuvre, y compris sous ses formes les plus matérielles (la signature), qui a illustré le statut individuel du créateur. L'organisation des pages de couverture et de titre des livres ont constitué les premiers éléments pratiques d'un droit moral de l'auteur. Comme droit « économique », le droit d'auteur, après avoir contribué à la formation d'un groupe social de créateurs non salariés, est aujourd'hui au centre des discussions sur l'élargissement du marché de l'information et de la communication.

Les pays européens disposent de systèmes nationaux hautement protecteurs des droits des auteurs, mais d'inspirations juridiques variées.

Au sein de la Communauté économique européenne, le droit d'auteur est pris en compte comme un des éléments constitutifs d'un grand marché unique de l'information et des biens ou services culturels. Face à l'essor de la reprographie, des mesures de collecte des copyrights, peu concertées mais convergentes, sont adoptées dans la plupart des États. Une tendance, enfin, se dessine à insérer le droit d'auteur dans le champ élargi d'un droit de la communication.

Diversité des systèmes nationaux

La Communauté économique européenne voit coexister douze systèmes légaux organisant les droits d'auteur, qui, tous, diffèrent par leur ancienneté, leur sens et leur portée.

Les plus anciennes lois, comme la loi belge de 1886, correspondent à la reconnaissance du statut des créateurs intellectuels ; Lakanal en avait posé les fondements dans sa présentation de la loi du 19 juillet 1793 : « De toutes les propriétés, la moins susceptible de contestation, c'est, sans contredit, celle des productions du génie ». La loi italienne est un des résultats des négociations internationales conduites après la Première Guerre mondiale, qui aboutirent à la révision de la Convention de Berne à Rome en 1928. Enfin, après la Seconde Guerre mondiale, un mouvement législatif important produisait notamment le système anglais, en 1956, la loi de 1957, en France, et la loi allemande, en 1965.

Toutes ces lois diffèrent et reflètent les diverses traditions culturelles nationales. Les spécialistes ont cependant l'habitude de les regrouper en trois blocs de conception juridique plus ou moins homogène : le système britannique du copyright, proche des conceptions américaines, et les systèmes français et allemand du droit d'auteur (Urheberrecht en allemand), qui inspirent, peu ou prou, toutes les lois continentales.

Cette méthode de classement est, dans son esprit, bien peu européenne ; elle peut conduire à sous-estimer des dispositions intéressantes contenues dans les autres législations, par exemple aux Pays-Bas ou au Danemark, qui représente la tradition scandinave, originale et active en la matière. Elle permet cependant de dresser un résumé passablement fidèle des grandes options juridiques.

La France

Pendant cent soixante-cinq ans, la France a vécu sous l'empire de deux lois révolutionnaires qui organisaient sobrement, en quelques articles, le droit de représentation et le droit de reproduction. Aujourd'hui encore, la loi du 11 mars 1957, qui leur a succédé, reste une des plus laconiques.

Son article 1 dit : « L'auteur d'une œuvre de l'esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d'un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous. Ce droit comporte des attributs d'ordre intellectuel et moral, ainsi que des attributs d'ordre patrimonial... ». Toutes les « oeuvres de l'esprit » sont donc protégées. Les genres en sont énumérés de manière non limitative : du livre au logiciel, en passant par la conférence et la pantomime. Pour qualifier « l'oeuvre de l'esprit », la jurisprudence a retenu le critère d'originalité. L'auteur est défini par l'oeuvre ; ses droits sont préservés, même s'il est salarié ou prestataire de services. Aucune condition, enregistrement ou autre, ne lui est imposée. Le droit moral est perpétuel, inaliénable, imprescriptible et transmissible. Il consiste d'abord en un droit de divulguer l'oeuvre, comprend encore le droit au respect du nom, au respect de l'oeuvre et de son titre, et le droit de repentir ou de retrait - l'auteur qui regrette d'avoir rendu son oeuvre publique peut se délier de son engagement à la condition d'indemniser le bénéficiaire des droits d'exploitation.

Le droit d'auteur persiste pendant les cinquante années qui suivent le décès - soixante-dix ans pour les compositions musicales.

Le titre II de la loi organise l'exploitation des droits patrimoniaux de l'auteur. Le droit d'exploitation comprend le droit de représentation (communication de l'oeuvre au public, y compris par la télédiffusion) et le droit de reproduction (fixation matérielle de l'oeuvre par des procédés en autorisant la communication indirecte au public). Ces droits sont cessibles à titre gratuit ou onéreux - cession de l'un n'emportant pas cession de l'autre. Le principe général de cession est celui d'une participation proportionnelle aux recettes, mais la rémunération au forfait est autorisée dans de nombreux cas : ouvrages scientifiques ou techniques, articles de revues, etc.

Les exceptions au droit d'auteur sont définies limitativement. Elles concernent la représentation privée et gratuite dans un cercle de famille, les copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste, enfin, les analyses, citations, revues de presse, discours officiels, parodies, pastiches et caricatures.

Le titre III de la loi définit les contrats de représentation, d'édition, et de reproduction audiovisuelle. La loi du 3 juillet 1985 a organisé les droits d'auteurs dans les domaines de la publicité, de la communication audiovisuelle, et de l'industrie des logiciels ; elle a, par ailleurs, jeté les fondements juridiques des sociétés de perception et de répartition des droits.

L'Allemagne

En république fédérale d'Allemagne, la loi fondamentale sur le droit d'auteur date du 9 septembre 1965 ; elle a été plusieurs fois amendée, notamment le 2 mars 1974, à propos des limites du droit d'auteur, et le 23 mai 1985, à propos de la reprographie.

Les différences avec le système français tiennent plus aux conceptions juridiques qu'au caractère pratique des dispositions. Les oeuvres protégées sont les « créations intellectuelles personnelles », ce qui inclut les éditions scientifiques de textes anciens. La loi allemande ne présente pas de disposition explicite sur les oeuvres inachevées. L'oeuvre suffit à la présomption de la qualité d'auteur. L'inscription au registre des auteurs tenu par l'Office des brevets ne s'impose que dans des conditions exceptionnelles.

Le droit moral comprend le droit de publication, le droit à la reconnaissance de la qualité d'auteur, et le droit d'interdire une déformation de l'oeuvre. Les droits d'exploitation appartiennent à l'auteur et comprennent notamment le droit de reproduction, de mise en circulation, d'exposition et de communication publique. L'auteur concède, à l'éditeur par exemple, différents droits d'usage, à titre simple ou exclusif.

La définition et le classement des différents droits ne coïncident pas exactement avec les dispositions de la loi française. Le droit moral est moins séparé de l'ensemble du dispositif et plus étroitement lié au monopole de publication de l'auteur. Les juristes parlent de la « conception moniste » de la loi allemande, et de « dualisme » dans le cas français (distinction droit moral/droit patrimonial). Toutefois, les différences pratiques sont plus importantes dans le domaine des exceptions aux droits d'auteur. Elles sont détaillées dans dix-neuf articles spéciaux qui ont fait l'objet de plusieurs amendements récents. On retiendra, en particulier, que sont autorisées la reproduction d'extraits d'oeuvres dans des recueils à des fins d'enseignement, la reproduction pour un usage personnel - y compris en faisant appel aux services d'un tiers -, mais sans mise en circulation, enfin, la reproduction à des fins scientifiques d'archivage, et en cas d'édition épuisée.

Une caractéristique notable du système allemand est le principe de « rémunération équitable » des auteurs ou éditeurs. Il s'applique dans le cadre de la reprographie licite, c'est-à-dire des exceptions au droit d'auteur. Quel que soit son statut, le fournisseur des appareils de photocopie, ou celui qui les exploite contre paiement, doit verser une rémunération équitable aux détenteurs du droit d'auteur - cette disposition ne s'applique pas, en droit, aux photocopies effectuées gratuitement. L'idée semble être la suivante : même quand le droit d'auteur est limité, si l'activité de reproduction est source de gains, l'auteur ou l'éditeur doit être rémunéré.

Par ailleurs, le dispositif allemand intègre un droit de prêt public, une redevance sur les ouvrages prêtés par les bibliothèques. Cette redevance, public lending right en anglais, est administrée par les sociétés de gestion des droits d'auteur, V.G. Wort en particulier. Elle n'est pas versée aux auteurs proportionnellement à la fréquence du prêt, mais sert à alimenter des fonds sociaux et culturels d'intervention en faveur des auteurs et des éditeurs.

La Grande-Bretagne

Présenter le droit anglais revient à présenter le copyright. Les dictionnaires traduisent « copyright » par « droit d'auteur », « droit de reproduction » et ... « copyright », signalant ainsi toute la difficulté de la question - à l'inverse, « droit d'auteur » se traduit par « copyright » et « author's right ». Le copyright peut se définir comme le droit qui « limite » ou encadre juridiquement un certain nombre d'actes : reproduire, publier, représenter, radiodiffuser. C'est seulement après avoir défini le contenu de ce droit que la loi anglaise du 5 novembre 1956 aborde, en son article 4, la propriété du droit d'auteur : « L'auteur d'une œuvre aura droit à tout droit d'auteur existant sur cette œuvre... », sorte de tautologie pouvant s'interpréter comme suit : en général, c'est l'auteur de l'oeuvre qui est propriétaire du copyright, c'est-à-dire du droit exclusif de reproduire, publier, etc.

Cette distinction n'est pas mineure : la loi anglaise ne reconnaît explicitement ni le « droit moral » ni les « intérêts spirituels » de l'auteur. Elle détaille tous les aspects des droits que la loi française qualifie de « droits d'exploitation ». Pour autant, les contrats de cession des droits d'auteur, et notamment le contrat d'édition, ne sont pas organisés aussi minutieusement que dans le système français, très particulier sur ce point. En bref, le droit anglais ne s'intéresse pas à la personne de l'auteur, mais établit précisément les bases légales des contrats dont les contenus pourront être définis très librement par les intéressés.

Comme dans la loi allemande, le régime des exceptions au droit d'auteur est développé de manière ample et précise. On ne relève pas moins de quatre types d'exceptions : les exceptions générales (Article 6), les exceptions spéciales (Article 7), l'utilisation pour l'enseignement (Article 41) et les dispositions particulières concernant les archives publiques (Article 42).

Les exceptions générales comprennent, en particulier, « l'acte loyal ». Ici, la reproduction n'est pas recherchée en tant que telle. L'acte loyal sert la recherche scientifique, la critique ou l'examen, la relation des événements d'actualité : la reproduction est alors le moyen indispensable, et étroitement limité, d'une activité intellectuelle. Pour la même raison, la parution d'anthologies, dans le cadre scolaire, ne constitue pas une infraction au droit d'auteur.

Les exceptions spéciales concernent les bibliothèques et les archives. Complétées par un règlement ad hoc du ministère du Commerce, elles permettent, notamment aux bibliothèques, de fournir, sous certaines conditions, la copie d'un article de périodique à leurs usagers. Un livre vert publié par le gouvernement anglais conseille d'exclure les sociétés privées du bénéfice de ce type de services.

Les litiges concernant les droits d'auteur relèvent d'un tribunal particulier, le Performing right tribunal, compétent, en particulier, en ce qui concerne la collecte et la répartition des copyrights.

En Grande-Bretagne, le public lending right, ou droit de prêt public, ne relève pas du droit d'auteur. Le prêt d'ouvrages protégés par les bibliothèques n'est pas soumis à une autorisation préalable de l'auteur ou de son ayant-droit ; en revanche, la loi de 1979 a ouvert un droit à rémunération des auteurs, destiné à compenser le manque à gagner occasionné par l'activité de prêt des bibliothèques. Rappelons, en effet, l'importance de cette activité en Grande-Bretagne, où 600 millions d'ouvrages ont été prêtés, en 1979, par des bibliothèques publiques, contre 450 seulement, aux États-Unis. Les incidences économiques sur l'édition sont donc réelles. L'expérience acquise par l'administration du public lending right a d'ailleurs servi à l'élaboration des dispositifs de collecte et de répartition du copyright.

Cette rapide comparaison des législations française, allemande et britannique accuse inévitablement les différences. On n'oubliera pas, pour autant, que les pays européens s'accordent sur l'essentiel: propriété des auteurs et organisation des droits d'exploitation. Historiquement, le droit d'auteur est d'origine européenne, et c'est, aujourd'hui encore, en Europe (CEE et Scandinavie) qu'il est le mieux protégé.

Harmonisation

Comment rapprocher les systèmes nationaux entre eux ? En théorie, il serait concevable d'harmoniser les diverses législations européennes en renforçant et en précisant la Convention internationale de Berne sur le droit d'auteur, révisée pour la dernière fois, en 1971, à Paris et gérée par l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle. Il s'agirait, en premier lieu, de la modifier pour y intégrer certaines dispositions relevant de l'application du Traité de Rome au domaine du droit d'auteur, puis de réformer chaque loi nationale pour la rendre compatible avec cette nouvelle convention.

Le Traité de Rome...

Ce long détour semble toutefois impraticable : la Convention de Berne regroupe plus de soixante-dix États membres, dont de nombreux pays en voie de développement, et ses dispositions sont sensiblement en retrait par rapport aux lois européennes. Il apparaît donc assez peu vraisemblable qu'elle puisse être suffisamment améliorée pour répondre aux besoins d'harmonisation des États européens.

La Convention de Genève, dite Convention universelle sur le droit d'auteur, impulsée par l'UNESCO et signée par les États-Unis et l'URSS, est encore moins précise et moins exigeante que celle de Berne.

Le rapprochement des systèmes nationaux doit donc s'opérer dans le cadre européen, autrement dit en utilisant les dispositions du Traité de Rome. Mais celui-ci s'applique-t-il aux questions de droit d'auteur ? Certains juristes ont soutenu que le rôle spécifiquement culturel de cette partie du droit la mettait à l'écart de l'empire communautaire, le Traité de Rome ayant une finalité essentiellement économique. Mais l'avis contraire a triomphé et, en 1974, le Parlement européen a souhaité une harmonisation des systèmes de droits d'auteur et demandé à la Commission de lui faire des propositions en ce sens.

Aussi, en novembre 1977, la Commission publie une communication au Conseil de l'Europe intitulée « L'action communautaire dans le secteur culturel », où elle définit le secteur culturel comme « l'ensemble socio-économique des personnes et entreprises vouées à la production et la distribution de biens et services culturels ». Elle ajoute : « De même que le "secteur culturel " n'est pas en lui-même la "culture ", l'action communautaire dans le secteur culturel ne constitue pas une politique culturelle ». Subtil distinguo, qui peut se résumer comme suit : la Commission s'estime compétente pour l'économie de la culture, mais pas pour la culture elle-même.

Dans le prolongement de cette communication, une étude était confiée au Dr Diezt du Max-Plank Institut sur « le droit d'auteur dans la Communauté européenne ».

... et la jurisprudence européenne

Dans plusieurs affaires, la Cour de justice des Communautés européennes appliquait, quant à elle, le Traité de Rome à plusieurs aspects du droit d'auteur.

Comment le Traité de Rome s'applique-t-il à ces questions ? Il n'existe évidemment pas de bloc juridique européen du droit d'auteur, mais une suite de décisions de la Cour de justice et de prises de position de la Commission, à l'occasion des mêmes affaires. L'ensemble est très incomplet...

- Le principe de libre circulation des marchandises a trouvé à s'appliquer à un aspect du droit de reproduction. La question est: est-ce qu'un auteur, titulaire de droits sur son œuvre, peut s'opposer à l'introduction d'exemplaires de l'ouvrage produits dans un autre pays ? Plusieurs décisions significatives ont été prises à ce sujet. Dans l'affaire « Deutsche Grammophon », la Cour de justice a considéré qu'il ne pouvait pas être mis obstacle à la circulation, sur le territoire national, d'un produit écoulé à l'origine dans un autre État membre par le titulaire des droits, ou par quelqu'un d'autre, avec le consentement de celui-ci. En l'espèce, Deutsche Grammophon, qui s'est fait débouter, avait envoyé des disques à sa filiale française Polydor, qui les avait réexportés en RFA au profit d'une société qui les revendait à un prix inférieur.

De la même manière, la Commission a manifesté son opposition aux éditions partagées dans l'affaire du Vieil homme et la mer d'Hemingway : les éditions partagées sont des accords selon lesquels des éditeurs différents acquièrent le droit d'éditer le même livre dans des pays différents, chacun s'interdisant d'exporter son édition sur le territoire de l'autre.

- Le principe de libre prestation des services a été appliqué au droit de la représentation ; à l'opposé des exemples précédents, les décisions prises en cette matière ont plutôt confirmé le sens des dispositifs nationaux.

Mentionnons à ce sujet la jurisprudence créée par l'arrêt « Le boucher » - Cour de justice, 18 mars 1980 - concernant le film de Claude Chabrol. La société française « Les films La Boëtie » avait donné à une société belge un mandat exclusif de distribuer ce film en Belgique pendant sept ans. Or, il fut projeté à la télévision allemande pendant cette période, et les téléspectateurs belges purent le capter grâce à la retransmission opérée par la société belge de télédistribution Coditel. D'où concurrence entre les deux systèmes de représentation (cinéma et télévision) et procès entre « La Boëtie » et « Coditel ».

La Cour de justice a donné raison à la société française, considérant que la possibilité, pour l'ayant-droit, d'exiger des redevances pour toute représentation du film faisait « partie de la fonction essentielle du droit d'auteur sur ce genre d'œuvres » et que « l'exploitation des droits sur le film ne peut pas être organisée indépendamment des perspectives d'émission télévisée ». L'intérêt économique de l'ayant-droit limite donc la portée du principe de libre prestation des services en matière de droit de la représentation.

- Le droit de la concurrence est le dernier volet du Traité de Rome dont les effets se combinent aux dispositions des droits d'auteur et concerne aussi bien les maisons d'édition que les sociétés de répartition des copyrights ou les sociétés d'auteurs. La Cour de justice a considéré que la concession d'une licence exclusive de représentation d'un film ne constitue pas, dans son principe, une entente prohibée par le Traité et qu'il revenait aux juges nationaux d'apprécier, cas par cas, s'il y avait « abus de position dominante » de la part de sociétés d'auteurs : dans les cas d'espèce, la SACEM et son homologue belge la SABAM.

Face à la reprographie

L'émergence d'un droit communautaire commence, modestement, à favoriser l'harmonisation des systèmes nationaux. Il faut, tout de même, convenir que dans le domaine de la communication, l'Europe a connu, et connaît, de larges zones d'absence de droit, ou de droit inappliqué - on reconnaît ici l'« Europe de la communication sans loi », récemment décrite par Jean Martin à propos de l'offre de rachat des Echos faite par le Fïnancial Times. Les exemples les plus récents en sont l'Italie pour la télévision, et la France pour la radio. Mais il est un média plus modeste, dont le développement s'est constamment effectué en marge des légalités : la photocopie.

Les dangers

La photocopie est une pomme de discorde entre les éditeurs et les utilisateurs : entreprises, administrations, établissements d'enseignement, bibliothèques et centres de documentation. L'ampleur du « pillage », ses conséquences économiques (le manque à gagner des éditeurs dont ouvrages et périodiques sont reproduits) peuvent faire l'objet d'appréciations divergentes, mais sa réalité est incontestable sur le plan juridique. En conséquence, et à l'exception notable des pays latins, la plupart des États européens ont été conduits, dans les années récentes, à mettre en place, sur des bases législatives ou strictement contractuelles, des dispositifs de collecte des droits d'auteur pesant sur la photocopie.

Deux éléments renforcent ce mouvement de respect des droits d'auteur. En premier lieu, l'essor des nouvelles technologies de stockage et de transmission de l'information, ainsi que le développement des produits documentaires dérivés, nécessitent la conclusion d'accords sur la perception des droits d'auteur entre les éditeurs et les centres de documentation. Un exemple rudimentaire en est le traditionnel dossier de presse dont la commercialisation rencontre de grandes difficultés. L'expérience TRANSDOC n'aurait pu être tentée sans la signature d'un tel accord entre ses promoteurs et le Centre français du copyright.

Par ailleurs, la circulation de l'information entre les pays nécessite un minimum d'homogénéité. On peut évoquer le risque, souligné par Serge Eyrolles, président du groupe des éditeurs scientifiques, techniques et médicaux, de voir les auteurs, confrontés aux risques d'un piratage dans un pays donné, se tourner vers les maisons d'édition des pays qui leur assurent un minimum de protection. Plus réel apparaît cependant le risque de mesures de rétorsion que pourraient prendre des éditeurs étrangers bénéficiant d'une position dominante : augmentation drastique des tarifs d'abonnement aux institutions, refus de participer aux systèmes de productions documentaires dérivées, voire refus de vendre, et tentatives pour imposer leur propre système de collecte des copyrights.

Procédures et lois

L'organisation d'une procédure efficace de calcul, de perception, et de répartition des droits d'auteur sur les photocopies est une opération complexe. On relève, cependant, au-delà des formes diverses adoptées par les États, un certain nombre de points communs qui constituent l'ossature minimale :
- une agence nationale de collecte des copyrights - donc accord des éditeurs et des auteurs, et accord des éditeurs entre eux - qui traite avec les utilisateurs, perçoit le produit des droits, et le répartit ;
- une méthodologie commune aux éditeurs et aux utilisateurs pour calculer le nombre de photocopies portant sur des oeuvres protégées ; deux techniques sont employées: l'enquête sondage avec extrapolation et mise à jour ou, beaucoup plus lourde, la tenue d'un registre des photocopies ;
- le versement d'une redevance annuelle par l'utilisateur. Elle peut être forfaitaire dans le cas du sondage, ou strictement proportionnelle dans le cas de l'enregistrement. Son coût peut être supporté par l'utilisateur final ou l'utilisateur qui aura signé l'accord avec l'agence de copyright ; c'est ce dernier, dans tous les cas, qui versera le montant global de la redevance.

Évidemment, les deuxième et troisième points nécessitent la signature d'un contrat entre l'Agence de copyright, réputée représentative, et un utilisateur donné. Ce dernier peut être une administration ou un ministère, une entreprise ou un groupe d'entreprises, une université ou un groupe d'universités... L'intérêt des éditeurs est de traiter avec un utilisateur important et fortement consommateur de photocopies.

Les différences entre les divers systèmes tiennent d'abord à leur régime légal. Dans les systèmes de licence légale, la loi reconnaît explicitement la mission de l'Agence de copyright ; elle impose éventuellement le versement obligatoire d'une rémunération aux détenteurs des droits et elle en fixe même parfois le tarif. Tel est le cas en RFA, aux Pays-Bas et au Danemark. En Grande-Bretagne, comme aux États-Unis, le système adopté est celui de la licence contractuelle : le rôle du Copyright licensing agency anglais et le contenu des accords passés avec les utilisateurs sont définis de manière purement contractuelle.

Outre cette distinction d'ordre juridique, les accords signés dans les États européens recouvrent des pratiques assez diverses et mal connues. Les habitudes concernant ce qui peut être photocopié et ce qui ne doit pas l'être - sauf rémunération - sont en effet très différentes. On reconnaît ici les notions d'usage privé et d'usage loyal évoquées plus haut, qui constituent les deux grandes exceptions au droit d'auteur. Très peu de pays ont adopté une définition aussi étroite de l'usage privé que la France - arrêt Rannou-Graphie : l'usage privé est celui du copiste défini comme le détenteur du matériel, réalisant des photocopies pour son besoin propre. Certains pays excluent explicitement ce critère ; d'autres, comme les Pays-Bas, considèrent que toutes les photocopies réalisées dans des bibliothèques sont couvertes par l'usage privé.

Paradoxalement, des accords significatifs ont pu être signés dans des États, où l'usage privé et l'usage loyal semblent considérablement étendus par rapport au droit français : les Pays-Bas en sont un exemple. L'explication semble être que ces pays connaissaient, surtout dans le système scolaire, une pratique de semi-publication sur photocopies répandue à grande échelle : matériaux de cours, textbooks, etc... Ainsi ont-ils pu, à la fois, favoriser l'usage privé et/ou loyal et assurer une rémunération des éditeurs.

L'exemple français

Le système français se caractérise par une législation très soucieuse de défendre les droits, en particulier moraux, des auteurs, une jurisprudence contraignante et limitative, et un laisser-faire très général dans la réalité. Pendant longtemps, tout en déplorant le véritable « détour de trafic » créé par la reprographie, les éditeurs ont préféré s'en tenir au statu quo, considérant que la rigidité du droit français qui interdisait la quasi-totalité des photocopies d'oeuvres protégées leur était favorable.

Aujourd'hui, les perspectives d'un rapprochement avec la situation des autres États européens semblent se dessiner. Rappelons-en les principales étapes :
- 1984 : constitution du Centre français du copyright, à l'initiative de Patrick Join-Lambert, président de la Fédération nationale de la presse spécialisée; signature de l'accord TRANSDOC;
- loi du 3 juillet 1985 sur les droits d'auteur : audiovisuel et logiciels. A cette occasion, le sénateur Cluzel dépose un amendement qui revient à élargir les possibilités d'intervention des sociétés de perception et de répartition des droits créés par les éditeurs. Cet amendement n'est pas adopté ;
- 1986-1987 : publication de statistiques par le Syndicat national de l'édition qui adopte la stratégie du CFC; concertation interministérielle, décisions ou circulaires administratives favorables aux droits d'auteur : thèses et logiciels.

Le 23 septembre 1987, le Centre français du copyright signe une convention avec l'INSERM, autorisant celui-ci à fournir des photocopies d'articles signalés dans sa base de données MEDACTUA accessible sur minitel. En contrepartie, l'INSERM verse au CFC une redevance de 2 francs par article et s'engage à fournir des statistiques sur les photocopies effectuées dans ses laboratoires et dans le cadre de MEDACTUA. Le CFC présente cette convention comme un modèle et poursuit les négociations avec d'autres utilisateurs, privés ou publics. Un nouvel accord vient d'être récemment signé avec la Chambre de commerce et d'industrie de Paris. C'est, pour l'instant, la voie contractuelle qui est utilisée. La méthode retenue semble être celle des sondages, réalisés en accord avec l'utilisateur et débouchant sur une convention fixant une rémunération forfaitaire.

L'exemple français traduit ainsi le parallélisme croissant des dispositifs nationaux de protection des droits d'auteur face à la reprographie. En soi, ce rapprochement ne doit rien à l'activité de la Commission ou de la Cour de justice, mais, s'il se confirme, il favorisera l'unification des législations.

Vers un droit de la communication

En résumé, deux mouvements : d'un côté, la démarche de la CEE qui vise à constituer le marché européen unique de l'information et modèle, en ce sens, les différents droits d'auteur, de l'autre, des dispositions concordantes prises parallèlement dans les différents pays, sur une base législative ou contractuelle, face à la reprographie.

Un troisième mouvement, plus difficile à mesurer, affecte les droits d'auteur: celui de leur insertion dans le champ élargi du droit de la communication.

Dans la pratique, les droits d'auteur sont évoqués sur un nombre d'objets très variés : réexportations de disques, éditions partagées, problèmes de télédistribution, représentativité des sociétés d'auteurs, organisation de l'usage des photocopies, mise en place des grands systèmes de diffusion électronique de l'information. C'est la « communication » dans son ensemble, avec ses différentes techniques, qui est concernée, communication affectée par deux tendances récentes que le droit, français en particulier, a dû prendre en compte : sur le plan technique, le développement de « nouveaux supports » et de nouvelles organisations du travail ; sur le plan politique, la libéralisation, en particulier dans le secteur audiovisuel.

On assiste, en conséquence, à ce que Didier Truchet appelle « l'ébauche d'un droit commun de la communication », dont nous ne pouvons, ici, qu'énumérer les principaux traits distinctifs : apparition d'une définition juridique de la « communication » valable pour la presse, l'audiovisuel, la télématique, le livre, le disque... ; affirmation des principes de liberté de communication, de pluralisme et de libre choix ; extension des règles communes aux différents secteurs de la communication : secret, droit de réponse, nécessité d'un directeur de la publication.

Les droits d'auteur se rattachent précisément à cette dernière catégorie de lois « transversales » qui, trouvant à s'appliquer à des produits très différents, renforcent cette tendance à un droit commun de la communication. On relèvera, à titre d'exemple, que la loi du 3 juillet 1985, bien qu'elle concerne essentiellement le secteur de l'audiovisuel, contient des dispositions applicables à une procédure de collecte des droits dans le secteur de l'édition. Le succès réel de la SACEM fait d'ailleurs ici référence.

Dans l'hypothèse où se confirmerait cette tendance juridique, deux évolutions pourraient s'imposer au niveau européen : une armature plus cohérente du système de communication dans son ensemble déplacerait tous les problèmes d'harmonisation entre les différents dispositifs nationaux de droits d'auteur. Ce droit commun, même s'il n'est pas étranger à la rationalité économique, se rattacherait pour l'essentiel à d'autres domaines : libertés publiques et politique culturelle. Il ne se combinerait pas spontanément, ni simplement, à la vision européenne du marché unique.

avril 1988