Recherches sociolinguistiques et interdiscursives sur la diffusion et vulgarisation des connaissances scientifiques.
Daniel Jacobi
L'ouvrage de Daniel Jacobi a été présenté, le 30 novembre 1984, comme thèse pour l'obtention du Doctorat d'état ès-lettres (mention : sémiologie et linguistique). Sur deux volumes, d'un total de huit cents pages, dont on apprécie la présentation et l'illustration (excellentes reproductions iconiques). Daniel Jacobi va montrer que ce qu'il est convenu d'appeler la «vulgarisation », si souvent déjà interrogée et analysée, est un objet à facettes variables. Pour cela, un point de vue, explicitement exposé dès le début, est choisi : on traitera, comme direction fondamentale, de l'ensemble des problèmes de la diffusion/vulgarisation effectuée par les chercheurs eux-mêmes, que ce soit dans la « communauté scientifique » ou dans le plus vaste « domaine public ». On abandonne donc l'hypothèse du « tiers-actant vulgarisateur », ce « troisième homme », intermédiaire entre la recherche ésotérique du savant et le public (grand ou moyen) qui constitue le gros de la clientèle des médias. Ce choix qui exclut de focaliser sur le « tiers-actant » ne signifie pas que la problématique de celui-ci soit oubliée ou négligée. L'ouvrage consacre son début à se situer parmi les travaux, thèses ou articles, qui n'aperçoivent la vulgarisation que comme un lieu-vitrine, avec tout son clinquant mythifiant-mystifiant, où la science s'expose et s'exhibe, et par là-même se dévalorise, dans un vaste exercice de duperie-séduction.
L'originalité du travail de Daniel Jacobi est, en décentrant le questionnement sur l'acte de vulgariser, - pour, en fait, valoriser celui-ci -, de poser le problème dans le grand ensemble du champ de la « reformulation ». Il y a des actes qui sont de re-dire et/ou de ré-écrire des discours déjà dits, et/ou écrits. Mais, cette fois, l'agent reformulateur ce sera le chercheur lui-même. Et l'on tentera de décrire, d'analyser, d'expliquer les stratégies adoptées et les procédures discursives engagées. On est situé, alors, dans la problématique englobante de l'« altération » : comment rendre autre un objet-source (discursif ici), tout en essayant d'obtenir un objet équivalent, c'est-à-dire d'éviter l'altérité où disparait l'objet-source. N'est-ce pas à ces questions que l'on est affronté quand on réfléchit aux problèmes de la diffusion des langages techniques et scientifiques ? Apercevoir, donc, les démarches, les procédés et les effets produits de cette « re-formulation » (par le savant lui-même) relève en premier lieu de quelques enquêtes, on s'en doute. Daniel Jacobi a choisi, comme appui principal, la revue La Recherche, sans négliger d'autres supports, comme Science et Vie. L'enquête prend deux directions, les chercheurs, les lecteurs. Entretiens, questionnaires permettent d'apercevoir les motivations et le travail de la reformulation des chercheurs dans les canaux et réseaux des contraintes éditoriales ; de détecter les modes de lecture du public et l'utilisation faite ensuite des articles, dans les nécessités de l'enseignement ou de la recherche. C'est là, à ma connaissance, une des bonnes (et rares) enquêtes conduites sur l'amont et sur l'aval d'un « produit reformulé ».
Autre moment qui retient l'attention : il est impossible et non-explicatif de traiter comme un « en-soi » les procédures de reformulation. C'est pourquoi Daniel Jacobi les situe dans le réseau des stimulations et des contradictions du « champ scientifique », au sens que lui donnent les travaux de P. Bourdieu. Il ne sert à rien, en effet, de se cacher les mouvements d'émulation ou de concurrence qui ébranlent en permanence la communauté scientifique. Reformuler c'est aussi prendre place, et, autant que possible, place lisible et visible par d'autres. Devenir un auteur reconnu et légitime conduit à élargir le cercle : aller au-delà des limites du familial (la communauté restreinte des pairs) et gagner le large du public médiatique. Aussi reformuler ne va-t-il pas sans évaluation/appréciation, évidemment, des places, mais aussi des discours, ou plus exactement, de l'interdiscursivité, au sens que le terme connaît depuis les travaux de Bakhtine. La reformulation est écriture d'un discours autre, parmi d'autres. Mais ce discours prend forme, et non seulement place, parmi, avec, contre d'autres discours, venus du passé, ou élaborés dans l'actuel contemporain. L'inspiration de qui vulgarise est aussi, sinon d'abord, mémoire des autres discours, de leur vocabulaire, de leur terminologie codée, de leur rhétorique. Les phrases reformulées sont originées dans le discours premier (lui-même déjà pris aux lacs de l'interdiscursivité), mais aussi dans les discours concurrents. L'enquête de Daniel Jacobi suit alors les voies que la linguistique a tracées dans le domaine de l'analyse du discours, et. singulièrement, sur le terrain de la paraphrase. Démarche qui a le mérite de croiser les résultats des enquêtes précédentes, d'obédience sociologique, avec ceux des analyses linguistiques. Dans le même temps, et en plus des travaux de Bakhtine, sont convoqués ceux de Benveniste, et de Jakobson ou de Harris, pour ne citer que les majeurs. On lira comme preuve de cette investigation serrée, détaillée, précise, dans la deuxième partie, au chapitre deuxième, la longue et passionnante histoire des écrits que l'affaire du « veau aux hormones » a suscitée. L'analyse montre comment les discours se modifient, comment, au fur des reformulations, le signifié et le signifiant du « DES » évoluent, en corrélation avec les nécessités économiques, sociales, médiatiques. Travail exemplaire.
Deux autres moments de l'ouvrage vont m'arrêter : tout ce qui est dit des dimensions scripto-visuelles du discours de vulgarisation, et la méthode informatisée d'analyse des contextes discursifs. Sur le premier point, toute la troisième partie de l'ouvrage développe des analyses originales. Travail considérable de type « sémio-linguistique » sur la fonction reformulante des images et des illustrations, de ce que Daniel Jacobi dénomme « le cortège iconique ». Une typologie détaillée, parfaitement définie, des formes scripto-iconiques précède la mise en relation de celles-ci avec les autres procédures de l'iconicité : page publicitaire, affiche, ou bande dessinée. L'important est de conduire l'interrogation non pas sur les fonctions illustratives ou décoratives de l'image, mais sur l'articulation du texte écrit, par essence analysant et conceptualisateur, et des icônes reformulant aussi le discours. Autrement dit, comment un concept, et par quels opérations ou calculs, peut-il se transformer en image ? Question qui sera occasion (l'aurait-on attendu ?) de rencontrer Freud et le « travail du rêve »: en particulier le concept de « figurabilité ». Mais aussi Rabelais, par le truchement, une fois encore, de Bakhtine et du discours carnavalesque. Interrogation audacieuse et profonde où les zones du désiret de la transgression se trouvent questionnées et analysées, vivement. On lira donc tout ce que Daniel Jacobi propose sur « l'image-réaliste-grotesque », dans le discours de vulgarisation ; on lira, bien sûr, mais on ne manquera pas de regarder, non sans plaisir, les parfaites reproductions offertes. Sur le second point, on sera reconnaissant à l'auteur d'avoir fait un « bon usage » des outils mathématiques et informatiques. Lorsqu'on veut traiter un corpus ample et établir les comparaisons indispensables entre les documents de départ et les documents d'arrivée, lorsqu'on exige d'y voir clair, minutieusement, dans le travail d'écriture reformulante, il faut détecter des « mots-pivots », et les analyser dans les contextes où ils fonctionnent. Le fichier manuel, est, pour ce type de traitement, devenu obsolète et inefficace. Daniel Jacobi, en collaboration avec Claude Condé (Laboratoire de mathématique, informatique et statistique de la faculté de Lettres de Besançon, dirigé par le professeur Massonie) met au net un logiciel-programme (ILTEPIC) qui conduira à une analyse factorielle des correspondances, à partir de quoi l'interprétation trouvera à se développer. L'essentiel, me semble-t-il, dans ce genre d'analyses, tient dans le respect effectif du discours réalisé, c'est-à-dire, dans la résistance à toute réduction. Il convient de garder le détail des énoncés, de respecter formes des mots et constructions syntaxiques, si l'on veut percevoir les points où les variations sont pertinentes. On retiendra la probante analyse qui met à jour l'importance des pronoms relatifs dans les procédures de reformulation.
Savoir utiliser, pour un travail aussi précis qu'il est ample de propositions, la typologie des traductions de Roman Jakobson, les travaux les plus contemporains sur la paraphrase, de Harris ou de Catherine Fuchs, les recherches de Marie-Françoise Mortureux sur le langage de la vulgarisation, intégrer à l'appareil méthodologique des concepts venus de Bourdieu, mais aussi de Bakhtine et de Freud, c'est courir le risque d'un reproche d'éclectisme téméraire. Mais le risque surmonté conduit à la réussite quand, de manière insistante, et immédiatement lisible au lecteur attentif, une thèse forte vectorise cet ensemble conceptuel; la thèse d'un continuum, du texte-source au texte-vulgarisé, continuum qui connaît des étapes et différents moments de reformulation, et qui montre comment, effectivement, la science peut être diffusée, sans être altérée ni déformée ; comment la recherche scientifique peut atteindre, sans perdre sa force, un vaste public de lecteurs.