En revenant de la revue

Nicole Le Pottier

La Revue des revues, Villeurbanne, 16 et 17 novembre 1984

En novembre dernier, l'ORAL (Office Rhône-Alpes du Livre) avait organisé, autour des revues, deux jours de rencontres et de débats qui devaient constituer un temps fort dans un ensemble d'actions destinées à promouvoir cette forme d'édition. La plus parisienne des manifestations régionales ou la plus régionale des manifestations parisiennes ? L'ambiguïté n'a jamais été vraiment levée et le malentendu entre les « locaux de l'étape » - les animateurs de petites revues, dans la salle - et les Parisiens -les animateurs de grandes revues, à la tribune - s'est manifesté à maintes reprises, notamment par la voix de l'animateur de l'Estocade (la bien nommée) apportant la contradiction des régionaux déçus : déconcentration donc, plus que régionalisation.

Les revues parlent aux revues

Ces rencontres offraient un point de convergence à plusieurs instances, en dehors de l'ORAL, qui avaient un message à faire passer : c'était pour la Direction du livre et de la lecture l'occasion de lancer ses projets 1985 d'aide aux revues et, plus généralement, de proposer ses offres de bons services aux revues culturelles 1; c'était pour la municipalité de Villeurbanne un moyen de marquer son intérêt pour la lecture, intérêt illustré par ailleurs par la maquette de la future bibliothèque exposée à l'entrée de la salle.

Une relative hétérogénéité du côté du comité de patronage, une homogénéité absolue en revanche chez les participants. Le point de vue qui s'est exprimé tout au long des débats était celui des milieux producteurs de revues; sujets et objets du colloque, ils formaient l'écrasante majorité de l'assistance. C'étaient les mêmes qui peuplaient la salle, la tribune et les stands d'exposition. Les autres acteurs du circuit de la revue étaient-ils présents ? En tant que spectateurs peut-être. Si quelques-uns ont pris la parole, c'était souvent pour se justifier, tel ce libraire défendant sa profession accusée de « ne pas aimer les revues ».

L'impossible définition

« Qu'est-ce qui nous fait courir, nous les producteurs de revues ? » Une série de tables rondes se sont attachées à cerner les différents aspects de cette vaste question en traitant tour à tour des milieux producteurs, des problèmes concrets de la production, de la diffusion et des publics.

L'angle d'attaque était donc circonscrit, la cible l'était moins. La question cruciale, existentielle même, « Qu'est-ce qu'une revue ?» n'avait pas été résolue préalablement. Au cours de la première matinée nous a été administrée la preuve qu'une définition était impossible, preuve par le comptage avec le compte rendu d'une enquête faite par le CEGES 2, preuve par l'histoire avec un exposé sur le passé des revues. Qu'on se rassure, l'absence de définition n'empêche pas qu'on parle... Cela stimulerait plutôt, et, pendant ces deux journées, tout le monde s'est essayé au petit jeu du « une revue, c'est ... ». Chacun a pu reprendre le TGV, la musette pleine de slogans. Pas de définition donc au départ de l'enquête effectuée auprès d'un échantillon de 3 000 revues obtenu par tri aléatoire. L'objectif était d'observer le fonctionnement des revues -uniquement leur versant production bien sûr - en repérant les milieux socio-culturels dont sont issus les promoteurs de revues, les pratiques de production, les freins ou les leviers au développement des revues. Les premiers résultats présentés permettent de mesurer quelques points, la grande diversité des revues, leur caractère éphémère, le bénévolat généralisé parmi les animateurs, l'appartenance du responsable de la rédaction aux couches intellectualisées de la population. Rien de bouleversant, on peut le voir, mais l'enquête n'était pas achevée et on comptait sur les rencontres pour suggérer de nouvelles interrogations.

Ce phénomène avec ses contours mal définis et son contenu protéiforme a ensuite été soumis à l'examen historique. Un exposé présentant le développement des périodiques spécialisés, siècle après siècle, avec tous les grands noms au garde-à-vous, du journal des savants à La Revue des deux Mondes ; et ainsi, on en arrive à l'époque contemporaine où « ça n'est plus ce que c'était », évidemment. Le tout assaisonné d'un zeste de provocation, de cette provocation de bon ton qui-ferait-démarrer-le-débat-s'il-n'était-pas-midi-et-demi; cela consistait à présenter d'une façon schématique, caricaturale et globalisante ce que serait le discours des revues (« nous sommes nobles et indispensables, pillées, a-commerciales et dignes de subventions, victimes des magazines et de l'audio-visuel ») pour en prendre le contrepied d'une façon guère moins schématique, caricaturale et globalisante, tout en donnant des gages d'anticonformisme (un plaidoyer pour les fanzines) et de modernisme (la rituelle conclusion sur les nouvelles technologies).

La nef des fous

Après ces deux interventions extérieures et apéritives, les tables rondes ont commencé.

L'unité ne pouvant se réaliser dans une définition bien close, plusieurs biais se sont fait jour pour contourner l'obstacle et mettre un peu d'ordre et de classement. Le poncif incantatoire « il faut être fou pour faire une revue » ou « une revue, c'est une entreprise un peu dingue », dans lequel tout le monde s'est reconnu, du Magazine littéraire à L'Ivraie. Et puis, selon le bon principe qui veut qu'on se pose en s'opposant, un des signes de reconnaissance a résidé dans un démarquage très net vis-à-vis des autres formes de publications, des magazines spécialisés ou d'information générale en particulier. Cette opposition a pris des nuances différentes, les magazines étant considérés soit comme l'Ennemi, c'est-à-dire l'anti-revue, soit comme un signe des temps auquel il faut se résigner, soit comme un complément naturel des revues, chargé de transformer les idées dont fourmillent ces dernières en air du temps. Un autre leitmotiv a été la célébration de la diversité, du foisonnement des revues, signe de richesse et de dynamisme intellectuels de ce secteur et motif introductif quasi obligé des meneurs de jeu à qui incombait la tâche de faire la synthèse à la fin de chaque table ronde. Cela n'a pas supprimé la tentation du classement et de la typologie. Les critères de distinction les plus fréquemment invoqués tenaient au contenu et opposaient les revues de textes, de photographies ou d'art « qui font ce qu'elles disent » aux revues sur l'art, sur la photographie ou sur la littérature « qui parlent d'un objet extérieur », ou au statut de la revue et à sa position vis-à-vis de l'establishment universitaire ou littéraire et des circuits éditoriaux et distinguait les revues de « toilettage » qui se contentent de célébrer les valeurs déjà consacrées, les revues « baptismales » dans lesquelles se manifeste « l'onction du milieu à de jeunes auteurs » et enfin les revues « schismatiques » en rupture avec ledit milieu. On a reconnu dans ce deuxième classement une version sophistiquée du combat des nombreux petits contre les quelques gros.

Le plancton et les lunettes

Par-delà ces constructions ethnologiques, le grand intérêt de ces journées résidait dans les informations échangées sur le fonctionnement des revues.

La première table ronde, qui s'interrogeait sur les milieux producteurs, a donné lieu à une série d'autoportraits. Chaque présentation tentait de définir, au travers d'un historique de la revue, son « milieu porteur », animateurs et publics, le projet de départ et son évolution. La relative proximité des situations décrites tenait sans doute à une certaine homogénéité des titres présents à la tribune : il s'agissait de revues traitant du domaine culturel, politique ou social, plus ou moins spécialisées, d'Esprit à Espace-temps. Pas de revues de création littéraire, ni de revues de sciences exactes ou appliquées.

Les nuances étaient surtout dues à l'âge de la publication ou à son degré de spécialisation, qui ont déterminé des milieux porteurs plus ou moins définis ou circonscrits. La mise en relation et l'échange d'idées, qui ne se rencontreraient pas ailleurs, sur fond de faillite des idéologies et d'incertitude sur le présent et l'avenir (encore des clichés inlassablement répétés), ont sans doute été les vertus les plus souvent proclamées, que ce soit par XXe siècle qui souhaite faire « la généalogie des interrogations présentes, des inquiétudes actuelles », ou par Esprit qui veut « fabriquer des lunettes pour voir le monde ». Les revues ayant une histoire déjà longue semblent avoir connu des évolutions parallèles : une transformation du projet de départ, pour survivre à la dilution du groupe idéologiquement homogène qui était à son origine, faisant passer la publication du rôle de laboratoire d'idées à celui de « plancton, là où les marées vont et viennent ».

Un peu en marge de ce concert d'ouverture, Autogestion plaida pour la prépondérance de « la dimension du groupe producteur» devant toutes les autres considérations, la permanence de la revue étant déterminée par la seule envie de la rédaction de « vivre ensemble », avec pour seule référence au public le lecteur imaginaire auquel elle s'adresse depuis 1966. Cette dernière figure a été reprise par plusieurs intervenants, soit par pétition de principe contre le « sociologisme rampant » des études de marché - ainsi Photographies, revue de référence, expérimentale et subventionnée, créée pour « faire lire une revue de photographies à des gens qui ne savaient pas qu'ils avaient envie d'en lire une » - soit par impossibilité d'appréhender son public dans notre époque d'incertitudes et d'instabilité -, on se raccroche alors au lecteur imaginaire pour avoir la certitude « qu'on parle quelque part pour quelqu'un » (Silex).

Des livres à plusieurs voix ?

Les débats sur la production des revues, du projet éditorial à sa réalisation, se sont organisés autour de deux questions : comment se définit une politique éditoriale ? Qui la maîtrise ? Le premier thème s'est cristallisé dans un affrontement entre contempteurs et défenseurs du dossier ou du numéro spécial. La généralisation des sommaires thématiques a été dénoncée comme une évolution dictée par la nécessité de survivre, mais nuisible, car de nature à rejeter la revue dans la sphère des livres et à lui faire perdre son identité. A ces arguments, les tenants de la « thématomanie » ont opposé des justifications intellectuelles : la juxtaposition d'articles sur des sujets différents est la marque d'une époque sûre d'elle-même et l'expression d'un dogmatisme; la confrontation autour d'un thème est le nouveau mode de réflexion. A Silex, le projet de départ reposait sur l'hypothèse qu'à une période où les certitudes sont dispersées, un sujet ne peut être traité que collectivement. Les écueils de la formule n'ont pas été niés : les revues qui ne pratiquent que le numéro spécial ne sont pas perçues comme un périodique, ne peuvent pas facilement « fidéliser » un public et bénéficier de l'apport des abonnements. Les rédactions des publications, plus nombreuses, qui mêlent les deux formules sont écartelées entre deux rythmes de travail et deux modes de fonctionnement bien différents.

Les angoisses du rédac'chef

Quand un animateur de revue rencontre un autre animateur de revue, ils se racontent leurs peurs communes. La lutte contre le temps est le lot quotidien des rédactions, chacun s'en est fait l'écho, de la grande revue qui voit « sa planification se déplanifier en se faisant », à la toute petite revue reposant sur une seule personne qui ne sait pas de quoi demain sera fait et avec qui il fera son prochain numéro. Des ordres de grandeur ont été avancés : trois semaines au minimum entre la remise du dernier papier d'actualité et la sortie d'un numéro (mensuel) d'Esprit, un an de préparation pour un numéro spécial de la même revue, trois mois en moyenne entre l'idée d'un article et l'arrivée de la copie pour L'Histoire.

Autre difficulté : garder la maîtrise d'un projet rédactionnel. Plusieurs formules ont été décrites, notamment pour les numéros spéciaux et les dossiers. Certaines revues (Les Cahiers français, par exemple, ou Autrement pour la majorité de ses numéros) confient la rédaction à une compétence extérieure, la rédaction permanente se réservant le souci de veiller à la cohérence avec l'esprit de la revue et au respect des délais; d'autres au contraire limitent la contribution des extérieurs à la fourniture d'un article entrant dans le cadre d'un numéro. Quelle est la liberté d'une rédaction vis-à-vis des articles qui lui sont proposés ? Question épineuse qui met en cause la réalité du choix éditorial, qu'il soit assumé par un homme seul ou par un comité de rédaction. Raison présente se demande comment résister à la pression des jeunes chercheurs qui doivent publier et XXe siècle ne veut pas être une « revue-portefeuille de la recherche »; Economie et humanisme tente de trier entre les auteurs qui écrivent pour écrire et ceux qui ont réellement quelque chose à dire. Ont été dépeintes, dans le même ordre d'idées, les affres de la négociation avec les auteurs d'un article à refuser ou à « reprendre » entièrement, la préférence pour la commande - ou au moins pour une proposition d'article négociée -, la méfiance pour les articles spontanés arrivés prêt-à-publier (95 % ne correspondent pas à l'orientation de la revue estime-t-on à Projet). Les revues ont du mal à vivre leur fonction de « boîte à lettres pour les gens, nombreux, qui tentent le passage à l'écrit ».

La diffusion revue et corrigée

La délicate question de la diffusion a été abordée en deux temps : la parole a été donnée aux éditeurs, puis aux diffuseurs. Les représentants des revues à faible tirage (l'Atelier du gué et Didier-érudition) se sont fait l'écho des difficultés majeures rencontrées par la plupart des publications présentes, qu'elles se diffusent elles-mêmes ou qu'elles confient ce soin à d'autres : l'absence de budget publicitaire, le poids des abonnements institutionnels et la difficulté pour toucher les lecteurs individuels, les écueils de la vente au numéro en librairie. Leur était opposé le marketing jubilant, jeune et dynamique, d'Autrement dont le directeur, lui-même homme de marketing, a su allier « les techniques modemes de gestion à la garantie intellectuelle » et s'est assuré la connivence nécessaire avec son diffuseur, le Seuil, en abordant les sciences humaines sous une forme « plus jeune, plus moderne, plus journalistique ».

Du côté des diffuseurs et des distributeurs, on a présenté des expériences : HORDE, à Toulouse, qui est spécialisé dans la diffusion des revues littéraires et artistiques dans le Grand Sud, Diffusion populaire, à Paris, qui fait l'intermédiaire entre une centaine de revues et les libraires. Le rôle du bon libraire - celui qui aime les revues - était tenu par le représentant de La Hune, qui s'efforce d'assurer la vente de 430 titres dont presque 200 épisodiques et éphémères et qui se heurte à l'ennemi commun, les NMPP (Nouvelles messageries de la presse parisienne) qui ont l'exclusivité pour certaines publications. Distique a apporté le point de vue responsable-qui-remet-les-pendules-à-l'heure en appelant les animateurs de revues à plus de cohérence et de réalisme dans leurs options et notamment dans le choix d'un mode de diffusion adapté à leur nature. Le débat entre numéros spéciaux et numéros « normaux » s'est prolongé sur un autre terrain : la première formule se met en place comme une collection, dans la seconde un numéro chasse l'autre.

Les aides, revue de détail

La question de la diffusion contenait également celle des aides officielles. Les organismes concernés sont venus expliquer le sens et les modalités de leur action, car une des finalités de ces journées était de faire l'inventaire des difficultés et des propositions de solutions. La Direction du livre et de la lecture a annoncé un train de mesures en faveur des revues pour 1985: une aide du CNL (Centre national des lettres) à la diffusion à l'étranger par le truchement d'abonnements gratuits à 140 revues proposées à 50 « points d'appui » hors de France, reprise, pour les revues, du principe de l'aide au premier roman et de l'aide à la poésie (crédits d'achats aux bibliothèques) qui a fait ses preuves bien que (est-ce vraiment un scoop ?) « les bibliothécaires n'aiment pas en général qu'on leur force la main ». La philosophie du CNL a été rappelée : aider les publications à s'installer pour durer mais non à se créer; en d'autres termes ne pas se laisser prendre au chantage d'un droit à l'édition devant lequel tout devrait plier.

La Commission paritaire des publications et agences de presse, plusieurs fois prise à partie au cours des débats, a eu l'occasion d'expliquer les conditions à remplir pour bénéficier des avantages fiscaux et postaux consentis à la presse ainsi que les modalités et les limites de son action.

Le catalogue des aides s'est achevé par une intervention du représentant du ministère des Relations extérieures sur les actions de celui-ci dans ce domaine : fonds d'aide à l'exportation, activités d'Unipresse, rôle des centres culturels français à l'étranger.

Au bout du compte, deux journées consistantes, à condition de ne leur demander que ce qu'elles pouvaient donner à entendre : le discours des producteurs de revues culturelles sur eux-mêmes, qu'on pourrait sans doute résumer en une phrase : « pourvu que cela dure ! ». Il fallait aussi se sentir peu ou prou du milieu, ou avoir la curiosité zoologique...

  1. (retour)↑  Par opposition aux revues scientifiques, qui sont sous la protection de plusieurs organismes en -ist.
  2. (retour)↑  Le rapport de cette enquête demandée au CEGES (Centre d'études et de gestion économiques et sociales) par l'ORAL a été publié dans Actualité Rhône-Alpes du livre, n° 6, p. 8-32.