Le livre sort de sa réserve

Martine Darrobers

Le patrimoine est à la mode : Forum du patrimoine organisé en grande pompe à La Villette, exposition sur l'art de la reliure présentée non pas à la Bibliothèque nationale mais à quelques centaines de mètres, au Conservatoire national des arts et métiers. Emergence, reconnaissance, célébration du patrimoine : sept ans après l'année du patrimoine, l'attachement des Français au passé et aux vieilles pierres se confirme au travers des sondages et enquêtes. Avec cet ancrage dans le grand public, le patrimoine apparaît devenu une notion collective, vécue en termes d'appropriation, de célébration.

Monument vs document ?

Pourtant, ce regain de faveur patrimoniale aura engendré quelques irritations et mouvements d'humeur parmi les bibliothécaires assemblés en ce mois d'octobre 1987 pour une des toutes premières rencontres entre agences de coopérations régionales 1, rencontre placée sous le signe du patrimoine. Car il est plusieurs patrimoines : quelques jours plus tôt, les journées de La Villette avaient longuement traité de patrimoine monumentaire, ethnologique, artistique, omettant étrangement la composante du patrimoine écrit, ou plus exactement, ne s'intéressant au livre que dans la mesure où ce dernier s'intéressait au patrimoine. Ce « divorce » entre le document et le monument pourrait sembler davantage une scène de ménage qu'une rupture véritable puisque les « contre-Villette » se sont déroulées dans le cadre monumentaire le plus prestigieux qui soit, celui des Salines de Ledoux, puisque l'exposition sur l'art de la reliure, présentée dans la salle de lecture de la bibliothèque, s'insérait dans le réfectoire du prieuré de Saint-Martin-des-Champs. On peut tout de même se demander si cette « distraction », regrettée pour ne pas dire dénoncée, du ministère de la Culture ne procède pas d'une méconnaissance plus profonde de la composante patrimoniale des bibliothèques et, en termes plus généraux, de la composante patrimoine écrit.

Même si on se limite au cadre bibliothéconomique, ce patrimoine paraît actuellement appréhendé au travers d'approches sectorielles pour le moins diverses : sauvegarde du support-papier contemporain qu'on sait menacé par les procédures de fabrication, sauvegarde et restauration du document hérité du passé dans sa forme matérielle, sauvegarde du message écrit par le recours à des techniques diverses, reprint, microforme ou vidéodisque ; sauvegarde-protection ou, si l'on préfère, sauvegarde-préservation ; sauvegarde de la sauvegarde, l'effort portant moins sur la sauvegarde elle-même que sur la mise en place d'éléments de signalisation tels les catalogues de microformes ; enfin sélectivité et programmation des actions de sauvegarde (plans de conservation, ce qui revient à dire plans d'élimination). Il y avait beaucoup de monde à Arc-et-Senans, tout le petit monde de la conservation qui gravite autour du patrimoine écrit, réunissant, à côté des bibliothécaires, papetiers, graphistes, relieurs, restaurateurs ou photographes, sans oublier les scientifiques ; tout ce petit monde qui célébrait à l'unisson la gloire du papier (on avait même prévu une montgolfière !) et la gloire de la coopération ne donnait pas l'impression de chanter toujours la même chanson. Les discussions en coulisses, comme les exposés en séance plénière, étaient révélatrices de la multiplicité des conceptions en matière de conservation et de patrimoine ; les oppositions entre la démarche de restauration du « livre ancien-objet d'art » défendue par un certain nombre de restaurateurs traditionnels, la démarche qu'on pourrait qualifier d'anglo-saxonne prônant l'intervention en masse sur des documents récents, désinfectés et désacidifiés en série, la promotion du patrimoine local chère aux élus locaux, sont-elles vraiment réductibles à une définition commune ? De quel patrimoine parle-t-on exactement ?

Patrimoine en déshérence ?

Ce flou conceptuel ne saurait surprendre si on se refère à l'histoire évoquée par Claude Jolly : l'Etat a toujours affirmé ses prérogatives en matière de patrimoine, affirmant sa propriété sur les acquis des confiscations révolutionnaires, mais, jusqu'à une date très récente, il ne paraît guère s'être soucié d'en assurer pleinement la responsabilité. L'analyse, connue, a pour l'occasion été précisée. L'« exclusivité » de l'Etat en la matière ne remonte qu'à deux siècles à peine et il convient de se souvenir que, depuis la Renaissance, qui constitue en France la période décisive de redécouverte et de restauration du patrimoine écrit, les responsabilités patrimoniales ont été multiples. A la fondation du Collège de France fait écho l'action menée par les imprimeurs humanistes au même moment, par les Bénédictins de Saint-Maur dans une deuxième étape ; à la mise en place du Dépôt légal répond l'organisation de grandes bibliothèques d'érudition dont le modèle, ultérieurement théorisé par G. Naudé, sera repris par la Mazarine ou la bibliothèque du chancelier Séguier. A la veille de la Révolution, la Bibliothèque royale est en situation de large prépondérance (300 000 volumes), mais non d'exclusivité : la bibliothèque Paulmy fait, à ses côtés, honorable figure avec ses 60 000 ouvrages.

Tout devait changer, on le sait, avec la Révolution, qui devait avoir comme premier effet l'accroissement massif des fonds publics ; on sait aussi que les mesures de confiscation ne procédaient d'aucune visée patrimoniale et que le but recherché était de mettre à la disposition de la nation les collections d'origine privée. On sait aussi que cette démarche était vouée à l'échec, inadaptée au contexte politique, éducatif et social, méconnaissant dès le départ la nécessité d'évoluer en prévoyant des acquisitions. L'insuccès de cette politique, sanctionné en 1803 par la mise à disposition des municipalités de l'ensemble de ces fonds, devait avoir des retombées durables : désengagement total, dans les faits sinon en droit, vis-à-vis du patrimoine écrit. Même si le processus de redécouverte de la mémoire, enclenché dans la première moitié du XIXe siècle, a donné lieu à quelques initiatives en ce sens (création de l'Ecole des chartes, politique de souscription et d'achat centralisé des ouvrages lancée par Guizot), même si les textes intervenus en 1897 et 1931 lient classement et professionnalisme, le bilan qu'on peut tracer de la politique de l'Etat en ce domaine ne peut guère être qualifié de positif. Quant au renouveau des bibliothèques publiques, impulsé à la fin des années 1960, il s'est, à ses débuts, pour une large part défini en réaction contre les préoccupations patrimoniales...

L'Etat, c'est pas moi !

L'Etat aurait-il fait figure d'accusé en ces journées d'Arc-et-Senans ? Comparaissaient à la barre les responsables du patrimoine textuel, sinon visuel, à savoir la Direction du livre, celle des Archives et celle des Bibliothèques, musées et information scientifique et technique - la Bibliothèque nationale, présente, restait modestement dans l'assistance. La Direction du livre, la plus directement concernée, puisque ses ressortissants composaient l'auditoire, a eu à se défendre de sectarisme (une interview du directeur avait donné à croire que les bibliothèques non classées ne bénéficieraient pas de son aide) ; mais Jean Gattégno a dû aussi, tout en même temps, prouver son œcuménisme (toutes, absolument toutes les bibliothèques publiques ou privées ont droit à recevoir une aide au titre du patrimoine), sa spécificité (toutes, oui, sauf celles dépendant du ministère de la Recherche et de l'enseignement supérieur, qui ne prend pas ses responsabilités en la matière) et, last but not least, sa créativité (pourquoi diantre laisser au ministère de la Recherche l'initiative d'actions de promotion telles la réalisation de vidéodisques ou les concours de reprints?). Pourtant le bilan des actions entreprises depuis 1979 (et confortées suite à la publication du rapport Desgraves), est impressionnant, qu'il s'agisse d'interventions en matière de restauration, de désinfection, de microreproduction, d'inventaire photographique, d'achat de documents 2. L'action amorcée se maintiendra, a-t-il été promis - le Ministre de la culture a inscrit un crédit de 2 millions supplémentaires pour 1988 -, en liaison, en collaboration, en substitution avec le Centre de coopération des bibliothèques publiques de Massy ; comme le prouve le classement du manuscrit de J'accuse, l'intervention de l'Etat ne se limitera plus aux fonds de livres, et la Révolution française se verra dignement commémorée par une exposition itinérante des fonds révolutionnaires dans les bibliothèques publiques.

Moins directement en cause, Odile Jurbert (Direction des archives de France) et Denis Pallier (DBMIST) tiraient plus aisément leur épingle du jeu : la première en rappelant la vocation complètement patrimoniale de la Direction des archives, dont la loi explicite clairement la mission, et l'évidente complémentarité archives-bibliothèques, qui devrait mieux s'exprimer au travers d'actions communes de microreproduction et de restauration ; le second en analysant les principes qui sous-tendent l'action patrimoniale que la DBMIST mettra en oeuvre, sur des bases modestes, à partir de 1988: pour être réduit (750 000 volumes antérieurs à 1800) et passablement concentré, le patrimoine des bibliothèques d'université comporte des spécificités, notamment un stock appréciable de périodiques et de littérature grise. La réflexion conduite devrait permettre d'articuler les éléments classiques (entretien, restauration) avec des opérations de promotion-vulgarisation et une action au stade même de la constitution du patrimoine actuel, mettant en valeur le rôle de dernier recours joué par les CADIST (Centres d'acquisition et de diffusion de l'information scientifique et technique) qui, une fois situés à l'intérieur des plans de développement des collections, pourront « affiner » leurs missions de conservation et de veille documentaire.

Patrimoine de l'humanité

Politiques patrimoniales diverses sinon divergentes ; nécessité d'harmonisation au niveau national plaidait C. Jolly, nécessité d'harmonisation au niveau international répliquait Jean-Marie Arnoult (Centre de Sablé) ; il importe de prendre conscience de l'événement que constitue l'enquête lancée à l'échelle mondiale par l'UNESCO (en liaison avec l'IFLA et le Comité international des Archives), insiste ce dernier, en un vibrant plaidoyer pour une redéfinition de la notion du patrimoine. La priorité ne concerne plus le livre ancien dans l'acception traditionnelle du terme, mais ceux publiés depuis un siècle, sur un papier fabriqué à partir de pâte de bois, et l'application du plan de sauvegarde des fonds de la Bibliothèque nationale, adopté à la suite du rapport Caillet, est une véritable « course contre la montre ». L'heure n'est plus à la restauration, mais bien au traitement en masse, à la « nouvelle conservation », qui se nourrit aux deux mamelles de la désacidification et du microfilmage, qui jongle avec les techniques les plus élaborées, qui propage l'image d'un restaurateur - à former le plus tôt possible, tout le monde s'est accordé là-dessus - aussi versé en chimie que dans les techniques de restauration classiques. Elle est aussi à la coopération internationale, puisque cette action, menée en liaison avec les bibliothèques américaines (la Newberry library est une référence en la matière), comporte un volet coopération avec les autres bibliothèques européennes : British library et Bibliothèque nationale ont un projet commun de recensement des microformes.

Elle doit être aussi, aurait-on pu ajouter, aux mesures draconiennes et centralisées qu'impose la situation d'urgence tous azimuts ; compte tenu des coûts à la clé, l'Etat ne peut se dérober derrière le paravent des régions, ce qui ne signifie point qu'il doit être seul à intervenir, les collectivités territoriales, mais aussi les particuliers peuvent (et doivent !) se mouiller : il suffit de regarder l'exemple britannique, où la campagne « Adoptez un livre ! » associe le public à l'effort national de protection piloté par la British library. Le canevas d'intervention, présenté par David Clements, peut effectivement être qualifié d'azimutal, puisqu'il intègre, aux côtés d'actions de désacidification, des programmes de protection et d'entretien prenant en compte conditions de stockage, matériels (boîtes à reliure, systèmes de classement, etc.), des programmes de microfilmage, de protection contre les sinistres, des plans de développement de collections, des études en tous genres sur les possibilités de transfert et de vieillissement des nouvelles technologies, sur le papier permanent, sur le copyright. On en oublie...

Oui à la France profonde

Chez nous, on donnerait plutôt dans le qualitatif ; disons que les actions systématiquement programmées outre-Manche se retrouvent exprimées de façon ponctuelle, essentiellement à travers les initiatives, inscrites au programme, des agences régionales de bibliothèques ; mais on les retrouve aussi à travers des réalisations déjà anciennes (l'atelier de restauration de Toulouse, appelé à rendre des services de microfilmage sur le Sud de la France) ou, au contraire, toutes récentes, telles le Centre interrégional de conservation des livres qui propulse en Arles les techniques de restauration ancienne et nouvelle manière...

Si l'histoire a fait de la région l'échelon privilégié pour la coopération, l'Atelier de microfilms de l'ARCOB Pays de la Loire, tout récemment inauguré, témoigne déjà de la difficulté d'ajuster les potentialités financières des bibliothèques et des régions aux programmes des structures de conservation-coopération ; l'avenir serait-il alors aux structures interrégionales. ? Le problème serait de trouver un consensus : les réflexions d'Agathe Bischoff, évoquant les déboires du projet de centre interrégional de conservation du patrimoine écrit pour l'Est de la France, sont éloquentes à cet égard. Alors peut-être est-il préférable de commencer, en toute lucidité, par le commencement, en dressant des cartes d'acquisition, de diffusion et de conservation des fonds locaux comme en Bourgogne, en établissant des plans de conservation et d'élimination des périodiques en cours comme en Champagne-Ardennes - où ça ne va d'ailleurs pas tout seul, car on s'aperçoit que ce genre d'initiative, conçue au départ comme « facile, pas chère et pouvant rapporter gros », dérange et remet en cause les habitudes les plus solidement acquises. On peut aussi diversifier les orientations par programme : en Rhône-Alpes, le SIRPAB (Service de l'inventaire régional du patrimoine des bibliothèques) s'occupe du vidéodisque Videralp, présenté par Jeanne-Marie Dureau, la BCP de la Loire s'est donnée une mission nouvelle, recrutant, en la personne d'Alain Collet, un bibliothécaire patrimonial commis à la sauvegarde des fonds des petites communes.

Droits et devoirs

Débordement sympathique d'initiatives prometteuses, l'édifice qui s'ébauche demande malgré tout un plan d'ensemble ; le Centre de Massy s'y emploie, qui travaille à la mise en place d'instruments de signalisation des actions entreprises (microfilmage des périodiques au premier chef), d'informations sur les services et matériels ; sont aussi prévues l'organisation de formations à la restauration, l'étude des possibilités de LIBRA pour le catalogage des documents anciens - le tout, bien sûr, en liaison avec la Direction du livre, qui, dans cette action de pilotage, s'est réservé comme il se doit le suivi des problèmes juridiques liés au patrimoine. Problèmes juridiques de droit public - faut-il une loi sur le patrimoine écrit ? - mettant en jeu les collectivités territoriales concernées, mais aussi problèmes juridiques de droit privé ressortissant à la reproduction et au copyright. L'exposé de Sylvie Delplante remettait quelques pendules à l'heure, rappelant aux microfilmeurs ou reprinters en puissance la portée des droits d'auteurs sur les oeuvres reproduites, dissociant, devant cette assemblée de possesseurs ou d'usufruitiers de patrimoine, les notions de support et les notions d'oeuvre, invitant à la rédaction de contrats précis stipulant les conditions scientifiques, techniques et financières. Dans cette action de décorticage d'une notion qui n'a souvent été appréhendée qu'en termes de conservation matérielle, le point de vue juridique, rappelant que le patrimoine intellectuel ressort d'un patrimoine matériel, décloisonnait la conservation stricto sensu pour l'ouvrir sur les aspects de reproduction et d'usage. Peut-être, à l'instar du patrimoine monumentaire, s'achemine-t-on vers une conception du patrimoine écrit conçue autant en termes de diffusion qu'en termes de conservation : les nouvelles technologies, vidéodisque ou autre, offriront-elles les moyens de réconcilier les Français et leur classe politique avec le patrimoine écrit ?

Mais la législation sur le patrimoine, pour le moment une simple hypothèse, sera aussi fonction des décideurs politiques des régions et communes, et de leur conception même de la chose patrimoniale. Tout donc avait été fait pour coincer ces grands responsables de la vie culturelle et pour les mouiller un peu : leurs représentants ont tenu de sages propos sur les responsabilités locales, sur l'intérêt fondamental du patrimoine local... La marge de manoeuvre paraît étroite pour les bibliothécaires municipaux qui souhaiteraient participer aux opérations de sauvetage en masse du patrimoine actuel et qui, une fois microfilmés des périodiques à caractère strictement local tels l'Anille, souhaiteraient pouvoir profiter de la manne des premières opérations de mécénat - lesquelles opérations ne sauraient évidemment concerner le patrimoine que dans son acception la plus prestigieuse. Bien sûr, on est encore loin de la Bibliothèque nationale qu'Emmanuelle Giuliani a fait apparaître sous les traits d'un funambule jonglant avec des projets d'édition, de co-édition, de microfilmage, de vidéodisque, d'exposition, de CD-audio..., associant adroitement à des « coups » spectaculaires partenaires des secteurs privé, public, para-public. N'empêche que quelques bibliothèques comme celle de Rouen, avec la réalisation d'une reliure pour le manuscrit de Bouvard et Pécuchet, ont déjà su saisir la balle au bond. Toute la question est de savoir si cet acquis pourra porter ses fruits, s'il sera possible de mener de front les deux volets. En attendant une solution d'ordre législatif, définissant les différentes notions de patrimoine et les responsabilités afférentes, la réponse, comme par le passé, appartiendra aux communes.

  1. (retour)↑  Les journées étaient organisées par Interbibly/Centre régional des lettres de Champagne-Ardennes, Abidoc Bourgogne, Accolad Franche-Comté et la Fédération française de coopération entre bibliothèques.
  2. (retour)↑  Cf. « Le Patrimoine des bibliothèques publiques », Lettres, n° 8, mai 1986 et « 1988: budget reconduit pour la Direction du livre et de la lecture », Livres Hebdo, no 37, 1987, p. 91-92.