La paléontologie à la portée de tous

Yves Coppens

Un chercheur en paléontologie fait le bilan de son activité de vulgarisation. Les canaux utilisés vont du feuilleton radiophonique à la conférence, en passant par l'exposition. La simplification du discours scientifique ne signifie pas complaisance ni trahison du sujet. Journaliste et savant sont complémentaires.

A paleontologist strikes the balance of his popularization work. For that purpose, radio serials, conferences and exhibitions are often used. Simplifying scientific language does not mean talking out of complaisance, nor betraying the subject matter. Journalists and searchers are complementary.

les voies de la vulgarisation

BBF. Comment avez-vous été amené à faire de la vulgarisation ?

Yves Coppens. Un peu par hasard mais aussi un peu par nécessité : la paléontologie et la préhistoire exercent une certaine fascination sur le public - le problème des origines de l'homme par exemple - et j'ai donc été sollicité très tôt. A l'époque, faire de la vulgarisation était loin d'être une activité reconnue; j'ai donc un peu hésité tout d'abord à m'y lancer et puis il s'est trouvé que j'ai beaucoup apprécié ces rencontres avec le public; persuadé en outre que c'était mon devoir de vulgariser, j'ai donc décidé de persévérer. Plus exactement j'ai décidé de ne pas refuser les sollicitations, dans la mesure de mes disponibilités naturellement, et de ne pas aller moi-même au devant d'elles.

BBF. Cela peut mener loin...

YC. En effet, beaucoup de critiques étaient alors émises à l'encontre de tout effort de vulgarisation. Je me suis néanmoins efforcé de garder, contre vents et marées, cette politique de diffusion et j'ai d'ailleurs pour cela utilisé de nombreuses formes de transmission, depuis les circuits classiques (conférences, entretiens à la radio ou à la télévision, ouvrages, expositions) jusqu'à des moyens beaucoup plus originaux; c'est ainsi que j'ai aidé à la création d'une pièce de théâtre « Le Plus que passé » qui circule dans les écoles en mettant en scène l'Australopithèque, l'Homo erectus, l'Homme de Néandertal et l'Homo sapiens. J'ai participé à la réalisation de disques : il s'agissait, non pas de chanter l'Homme de Cro-Magnon, mais de répondre aux questions posées par un groupe d'enfants.

Dans le registre extra-scolaire, je suis intervenu à titre de conseiller scientifique dans la création du Parc de Saint-Vrain, où il fallait réaliser des représentations - en plastique - d'hommes préhistoriques pour composer de petites scènes caractérisant des grandes époques. J'ai rempli des fonctions analogues pour l'édition de timbres-poste au Congo ou au Tchad représentant les faunes disparues ou l'Homme fossile. J'ai également travaillé pour un feuilleton radiophonique, Lucie, qui a été diffusé tous les matins pendant trois mois; il s'agissait alors de retracer les conditions de la découverte de Lucie, mais aussi de la resituer dans son environnement naturel et « humain ». Tout cela est extrêmement éclectique, mais je crois qu'il faut accepter les véhicules proposés par les professionnels de l'information dans la mesure où l'information reste rigoureuse.

Amuser sans travestir

BBF. Est-ce qu'il est vraiment possible de simplifier sans travestir ? Quels sont les éléments qui peuvent être mis en avant lorsqu'on fait de la vulgarisation ?

YC. Il est évident qu'on est obligé de simplifier le discours scientifique mais il demeure possible de nuancer et de relativiser son propos. Je fais de nombreuses confé

rences où j'expose ex abrupto par exemple que l'Australopithèque est l'ancêtre de l'homme. Il est en effet probablement son ancêtre, mais il est aussi son contemporain et son cousin. Je propose, de la même façon, une véritable fresque de l'évolution de l'Australopithèque à l'Homo sapiens, évidemment beaucoup trop belle pour être vraie. J'explique ensuite au public que ce schéma est fondé sur un certain nombre d'hypothèses et d'interprétations et qu'il est donc susceptible d'évoluer. Ce genre de réserves provoque amusement ou déception, mais jamais rejet car le public est sensible à l'honnêteté de la démarche.

Il y est d'autant plus sensible que les méthodes de la recherche lui auront été expliquées. Je suis d'ailleurs persuadé que tout se prête à la vulgarisation, aussi bien le résultat, spectaculaire ou non, d'une recherche que sa méthode : prospection géologique par exemple, repérage des couches fossilifères, fouilles, techniques de datation, etc... Tout cela reste attractif, car les gens sont séduits par la logique d'ensemble.

Tout sujet comporte matière à enthousiasme, voire à émerveillement : certains thèmes sont par définition plus « accrocheurs » que d'autres, mais tous suscitent l'intérêt du public, dont on a généralement tendance à sous-estimer la curiosité. La présentation, cela va de soi, doit s'adapter au sujet et à l'auditoire.

BBF. A quoi vous paraît dû le développement de la vulgarisation dans votre discipline ? Intérêt à base métaphysique pour l'origine de l'homme, ou nécessité pour une discipline de défendre son image de marque, qui a pu être remise en cause par des canulars tels que l'homme de Piltdown * ?

YC. C'est le premier élément qui me paraît déterminant; l'intérêt pour l'origine de l'homme intègre bien évidemment une composante métaphysique. Le darwinisme, le concept d'évolution des espèces, soulève encore controverses et passions : l'exposition Ancestors au Musée d'histoire naturelle de New-York a dû être protégée des créationnistes. La diffusion de l'idée fondamentale de l'évolution devrait d'ailleurs être encore plus développée qu'elle ne l'est. La paléontologie n'a pas vraiment souffert de canulars tels que celui de l'Homme de Piltdown qui restent, au bout du compte, mal connus.

BBF. La paléontologie et la préhistoire sont des disciplines extrêmement médiatisées. On a l'impression que la logique de personnalisation des médias télévisés se retrouve à tous les niveaux de vulgarisation : le récit se focalise sur un site, un chercheur...

YC. C'est vrai et c'est inévitable pour plusieurs raisons : à partir du moment où une personnalité est un tant soit peu connue, c'est vers elle que vont se tourner automatiquement les médias. Mais cette attitude est préparée par le fonctionnement de la recherche elle-même, la signature de tout article scientifique est en effet personnalisée tout comme l'est la participation à des conférences ou à des émissions télévisées. Mais il est évident que participer à des émissions télévisées confère, en plus, une notoriété particulière, si fugitive soit-elle; personne n'est totalement insensible à cet aspect-là. Il m'arrive souvent de terminer une conférence en projetant une série de diapositives présentant les différents membres de l'équipe de recherche, mais ce n'est là qu'un succédané; il faut cependant essayer de limiter ce phénomène de vedettariat. Je ne suis pas partisan par exemple de l'idée, souvent agitée, de spécialiser dans chaque laboratoire un chercheur ès relations publiques et vulgarisation.

Entre la complaisance et la rigueur

BBF. La paléontologie, telle qu'elle est vulgarisée, détache quelques événements-choc qui forment les différents plans d'un paysage harmonieux : le creusement du Rift africain, la découverte de Lucy, le chaînon manquant... Peut-on véritablement parler de continuité entre cette composition et le discours scientifique ?

YC. Je répondrais oui. Il y a indéniablement une part de merveilleux dans tout discours de vulgarisation, mais imprimer quelques idées-force n'est pas nécessairement trahir l'exposé scientifique. Je pourrais vous citer l'exposition que j'ai montée, il y a quelques années, sur les Origines de l'homme. Tout était finalement organisé autour de deux principes directeurs, la dimension du temps, symbolisée par les volées de marches de l'escalier central, et la notion d'évolution, illustrée par la succession de 500 pièces. C'est dans la même optique que je suis tout à fait partisan d'un film comme La Guerre du feu. Scientifiquement parlant, ce film véhicule un certain nombre d'hérésies ; il télescope par exemple en deux heures de projection une évolution de plus d'un million d'années : on passe de l'Homo habilis ou de l'Australopithèque à une civilisation proche du Néolithique. J'estime pourtant que le réalisateur a bien su restituer certaines composantes fondamentales, comme par exemple le dénuement et la dispersion de ces premiers hommes, les dangers de leur existence et je crois que le raccourci ne supprime pas complètement la notion de durée. Je dirais que c'est un film impressionniste et qu'il a permis au public de ressentir certains aspects de la précarité de la vie préhistorique.

Ce qui compte, en définitive, c'est le résultat; donner une réponse aux questions que se posent les gens, et la demande est forte; les registres d'évaluation remplis par les visiteurs de l'exposition sur les Origines de l'homme sont éclairants à cet égard. Les gens veulent savoir et une information, même incomplète, même élémentaire, rassure.

Le discours et la terminologie évoluent bien sûr, de l'article de revue scientifique à l'exposé à l'Académie des sciences ou à la leçon au Collège de France, mais je ne crois pas qu'il y ait de rupture entre le discours savant et le discours vulgarisateur; même si la terminologie change, le discours tente de refléter, dans tous les cas, le même résultat. C'est au scientifique, qui possède parfaitement la matière, de veiller à ce que le changement ne dépasse pas un certain seuil. Toute la question est là : où se situe l'équilibre entre la complaisance et la rigueur ? Je crois que ce sont des choses qui se sentent, qu'il n'est guère possible de définir a priori.

BBF. Mais alors quel rôle assignez-vous aux journalistes ? La paléontologie a maintes fois été vulgarisée par des médiateurs...

YC. Il n'y a pas d'exclusion. Certes, l'intervention du savant me paraît fondamentale et je me félicite de voir maintenant le CNRS demander systématiquement à chaque chercheur le détail de ses activités de vulgarisation. Je n'aurais pas cru, il y a vingt ans, que les critères d'évaluation des carrières des chercheurs évolueraient si rapidement... S'il est bon que le savant sorte de sa tour d'ivoire, cette démarche n'est pas cependant aussi simple qu'elle en a l'air. Il se pose évidemment le problème de l'expression de son discours et de sa compréhension.

En France, où la vulgarisation est à un stade discret, l'intervention des deux partenaires, le journaliste et le scientifique, est souhaitable. Le journaliste connaît le public; il est mieux à même de définir les canaux de vulgarisation et de formuler le message. Au surplus il exerce son activité de façon permanente alors que l'intervention du savant ne peut être qu'épisodique. J'ai participé aussi à la documentation de différents ouvrages écrits par des journalistes ; je ne me sens nullement en position de concurrence avec Robert Clarke, par exemple, mais en position de complémentarité.

  1. (retour)↑  Le gisement découvert à Piltdown en 1912 se composait d'un crâne contemporain et d'une mâchoire d'orang-outang... La supercherie ne fut officiellement reconnue que plus de trente ans après.