Figures du divertissement scientifique à la télévision

Éric Fouquier

La conception générale que l'on se fait de la vulgarisation à la télévision découle partiellement des techniques et de l'école d'interprétation qu'on utilise pour y parvenir. Une approche sémiotique, appliquée à un corpus d'émissions sur la biologie générale (Planète Bleue, 2002, l'Avenir du Futur, Santé, etc.) conduit à caractériser ce discours comme un genre absolument spécifique, que sa finalité et son écriture distinguent à l'évidence de la vulgarisation au sens habituel, comme d'ailleurs des genres télévisuels " Formation " et " Information ". On présente ici les douze " figures " majeures du discours télévisuel de vulgarisation, qui fondent sa spécificité.

The common idea we can have about popularization at the TV is partly due to the techniques and the school of interpretation we follow. That kind of treatise is qualified as very specific : its aims and transcription differentiate it strongly not only from the popularization in the usual sense of the word, but also from the televisual styles : "training" and "informing". This article displays the twelve figures which build the specific nature of the televisual treatise for popularization.

Le mercredi 6 janvier 1981, pour la première fois dans l'histoire de la télévision française, la science faisait son apparition sur les écrans très convoités du début de soirée, aux heures de plus grande écoute. L'émission s'appelait Planète bleue, spectacle scientifique mensuel offert par Laurent Broomhead. Objectif : « Envoyer sur l'antenne à 20 h 35 la gueule d'une molécule. Cela fera un choc aux télespectateurs » 1. Ce qui se produisit effectivement. Et ce fut un succès. Au printemps 82, la chaîne concurrente, TF 1, remplaçait l'Avenir du futur de Robert Clarke, programmée à des heures tardives, par l'émission scientifique des frères Bogdanoff, diffusée une fois par mois à 20 h 30 : ce fut 2002, l'Odyssée du futur. Très vite après, on put assister également au succès des premières émissions psychologiques Psy-show, introduites par Pascale Breugnot, sans oublier les performances isolées, comme l'émission Vive la crise, qui attira, sur Antenne 2, le 22 février 1984, 30,9 % de télespectateurs, soit au moins 10 millions de personnes. Entre 1981 et 1984, un nouveau genre télévisuel arrivait ainsi en phase de maturité : le Spectacle scientifique grand public. C'est à lui que cette réflexion est consacrée 2.

Champ de l'étude

Quelques remarques et définitions liminaires pour nous conduire à cerner notre objet d'étude et à le cantonner à l'intérieur d'un champ aux frontières convenablement étroites.

Le genre divertissement

En simplifiant beaucoup, on peut isoler trois grandes dates dans la science télévisée, correspondant à la naissance de trois écoles dont on reconnaît encore aujourd'hui sans difficulté les produits. La première remonte à 1954, avec la naissance des « médicales » d'Igor Barrère et Etienne Lalou, dominées par l'archétype du reportage. La seconde naquit avec le développement d'une autre figure, celle du débat, introduite, semble-t-il, systématiquement dans la production télévisuelle en 1966 (F. James et H. Brusini, 1984). Le troisième courant dérive du précédent, dont il se distingue par le rôle accru que prend le journaliste dans l'émission, par la construction du studio comme un véritable laboratoire à partir duquel on analyse et on modélise la réalité, de manière souvent spectaculaire. C'est de ce dernier courant que nous allons nous occuper, écartant ainsi de la discussion les genres du reportage (exemple : le magazine Santé) et du débat (exemple : Les dossiers de l'écran) comme bien sûr aussi les flashes d'information scientifique apparaissant de temps à autres dans les journaux télévisés.

Le cas de la biologie

Plutôt que de laisser à l'arbitraire, aux préférences, ou au hasard le choix de notre corpus, c'est à un principe de composition thématique qu'il a été délégué : étudier toutes les émissions des dernières années traitant de la biologie. Pourquoi cette science plutôt qu'une autre ? Parce que d'une part sa sophistication extrême, ainsi que l'invisibilité, dans la génétique, de ses objets fondamentaux, la rendent a priori imprésentable au petit écran en une heure de temps, et donc obligent les vulgarisateurs à forcer leur talent; parce que, à l'autre bout de la chaîne, côté réception, elle jouit d'une faveur générale auprès du grand public, polarisation collective à laquelle la forme, le contenu, et le nombre des émissions font écho, ce qui les rend par hypothèse intéressantes à observer. Toutefois, cette restriction thématique ne vaut qu'au plan des procédures d'investigation, en regard desquelles elle est tout simplement commode. La contrainte ne concerne pas la portée des analyses, dont les conclusions vaudront pour toutes les émissions scientifiques du « 3e courant », biologiques ou non.

Le niveau sémiotique

Pour construire une émission, on se doute qu'il ne suffit pas d'enchaîner librement des mots et des plans sans autres contraintes que celles fixées par la micro-syntaxe des phrases et des séquences. Fonctionne en effet, dans tout discours audio-visuel, une manière de code, comme fonctionnent, dans les contes, une morphologie globale, dans les mythes, une structure, dans les récits, une logique, etc. Par l'image du code, il faut entendre ici un vaste système formel, une sorte de programme ou de modèle calibrant ou normalisant ce qui peut passer à l'écran, par la définition et la délimitation de certains standards pour les rôles, les thèmes, les tons, le langage de l'émission ou du magazine. Pour le dire autrement, lorsqu'il construit son émission, le journaliste scientifique a en tête un certain nombre de recettes, de préceptes, de règles de savoir-faire, qu'il applique en continu, délibérément, instinctivement ou inconsciemment, le résultat à l'écran étant, pour partie, une matérialisation - une réalisation - desdites règles et formes. Ce sont elles qui nous intéresseront.

Comme les vocables choisis l'auront laissé deviner, ni les règles, ni le modèle, ni les formes ne sauraient être assimilés à des « conditions de production » externes aux émissions. La conception défendue ici n'est pas causaliste. Elle prend pour centre d'intérêt un autre niveau, dont on voudrait dire par contraste mais peut-être imparfaitement, qu'il est intérieur aux textes, au sens où l'on entend que les structures profondes sont intérieures aux textes qu'elles articulent, même si elles sont de prime abord, et même un peu après, dérobées aux regards dé qui les chercherait. Il s'agit, on l'aura reconnu, du niveau sémiotique.

Les figures

C'est aux figures du divertissement scientifique télévisé que nous nous intéresserons plus particulièrement. Une illustration simple permettra de fixer pour l'instant les idées : dans la vulgarisation, il est une habitude que les analystes citent traditionnellement (et ceci pour la décrier), qui est celle prise par les journalistes divulgateurs de « vedettariser » un tantinet les scientifiques, de fabriquer à partir de leur personne des « stars-de-la-pensée » dotées stéréotypiquement d'audace, de dévouement au bien de l'humanité, d'une faculté géniale de pénétration du réel, mais pénalisées par un grand isolement, héros malheureux de la pensée, incompris de leurs pairs jusqu'à ce qu'éclate la suprématie de la théorie dont ils sont les seuls inventeurs etc. Que l'on se souvienne d'Einstein, dans sa vulgate. Cette constellation stable et répétitive de traits agrégés par le discours de vulgarisation autour d'un thème particulier, ici celui du savant, c'est précisément cela que nous appelons une figure, et c'est donc cela que nous étudierons.

Pour ajouter quelques touches à la peinture qui vient d'être esquissée, j'insisterai encore sur le fait que les figures sont des formes intérieures aux émissions, au coeur même de leur signification, au centre du message qu'elles délivrent, dont elles participent étroitement à la structure et à la substance, et non pas à son univers extérieur de détermination -n'étant ni des causes, ni des origines, ni des sources, ni des motivations. A cela, il faut ajouter que les figures sont des types (au sens où ce terme s'oppose, dans la philosophie analytique, à celui d'occurence, ou token), c'est-à-dire qu'elles sont par rapport aux images et aux signes dans lesquelles elles s'illustrent à l'écran, dans la position d'un modèle par rapport à son exécution, d'une essence par rapport à une existence, d'une idée platonicienne par rapport aux choses qui la manifestent, ou d'un idéal-type par rapport aux comportements sociaux réels qui le mettent en œuvre.

Les figures sont ainsi exprimées par et dans )a matière audio-visuelle, mais elles ne sont pas cette matière elle-même. A cause de cette relative indépendance vis-à-vis des marques ou des signes qui les illustrent, les figures sont susceptibles, comme on le verra bien assez tôt, de s'investir dans tout un éventail de formes matérielles différentes.

Les « Mœurs oratoires »

Il en va des émissions comme des textes sacrés : si l'on n'y prenait garde, leur exégèse pourrait n'avoir pas de fin. Par prudence, il faut donc a priori sélectionner parmi les figures étudiables une classe, et une seule, d'objets de curiosité, restriction permettant d'effectuer corrélativement, au niveau des marques matérielles porteuses des figures, une vaste coupe sombre. Toute la question est alors de faire le bon choix, et de procéder à la coupe avec le bon rasoir. La raison commande de respecter deux impératifs : que la classe de figures retenue soit par hypothèse spécifique au genre divertissement scientifique; qu'elle soit en outre inexplorée, en tant que thème et support d'une analyse - une de plus ! -sur le langage de la divulgation scientifique.

La distribution des rôles dévolus aux partenaires spécifiques de la communication constitue une classe de figures correspondant aux conditions mentionnées. Par la notion de rôle, on entend l'ensemble des conduites et des statuts prêtés conventionnellement (rituellement) par le discours aux êtres impliqués dans le processus de divulgation, soit : les scientifiques, leurs opposants, les journalistes divulgateurs, le public qui regarde, la société future qui bénéficiera des découvertes, etc. Ces conditions (traits de personnalité, qualités, rôles), ces moeurs - que se forgent les locuteurs dans et par leur comportement verbal, et que l'ancienne rhétorique appelait des « moeurs oratoires » (au sens de « mœurs construites au coeur même du discours »), ce sont donc elles que nous étudierons ici.

Ayant ainsi cantonné notre objet à l'intérieur d'un territoire aux frontières commodément étroites -dans le champ des figures répétitives et distinctives qui, au sein des émissions de divertissement scientifique, modélisent les rôles et les statuts des protagonistes de la vulgarisation - nous pouvons maintenant, et d'ailleurs nous le devons aussi, passer à la description de cet objet.

Douze figures de la science télévisée

Drama

Pour qui regarde les émissions des Broomhead, Bogdanoff, Desgraupes, Lalou et Barrère, en faisant mentalement la comparaison avec le genre pédagogique ou scientifique, il vient une première impression vite confirmée par de nombreux indices : celle qu'on lui raconte une histoire.

Plutôt qu'une progression logique, du général au particulier, ou classificatoire, chapitre après chapitre, le discours procède selon une progression orientée, enchaînant souvent, les unes après les autres, les grandes dates qui ont fait l'aventure de la biologie, où se succèdent pères fondateurs et disciples brillants. Presqu'aucune émission ne laisse échapper cette opportunité de faire de l'histoire à propos de la science : l'histoire n'est-elle pas, à la télévision, la science à succès ? Mais la forme du récit ne se marque pas seulement dans la chronologie. La morphologie de la représentation lui en est aussi redevable, dans la mesure où l'on met en piste, sous nos yeux, des hommes et des actions qu'il est difficile de ne pas rapporter aux fonctions canoniques du récit. Et cela d'autant plus que de petites saynètes interrompent souvent les explorations de la caméra, dans lesquelles des acteurs et parfois des savants jouent les morceaux d'anthologie de l'aventure scientifique. La biologie apparaît alors comme une quête, celle du bien de l'humanité ; prise en charge par des sujets dotés de qualités exceptionnelles ; assistés de cet adjuvant mystérieux, leur génie; en butte aux forces énigmatiques de l'obscurité et de l'ignorance... et ainsi de suite selon cette logique narrative à laquelle, paraît-il, on n'échappe pas, quoi qu'on dise (Greimas 1979, p. 247). Qu'y a-t-il alors d'étonnant que la télévision, à son tour, utilise cette inusable recette ? Et qu'elle lui réserve la plus haute marche du podium : le titre de l'émission lui-même, dans Saga et dans l'Odyssée du futur ?

Personnes

S'il fallait définir, en la caricaturant beaucoup, l'instance scientifique construite par un article standard en biologie, on dirait qu'elle est impersonnelle (comme le sujet de la Science en général), et collective. En effet, l'époque est révolue où un homme seul (Vinci, Pic de la Mirandole) pouvait détenir la totalité du savoir humain. Aujourd'hui, en biologie génétique par exemple, la profusion et la spécialisation des travaux de pointe obligent les chercheurs à se cantonner dans des secteurs si étroits s'ils veulent conserver la maîtrise de ce qui s'y dit et s'y fait, que la discipline en est au point où seule la communauté scientifique - éventuellement réunie en colloque - détient effectivement l'intégralité du savoir sur tel ou tel secteur de recherche (lui-même déjà très spécialisé; par exemple : les oncogènes) 3. Que devient ce discours fragmenté lorsqu'il passe au petit écran ? Il subit une sorte d'inversion de polarités, comme si, de ce savoir pulvérisé dans le champ planétaire de la communauté scientifique, la télévision ne voulait pas. Elle va donc coaguler, c'est-à-dire circonscrire son grand récit de la recherche dans une géographie, si possible exigüe (campus, laboratoire), et l'incarner autant que faire se peut dans un petit nombre de consciences qui en deviennent garantes et dépositaires. Avec la figure de la personnalisation viennent alors ces effets en kyrielle que sont l'accent sur les récits de vie, plus que sur des idées, la relativisation de la science par rapport aux hommes qui l'ont faite, l'intérêt porté aux aspects privés de la science... bref, tout ce qui constitue aussi l'objet des courants modernes en sociologie scientifique et en épistémologie. Mais le sujet est bien connu, aussi je ne m'attarde pas 4.

Emphase

Quelle image les biologistes donnent-ils d'eux-mêmes dans les textes scientifiques qu'ils écrivent ? Vivant dans la hantise de l'erreur qui brise une carrière, dans la méfiance des pairs lecteurs qui sont aussi des concurrents, dans la conscience du caractère hautement provisoire de chaque résultat, vite oublié au profit de ceux qui suivront, dans la certitude, enfin, qu'en biologie, « ce qu'on sait, c'est qu'on ne sait rien », les savants se présentent dans leurs textes de manière plus souvent défensive qu'ambitieuse, ils préfèrent l'hypothèse à l'affirmation, et le ton problématique aux modalités assertoriques et apodictiques 5. Mais lorsque viennent les caméras de la télévision, comme sous l'action d'un philtre, ce langage précautionneux s'inverse en discours d'importance 6. Les titres des émissions nous y préparent : Lhistoire de la vie, La place de l'homme dans l'univers, Les codes de la vie, La révolution cellulaire ne sont pas de minces sujets. Mais, sous ces chapeaux prestigieux, derrière ces promesses magistrales, que l'on n'attende pas des chercheurs eux-mêmes des développements hypothétiques sur les microscopiques recherches qui font le socle de la génétique contemporaine. Savants et professeurs nous produisent plutôt des assertions universelles, quitte à les « gonfler » quelque peu: untel expose la composition interne de l'ADN (Acide Désoxyribo-Nucléique), l'autre les modes d'écriture de la vie, celui-ci promet sous peu la maîtrise du vivant, tel autre affirme pouvoir facilement découper un gène, etc. Certes, par ailleurs, on maintient les restrictions d'usage. Mais précisément par ailleurs.

Car l'emphase, et les manières de stars, les savants l'ont vite appris des journalistes et des publicitaires, c'est le tribut qu'il faut payer pour étaler son audience (certains savants et journalistes s'obligent toutefois à un jeu différent : ainsi Jacques Monod répondant d'un « Les scientifiques ne rêvent pas » à une proposition emphatique de son interviewer sur la génétique « maîtresse du vivant »; ainsi Michel Tregguer mettant en difficulté, sur le plateau de son émission, tel savant trop sûr de la valeur de ses découvertes, en lui exhibant quelques féroces critiques publiées à son endroit dans la presse spécialisée).

Themata

Depuis toujours la science a provoqué des recherches sur la science qui, aujourd'hui, aboutissent notamment à la découper en deux zones : d'une part, l'activité scientifique privée, celle des rêveries et des fantasmes, où s'enracine la découverte, et dont il ne sera pas fait état, tout au moins pas franchement, dans cette deuxième zone qu'est la science publique, qu'enregistrent les revues scientifiques et les monographies. Pour caricaturer : ici, en façade, le savant procède avec des concepts; mais là, en coulisse, il opère avec un humus thématique, véritable matière première de l'imagination scientifique. La base en est composée par des visions du monde simplifiées (Themata, Weltbild, ou Weltanschauung), constructions mentales invérifiables, irréfutables, à tendances nettement littéraires, à vocations franchement culturelles, aptes à expliquer toutes sortes de choses, et pas seulement les objets d'étude du savant, et exprimées généralement sous forme d'images synthétiques à fort « pouvoir d'invasion des consciences ».

Or, « pour une raison X, c'est quand ils s'adressent à un public de profanes que les scientifiques sont plus susceptibles de mettre à découvert leurs présupposés thématiques, normalement implicites par ailleurs » 7. La télévision, il va sans dire, se fait un devoir de ne pas les brimer. C'est même ravie de l'aubaine qu'elle enchaîne comme autant de perles ces themata-chocs que sont l'hélice ADN, le Livre de la vie, son écriture, son code, les bactéries ouvrières, l'usine cellulaire, l'arbre génétique, le dédoublement du même, ou clonage, l'alchimie de la vie ou bébé-éprouvette, etc. Plutôt que de laisser monter le logos à l'écran, qui constitue le niveau secondaire (au sens freudien) de la biologie, les journalistes préfèrent favoriser, à travers ces images, l'émergence de son ethos primaire, celle des implicites philosophiques qui l'encadrent, de la métaphysique qui l'oriente, et du socle imaginaire qui le fonde. Nos émissions ne se battent pas sur le terrain de la science, mais sur celui de la culture et des représentations.

Libération

La recherche fondamentale, on le sait, fait partie d'un tripôle comportant deux autres secteurs avec lesquels elle entretient des rapports plus ou moins lointains; la recherche appliquée forme l'un des autres champs, où travaillent d'autres savants pour opérationna-liser les découvertes des premiers (par exemple : pour mettre au point le protocole de synthèse chimique d'une molécule dont la structure a été « lue » par les fondamentalistes); le développement est le troisième pôle, où interviennent deux partenaires supplémentaires, les industriels et le public (par exemple : pour fabriquer à grande échelle la molécule de synthèse, et pour l'utiliser) 8.

Ces trois secteurs, séparés et parfois même opposés dans la réalité du monde scientifique, se trouvent rassemblés en une même unité, sous le regard des caméras de la télévision: la science au petit écran représente indissociablement une aventure intellectuelle, une percée technologique, et un progrès humanitaire. Il est même de règle que les émissions débutent par les retombées sociales de la science, et fréquemment elles s'y attardent, voire s'y consacrent complètement. Il en résulte que le spectacle scientifique campe face au savant, incarnation omnisciente d'un savoir sûr de lui, un sujet social collectif bénéficiaire des objets de savoir que découvre le premier pour son bien et sa libération, et des objets utiles qui en découlent un jour ou l'autre, aptes à le sauver, l'aider, etc. Le thème est lui aussi bien connu, aussi je ne m'y attarde pas plus qu'il n'y a guère 9.

Enquêteur

Au grand récit de la science, tel qu'on nous le donne à voir dans le monde réel, il faut maintenant ajouter que ces émissions en superposent très généralement un second, à savoir celui, développé pendant la durée même de l'émission, de la quête par le journaliste des secrets enfermés dans les laboratoires et les cerveaux de la science. Le spectacle scientifique adopte en effet toujours peu ou prou la forme de l'exploration intellectuelle, parfois même à suspense, dans la grande tradition du récit déductif. Habituellement, la recherche commence, ainsi que les meilleurs contes, par l'exposé d'un manque initial prêté au récepteur, qui devient ainsi le bénéficiaire désigné de la recherche d'information. « Mais que sont ces fameuses biotechnologies ? » (Les codes de la vie); « Mais qu'est-ce que c'est qu'une cellule?» (La révolution cellulaire). L'objet de la quête une fois posé - produire une représentation intelligible de tel aspect du savoir - l'enquêteur se met au travail. En dépit de quelques épreuves (de passagères incompréhensions vite surmontées), le processus d'élucidation et de déchiffrage de l'obscur objet scientifique se poursuit à grand train. La fin de la quête exploratoire coïncide avec l'épuisement du sujet : c'est lorsqu'on a fait le tour du problème, c'est-à-dire dans le cas d'enquête publique (la bien nommée), le tour du plateau; c'est lorsque le travail de représentation a été entièrement accompli, que l'enquêteur peut interrompre sa quête.

Circulateur

Parlant de la recherche contemporaine en biologie, la télévision, on l'a vu, nous tient simultanément des propos sur son histoire et sur sa géographie. Il est temps maintenant de dire qu'elle ne se contente pas d'en parler: elle nous y promène. D'abord, par ses images, elle nous transporte dans le temps (Voici le parcours temporel de l'émission des Bogdanoff, L'Odyssée du futur, que le paradoxe, dans son nom, signale d'emblée comme prometteuse de ce point de vue : 1952 - moins un milliard d'années-Moyen-Age-futur indéterminé-moins 4 milliards d'années-naissance de l'univers -1831 - 1920 - etc.); parfois même le narrateur rejoint le « grand imagier » dans ses lieux reculés : Grischka, par exemple, est expédié à l'ère secondaire, où il côtoie un dinosaure. La télévision nous transporte aussi, c'est là son grand atout, aux quatre coins de l'espace (toujours avec les Bogdanoff : Paris - USA - stratosphère - Angleterre - Autriche - USA - Stockholm - Harvard - Paris - planète indéterminée-etc.), ainsi que tout au long de l'échelle dimensionnelle (elle nous fait circuler de l'Angstrôm à l'année-lumière, en occupant l'écran, tour à tour, avec des atomes et des galaxies). Enfin, elle nous promène aussi sur l'axe modal, où s'échelonnent maintenant des points de vue au sens non plus spatial, mais cognitif du terme : ainsi la biologie à la télévision est tantôt saisie à travers le genre comédie (Pasteur, orateur à l'Académie des Sciences - Desgraupes), tantôt dans le style muséographique (reconstitution du bureau de Pasteur - Broomhead), ou par l'interview, le reportage à la caméra-vérité, le débat, le récit indirect, etc.

On nous objectera que ce sont avant tout des moyens, valant surtout pour ce qu'ils permettent, à savoir le succès du travail de représentation; ils ne seraient pas là pour eux-mêmes, mais pour faire comprendre. Voire. Car tout porte, à l'inverse, à considérer cette figure qu'est la circulation incessante, mouvementée, véloce du foyer de la perception et de la narration, comme un ingrédient indispensable du divertissement scientifique, en l'absence duquel on serait même tenté de se demander si ces spectacles garderaient un seul téléspectateur.

Spectator

Média visuel, la télévision est condamnée à montrer quoi qu'il arrive des images. Mais il y a plusieurs manières de le faire. Abordant un sujet scientifique, où habituellement la démonstration l'emporte sur la monstration, le savoir sur le voir, la recherche de l'intelligible sur celle du visible; enquêtant par-dessus le marché sur la biologie génétique, qui évolue dans des grandeurs inférieures à celles que saisissent les microscopes électroniques les plus perfectionnés, et qui donc ne visualise jamais ou presque ses objets (un gène se signale indirectement, il ne s'affiche pas), la télévision, prenant le contre-pied, va opter pour un message global de spectacularisation, dans les deux sens du terme : un divertissement qui se regarde.

Dès leur générique, les émissions scientifiques se donnent comme des divertissements destinés à un public de badauds spectateurs : musique planante, visuels paradoxaux ou mystérieux, bouts de films tournés depuis un satellite, images artificielles, tout concourt à « dire » la distraction à venir, d'ailleurs promptement matérialisée par tout l'arsenal du grand spectacle télévisuel: plateaux somptueux, caméras par dizaines, duplex acrobatiques, scènes façon théâtre, films, bref: tous les ingrédients habituels du divertissement et du spectacle.

Le parti-pris de distraction se reconnaît d'ailleurs jusque dans les détails du montage, jusque dans les relations entre les voix off et les images. On ne l'apprendra à personne : il existe des relations texte-image qu'on pourrait dire « coalescentes », lorsque par exemple les visuels sont en relation thématique évidente avec la narration, l'illustrant, la complétant, la simulant, etc. Il en est d'autres, à l'inverse, qui réalisent une forme de « dehiscence », lorsque des visuels - que les journalistes appellent des « images-prétextes » - défilent sur l'écran sans relation apparente, autre que très lâche, avec ce qui s'y dit : ainsi, pendant que parle le savant, on nous montre le parc qui l'environne, puis la caméra se promène dans la pièce où il se trouve, et picore ici ou là quelques images de laborantins au travail (Lalou-Barrère); ou bien, alors que la voix off du reporter nous parle de l'hybridation des corneilles, l'image montre un de ces oiseaux dans la nature, furetarit partout à la recherche de brindilles pour faire son nid (Desgraupes). Ce genre d'images-prétextes induit chez le récepteur, dans les deux sens du terme, une distraction. Il en résulte en effet, d'une part un clivage de son attention, divisée entre le texte qu'il écoute (porteur du message scientifique) et l'image qu'il voit (véhicule du spectacle). D'autre part, cette « dis-traction » du regard sur des visions parallèles au propos central, parce qu'elle va à l'encontre de la concentration, et la met en vacance, procure habituellement, on le sait, un léger repos de l'esprit, un relâchement, une « dis-traction » dans le second sens du terme.

Les spectacles scientifiques à la différence des films pédagogiques, utilisent constamment des images-prétextes 10, construisant ainsi un récepteur en état de distraction. Mais il est simultanément construit comme le sujet d'un spectacle qui s'apparente, si l'on veut bien nous pardonner ce terme excessif, à une forme de « voyeurisme ». On entend d'abord par là que le spectacle scientifique, ayant installé son enquêteur en pôle d'identification, et mobilisé sur lui les regards du récepteur, emmène imaginairement ce dernier avec lui courir çà et là, fouiner, ouvrir des portes, observer par-dessus les épaules, entrer dans des lieux interdits, parfois même pénétrer la matière, et faire un tour en son cœur, bref : participer en voyeur extérieur au dévoilement de l'obscur objet scientifique. La psychanalyse, ici, aurait son mot à dire,

Mais le thème finalement banal de la révélation du caché (« Il n'y a de science que du caché » écrivait Bachelard) se double ici d'une dimension nouvelle, en ceci que les hommes de la télévision (parfois appelés « gens d'images »), lorsqu'ils cherchent à communiquer ce savoir sur l'objet scientifique, utilisent à un degré exceptionnel le canal du voir, confiant à l'observation et au contact optique avec les choses une fonction éminente, et lui accordant visiblement un pouvoir de séduction autonome dans la communication. Autrement dit, plus importante que la saisie intellectuelle des problèmes, paraît celle, visuelle, de leur inscription dans la réalité.

Le grand focalisateur

« Le vulgarisateur n'est pas le monsieur qui sait. C'est le monsieur qui fait comprendre le monsieur qui sait au monsieur qui ne sait pas », écrivait l'un d'entre eux au début des années 60, en ajoutant : « Il est l'intermédiaire et c'est tout » (François de Closets). Cette position basse, ce rôle de médiateur efficace mais effacé, habillé des attributs négatifs de la dépossession qu'on attache ordinairement au rôle du traducteur et du porte-parole, il est improbable que les vulgarisateurs du spectacle scientifique l'accepteraient encore aujourd'hui. Car entre-temps ils sont, comme on l'a souvent dit, « montés au créneau ». Et du rôle d'intermédiaire, ou 3e homme, entre cité savante et cité tout court, ils ont fait, si l'on ose dire, une charge d'ambassadeur. Pour commencer, on a fort civilement reconverti les savants « premiers hommes » en témoins extérieurs et muettes cautions, si bien qu'aujourd'hui deux « hommes » seulement restent en piste, au niveau tout au moins de la relation de communication directe, celle qui se fait en face à face, les yeux dans les yeux : le communicateur et son public. Occupant maintenant la scène toute entière, dominant son sujet plus qu'il n'est dominé par lui, sans mentor derrière lui pour contrôler ses « traductions », ni amoindrir ses responsabilités, ni diminuer d'autant les bénéfices symboliques attachés à la transmission du savoir (ce dont tous les professeurs non chercheurs tirent leur dignité), le vulgarisateur nous tient maintenant un discours dont il est clairement la source, et non plus le relais, dans un style globalement direct (« les molécules sont »...) et non pas indirect (« la science dit que les molécules sont »). Enonciateur unique et permanent, il parle sans effort apparent le langage scientifique, nous donnant souvent l'impression, qu'ayant préalablement fait le tour du problème, il en sait plus long qu'il ne le dit et qu'en somme il se met à notre portée.

En concentrant les feux de la rampe sur la personne des vulgarisateurs, la télévision se construit ainsi les vedettes qui font monter ses audiences; du même coup, elle attache à la vulgarisation scientifique une nouvelle figure, celle qu'on appellera, sans ironie : le grand focalisateur, ayant pris sur lui de focaliser les regards, et, focalisateur dans un deuxième sens du terme, de filtrer pour le spectateur le discours scientifique 11.

Profession : communicateur

Souvenons-nous de l'austérité monacale, frisant le dénuement, des genres scientifiques du passé : le reportage avec la caméra sur l'épaule, ou la réunion de groupe autour d'une table basse. Et que l'on regarde maintenant l'équipement hautement professionnalisé de nos spectacles scientifiques, les plateaux de Broomhead avec leur dizaine de caméras, l'ordinateur Honeywell Bull traitant en simultané les appels adressés aux 10 standardistes de SVP, les séquences en duplex, ainsi que le décor spatial des Bogdanoff, les images incrustées, les mémoires de trame, les extraits de micro-cinématographie, les maquettes, les films. Entouré ou précédé de ces dispositifs sophistiqués, procédant avec aisance, le journaliste - en « technicien du savoir pratique » (Sartre) - exprime alors son aptitude à communiquer le savoir, par sa maîtrise spectaculaire .(et fortement mise en spectacle) des images qui font mouche, des mots qui portent, des explications qui éclairent, des instruments qui informent, par la domination évidente d'une instrumentation complexe, quitte à refaire pour nous, de ses propres mains, certaines expériences hautement sophistiquées : ainsi, les Bogdanoff reprenant en studio l'expérience de Miller, ou bien s'installant au microscope électronique, ou Broomhead se lançant dans une décomposition, en éprouvette, de goudron par des bactéries (mais si rapidement - à peine la durée d'un spot publicitaire - que cela en deviendrait profondément obscur... si le message n'était ailleurs).

La communication, nous disent ces émissions, est devenue une spécialité, et peut-être même une science, qui ne saurait s'improviser : sous le gant de velours du focalisateur, sentez la main de fer du communicateur professionnel 12, derrière les pirouettes en direct du funambule, voyez le métier d'une équipe. Les spectacles scientifiques sont ainsi une deuxième fois dans nos émissions une vitrine de la science, mais science maintenant dont la chaîne dépend étroitement: quelque chose comme la médialogie -que l'on ne saurait confondre avec la pédagogie.

Bénéficiaire

La production du discours est la fonction du communicateur. Mais qu'en est-il de son vis-à-vis, de ce télespectateur présumé et construit dans la substance même de « l'échange » en face-à-face qui se déroule durant l'émission ? Il y est d'abord doté de deux caractères majeurs se déduisant par complémentarité de ceux du communicateur : il y est présumé intelligent, puisque comprenant aisément les propos d'un journaliste clairement intelligent. Il est aussi construit comme une nature curieuse, réputée se poser des questions, s'intéresser à tout, et tout vouloir comprendre (« Mais, demanderez-vous... ? »; « Pourquoi donc ceci ? parce que... »); et c'est d'ailleurs précisément pour assouvir cette curiosité présumée, et construite explicitement, que bien souvent s'amorce la recherche de l'enquêteur.

Notre destinataire hérite, en d'autres termes, de deux qualités dites d'état - par opposition aux qualités dites de faire que l'on pourrait imaginer en leur lieu et place, comme c'est le cas dans les textes scientifiques, où une participation « intellectuelle » est demandée au lecteur (se reporter aux courbes, comparer, constater, etc.) et comme dans les jeux télévisés, où une active participation « ludique » est également proposée au télespectateur 13. C'est que le spectacle scientifique a choisi de demander le moins possible à un public présumé réticent. Il le construit ainsi sous la figure générale du bénéficiaire d'un don sans contrepartie, celui d'un « dossier » complet sur tel ou tel aspect de la science, et il s'emploie surtout à dérouler diligemment autour de la place centrale qu'il lui a réservée, le large panorama du savoir contemporain. La boucle est ainsi fermée : face à la performance expressive du communicateur, on voit s'édifier la performance d'intellection de son récepteur. Et c'est ainsi qu'est mis en fonctionnement le spectacle général de la « communicabilité de la science ».

Influenceur

Dans les grilles de la télévision, il existe des programmes qui sont si visiblement autonomes, que leur passage à l'antenne revient à construire momentanément la chaîne où ils apparaissent comme une sorte de pur réseau de distribution, une infrastructure sans substance, un simple support : les écrans publicitaires sont de ceux-là, ainsi que les retransmissions sportives internationales, les films de cinéma, les feuilletons étrangers, le théâtre, l'opéra. A l'inverse de ces cas, où l'unique rôle significatif de la chaîne a consisté à accepter ou bien à refuser d'accueillir les programmes en question, il existe des émissions qui, de toute évidence, engagent la créativité de la chaîne, son image et ses effectifs : le journal télévisé en est un exemple, ainsi que les télé-films, les variétés, les émissions d'information et, on les attendait, les spectacles scientifiques. De ces derniers, en effet, parce que rien à l'écran ne permet d'inférer qu'ils ont été achetés ou fabriqués à l'extérieur, on jurerait qu'ils sont émis depuis les locaux de la chaîne, et par elle produits, ordonnés, financés et enfin cautionnés. Au sein des émissions d'« image de marque », que disent de particulier les magazines scientifiques sur la chaîne qui les produit ? Je dirais qu'ils construisent le canal et ses hommes comme les pilotes d'un dispositif sophistiqué d'influence sur les représentations collectives, acteurs culturels ultra équipés dont le but est de faire pénétrer le désir de la science dans les consciences.

En effet, quand les hommes du canal affichent leurs intentions, ils montrent qu'ils construisent une machine de persuasion. La première pièce en est l'installation, à l'écran, de certains groupes sociaux ostensiblement définis comme sièges de quelques opinions majeures à propos desquelles la science, de son côté, a aussi quelques mots à dire. Or -deuxième pièce de la machine de persuasion - les questions, les opinions ou les doutes qu'on a ainsi présentés (voire sollicités) manifestent souvent d'eux-mêmes (sinon, on les y aidera) un certain degré de fausseté ou de naïveté : ici, nous sont montrés des publics américains, partisans du création-nisme et rejetant les acquis de la théorie de l'évolution; là, c'est l'image courante de la fécondation comme « plantation d'une graine dans le ventre de la mère » qui sera mise en cause; ici encore, c'est l'idée selon laquelle le cancer « ça s'attrape » que l'on interrogera, sans parler des multiples évocations de visions pré-scientifiques aujourd'hui dépassées (le système de Ptolémée, la génération spontanée, etc.).

La troisième pièce de la machine de persuasion vient d'elle-même : la tâche du communicateur consiste à emmener avec lui son public, à la rencontre de nouveaux systèmes de représentation, de nouvelles Weltanschauung 'scientifiques propres à remplacer celles que le doute méthodique vient de détruire sous ses yeux. La machine a maintenant sa forme définitive, à ce détail près que - dernière habileté - l'être que l'émission persuade (lorsqu'elle le fait ostensiblement), elle ne le présente pas comme une image de son téléspectateur hic et nunc (« Vous à qui je parle personnellement»), mais comme celle d'une collectivité indifférenciée; chacun peut, de ce déniaisement, tirer des enseignements sans se sentir spécifiquement concerné.

Conclusion

Est-ce le choix de notre niveau d'observation ? De nos objets de curiosité ? De notre théorie ? Nous n'aboutissons guère aux résultats que tout habitué de la littérature sur la vulgarisation serait en droit d'attendre (pour autant qu'il n'en connaisse que ce que nous-mêmes en savons). Car celle-ci, précisons-le, propose globalement deux grandes écoles de pensée, que l'on baptisera ici théories de la traduction et de la trahison 14, par rapport auxquelles nous nous trouvons également en désaccord.

La première nous vient de la sociologie de la science, et l'on y attache notamment les noms de Paul Lazarsfeld, de Thomas Merton et d'Abraham Moles. Selon cette conception, le vulgarisateur s'interposerait entre la science et le grand public dans l'unique but de rétablir une communication devenue impossible par le fait d'un décalage grandissant entre les langages de ces deux populations. Praticien des deux codes, et habile locuteur d'une « langue moyenne », son rôle consisterait alors à reformuler l'une dans l'autre en veillant principalement à la fidélité de la transposition, et donc à la parité résultante du discours de la science avec celui de sa vulgarisation (Moles et Oulif, 1967).

Comme il était à prévoir, un point de vue inverse s'affirma rapidement au sujet de la fidélité présumée des traducteurs et il en découla, peu après, un second modèle général : celui de la trahison, qu'on associe aujourd'hui aux noms de Habermas (et avec lui toute la critique franckfortienne de la sciento-technologie), de Baudoin Jurdant et de Philippe Roqueplo (respectivement: 1969 et 1974). En le caricaturant beaucoup (le parti-pris de brièveté m'y oblige), ce modèle constate dans le langage de la vulgarisation une pseudo-parité: certes, ce langage a une « allure » scientifique, et certes une forme qui donne le change, mais son contenu est fantaisiste, erroné, imprécis, en bref : il offre une matière à 100 lieues de la science. La conclusion en est que la vulgarisation fournit une « culture en simili (Maldidier), qu'elle « revêt la science d'un habit spectaculaire (Roqueplo) pour mieux instaurer un « mythe de la scientificité » (Jurdant), afin de servir une « techno-structure désireuse, à des fins de stabilité politique, d'« empêcher tout partage du savoir qui serait simultanément véritable et généralisé » (Roqueplo : 1981, p. 16).

Ces deux conceptions n'avaient pas élu pour objet la vulgarisation télévisée. L'eussent-elles fait, qu'elles auraient peut-être découvert une toute autre musique, obligeant à constater que ce n'est pas la parité, réelle ou simulée, mais bien la rupture, réelle et affichée, qui caractérise les relations entre la science et sa vulgarisation télévisuelle. Elles auraient en effet rencontré deux discours aux antipodes l'un de l'autre, éloignés de toute la distance qui sépare la science de la culture; le discours abstrait, du verbiage imagé de la pratique quotidienne; la démonstration rigoureuse et impeccable, de la distraction et du divertissement; l'édification patiente du savoir, de la régulation interactive du corps social; la description positive du réel, des grands systèmes philosophiques de représentation du monde; les impératifs contraignants de la logique, des recettes séduisantes du récit, etc.

Mais il y a plus. Car la rupture en question, loin d'être un pur phénomène de discours, semble provenir d'un état de fait sociologique plus général, mettant en cause les statuts respectifs des institutions scientifiques et mass-médiatiques, aujourd'hui. On ne peut ignorer, en effet, que les actes de communication sur lesquels nous nous sommes penchés et que nous avons décrits ici sous l'angle étroitement sémiotique, et traités, comme in vitro, dans leur aspect exclusif de phénomènes de communication, au prix d'une mise entre parenthèses de toutes leurs autres caractéristiques, on ne peut oublier qu'ils sont aussi des faits sociaux, et qu'en tant que tels, loin d'être des « monades » sémiotiques ne trouvant leur principe qu'en elles-mêmes, ils sont à leur tour enchâssés dans un réseau complexe de déterminations dont ils proviennent et qui, en retour, les explique.

Au rang de celles qui viennent immédiatement à l'esprit, il faut citer la modification générale des rapports de force entre le monde intellectuel et celui des médias. Car si, jusqu'à la fin des années 60, les scientifiques n'avaient rien à gagner à s'exposer face au grand public, et s'ils pouvaient ainsi s'offir le luxe de prendre les journalistes de haut, la situation est toute différente aujourd'hui, où certains profils de carrière semblent inclure de plus en plus souvent des prestations dans les mass-médias. Ne doit-on pas voir dans ce nouveau statut de demandeur qui est maintenant celui du chercheur vis-à-vis du vulgarisateur disposant, lui, des clefs donnant accès à l'écran, une des causes du ré-équilibrage visible des rapports de force symboliques en faveur de ce dernier ?

Un autre facteur s'ajoute au précédent, pour en accentuer les effets : c'est la montée en légitimité des métiers de la communication à destination de la masse. Car il est devenu clair que la télévision ne peut pas être considérée comme un simple média, c'est-à-dire comme un canal neutre par lequel n'importe qui pourrait véhiculer n'importe quel message. Elle apparaît au contraire, à l'expérience, comme un dispositif de communication très spécialisé, comme une redoutable sélectionneuse au sein des modes de communication, requérant de la part des professionnels qui la font et la dirigent des compétences spécifiques. Afin de maîtriser et stabiliser cette relation très particulière avec l'écoute de masse, écoute dont les taux s'effritent pour un oui ou pour un non, écoute que l'analyse des scores d'audience démontre inconstante, émotive, distraite, distante, « poreuse », il faut peut-être d'autres techniques que celle du pédagogue, d'autres séductions que celles de la raison : cela, les politiques l'ont bien compris et, pour la science, les vulgarisateurs aussi. Fondé ou non, il y a là un déterminisme concret. Il est clair en ce qui concerne la science à la télévision, que la pression de l'écoute, mesurée aux scores d'audience, est à l'origine de bien des choses, à commencer par l'allure délibérément séductrice de certaines figures (Emphase, Personnes, Spectator, Circulateur, Libération, etc.). Mais il faut encore ajouter que les vulgarisateurs sont des hommes multi-médias, diffusant aussi la science dans bien d'autres cadres, qu'il s'agisse de débats, de journaux quotidiens, de revues, de films pédagogiques, etc. Chacun, pour des raisons pratiques évidentes, a dû se faire une philosophie sur les possibilités spécifiques de sa palette de canaux, et tous semblent s'entendre pour accorder à la télévision de masse un seul rôle : celui d'introductrice à tel ou tel secteur de la science. A charge pour elle d'intriguer, de séduire, de sorte qu'on ait envie, au-delà d'elle, d'aller plus loin, de lire par exemple la rubrique scientifique de son journal, d'acheter une revue, qui sait ? une encyclopédie. Le divertissement scientifique ? On se le représente, du côté des professionnels, comme une sorte de méta-information, en quelque sorte une publicité dont le but serait de conduire à l'information véritable.

Par suite, si l'on veut bien considérer l'état actuel du jeu des rapports de force entre les journalistes scientifiques de la télévision et les chercheurs du champ scientifique ; si, de plus, on veut bien tenir compte de la logique interne de la machine mass-médiatique, et des impératifs que l'audience fait peser sur elle; si, enfin, on prête attention au « fonctionnalisme » des vulgarisateurs, pour lesquels chaque média hérite d'un rôle spécifique dans une chaîne globale de divulgation, distribution dans laquelle la télévision joue le rôle d'introductrice, si l'on veut bien tenir compte de tous ces paramètres, on sortira peut-être renforcé dans l'idée que la spécificité du langage télévisuel qui en résulte n'est pas superficielle, mais tout à fait fondamentale.

Ce serait dès lors lourdement se tromper que de vouloir évaluer le divertissement scientifique, face au discours savant, par référence à une quelconque parité des langages. S'il fallait produire une théorie unifiée de cette forme de divulgation scientifique, il ne pourrait s'agir, ni d'un modèle général de la traduction, ni d'un modèle de la trahison, mais d'un modèle de la construction, rendant acte à la télévision d'élaborer, à partir d'un discours scientifique-origine, un produit radicalement autre. Ce produit est autre en ceci qu'il prend pour pôles l'histoire, la philosophie et la métaphysique des sciences, davantage qu'il ne traite de la science proprement dite; autre en ceci qu'il se bat sur le front culturel, pour agir sur les systèmes de représentations populaires, et non pas sur le front cognitif, pour accroître les compétences techno-scientifiques; autre enfin en ceci qu'il développe et promeut une logique discursive typiquement mass-médiatique, « roulant » bien davantage pour la télévision (pour le 4e pouvoir) qu'il ne le fait pour l'académie.

  1. (retour)↑  Intelligences, 23 rue La Boétie, Paris 75008; LEM, 26 avenue de Lamballe, Paris 75016.
  2. (retour)↑  Laurent BROOMHEAD, Le Nouvel Observateur, 16-23 janvier 1981.
  3. (retour)↑  La recherche présentée ici fait partie d'un programme d'étude sémiotique et sociologique sur la vulgarisation scientifique à la télévision, qui comporte deux parties. La première aborde les émissions du pomt de vue du langage qu'elles tiennent, en s'interrogeant notamment sur les « figures » qu'il contient, pour s'attacher à les décrire (volet critique) et à les modéliser (volet théorique). La seconde traite du problème de leur réception, en s'attachant symétriquement à construire les règles utilisées par les télespectateurs pour l'interprétation de ces émissions. Cette seconde étude, assurée par Eliséo VERON est actuellement en cours. Il ne sera question ici que du volet critique de la première partie. L'étude a été menée dans le cadre, et grâce au soutien des sociétés d'étude et de recherche en communication Intelligences et Sorgem. Les crédits de recherche alloués à l'étude provenaient, pour partie, du ministère de la Culture (Fonds de l'action concertée, 1982 « La communication audio-visuelle ») et, pour partie, des deux sociétés précitées.
  4. (retour)↑  La question est abordée brièvement dans A. MENDEL, 1980.
  5. (retour)↑  Sur la vedettarisation des savants par la télévision : R. CHANIAC (1984), P. ROQUEPLO (1981). Sur les courants d'analyse préoccupés de la "Science privée" ; P. FEYERABEND (1979), G. HOLTON (1981), B. LATOUR (1979)
  6. (retour)↑  Cf. à ce sujet, P. BOURDIEU (1976), B. LATOUR et P. FABBRI (1977), B. LATOUR (1981).
  7. (retour)↑  Philippe ROQUEPLO (1974) impute à la vulgarisation en tant que telle ce type d'effet, ce qui est indéniable, mais en situe la responsabilité du côté des mass-médias, ce qui semble faire trop bon marché de la collaboration active des mandarins à la fabrication de leur occasionnelle enflure.
  8. (retour)↑  G. HOLTON (1981 : 34 note 1). Le titre de la figure est issu de cet ouvrage, entièrement consacré aux Themata.
  9. (retour)↑  Les rapports entre la recherche fondamentale et la société sont fréquemment analysés comme lointains (mais certes pas inexistants) dans la mesure où les pertinences, les axes de recherche, les problématiques légitimes, etc. dépendent autant, sinon plus, des enjeux internes au champ scientifique, que des enjeux de la société civile, hormis quelques cas isolés montés en épingle (recherche nucléaire, cancer, etc.) (cf. P. BOURDIEU (1976), T.S. KUHN (1983)).
  10. (retour)↑  On trouvera dans J.F. LYOTARD (1979) une réflexion approfondie sur les personnages du récit scientifique dit de « libération ».
  11. (retour)↑  Non, je ne suis pas sans savoir que l'on fait avec ce que l'on a, et que la pauvreté des images d'archives, dans certains cas, explique bien des choses. Mais elle n'explique rien dans les cas les plus fréquents, ceux des tournages ad hoc.
  12. (retour)↑  Dans l'émission Vive la crise (février 1984), cette figure arrivait à son point d'incandescence par l'interprétation hautement « jouée » qu'en donnait Yves Montand, ainsi que dans l'impression d'ensemble qui en résultait : que le discours économique avait dérivé hors des cénacles où il se tient d'habitude.
  13. (retour)↑  « Discourir de l'objectivité des journalistes, c'est parler du sexe des anges. C'est de la théorie. Quand on est journaliste, ce que l'on veut, c'est faire son métier. C'est pour cela que je préfère employer un autre mot: professionalisme ». Christine OCKRENT.
  14. (retour)↑  L'opposition entre qualités de faire et d'état est reprise, ici, des études faites à son propos par A.J. GREIMAS (1979).
  15. (retour)↑  Respectivement : Figures de la traduisibilité de la science et de la critique radicale, chez Daniel JACOBI, à qui j'emprunte la substance de ses descriptions (1983:109-126).