Les jeunes travailleurs et la lecture

par Martine Cardi-Poulain

Nicole Robine

Avec la collab. de Marie-Claude Cadillon, Roland Ducasse et Mireille Vagne-Lebas.
La Documentation française, 1984. - 266 p., 23 cm.
ISBN 2-11-001230-7.

L'ouvrage de Nicole Robine analyse les relations qu'entretiennent avec la lecture les jeunes travailleurs. Les interviews de 75 jeunes, hommes et femmes de la région bordelaise, âgés de 18 à 23 ans, lui permettent de distinguer cinq types de comportements : les initiés lisent depuis leur enfance, les nouveaux lecteurs ont découvert la lecture à la fin de leur scolarité, les modérés lisent peu, essentiellement des périodiques, les récalcitrants sont « non lecteurs militants» et enfin les accaparés, non lecteurs le plus souvent, n'ont ni vie culturelle, ni activité de loisirs hors du cercle familial. Des initiés aux accaparés, la lecture de livres et de périodiques est peu à peu supplantée par la lecture exclusive de périodiques, puis par la non lecture.

La maîtrise de l'acte de lire influe très largement sur les pratiques : aisance du déchiffrement, maîtrise du vocabulaire, capacité de concentration et d'abstraction sont autant de facultés qui demandent un effort démesuré à celui qui ne les possède pas : « Le livre c'est une cruauté », en conclut un jeune pâtissier.

L'école, qui a été souvent le seul lieu de contact avec la lecture, laisse des empreintes contradictoires; beaucoup contestent la lecture obligatoire ou les types d'ouvrages étudiés en classe : « Balzac, des trucs comme ça, c'était des vieux bouquins, c'était monotone, toujours pareil». Certains regrettent de n'y avoir pas acquis une valeur sociale désirée : le savoir-parler, le savoir-écrire. D'autant qu'univers scolaire et familial s'opposent : les valeurs scolaires fondées sur l'écrit sont « éloignées des valeurs et connaissances apprises à la maison par la participation, l'observation implicite, par l'oralité directe... ».

Plus tard, le service militaire ou l'insertion professionnelle, l'abandon du domicile parental, sont autant de ruptures, autant de modifications des relations au monde, aux loisirs, à la lecture. Les copains avec qui l'on échangeait BD ou revues sont remplacés par les collègues de travail : la lecture ne fait plus partie de conversations, elle est exclue des relations sociales. L'absence de reconnaissance de cette pratique par l'entourage, l'absence de sociabilité autour de cette activité, la rend non gratifiante. De plus, la lecture ne peut intervenir que pendant le temps « libre » : l'exercice professionnel ne donne jamais lieu (comme c'est le cas dans d'autres couches sociales) à un contact avec le livre. « La prépondérance accordée à l'affectivité et l'importance du rôle de l'agi, du faire, de l'utile » constituent un système de valeurs que l'on oppose à la lecture. Lorsque celle-ci existe, on lui demande d'être source de détente, d'évasion ou d'avoir un but pratique (bricolage, sports). C'est l'occasion pour Nicole Robine de faire une analyse des goûts des jeunes travailleurs.

Les institutions d'offre de lecture sont diversement perçues. Les librairies et plus encore les bibliothèques sont souvent inconnues, intimidantes : le coût du livre ou les contraintes de l'emprunt, la gêne à demander conseil, la difficulté du choix face à la complexité des classements ou à l'abondance du fonds créent un sentiment de différence, d'exclusion et conduisent à préférer le supermarché, l'achat par correspondance ou le bureau de tabac du quartier. « Tout ce que les classes favorisées valorisent dans une bibliothèque ou une librairie : l'éclectisme, la variété des choix dans un même genre, le mode de classement des ouvrages, représente pour eux des facteurs d'éloignement de ces institutions dont l'agencement est conçu par des lettrés, pour des lettrés, en fonction de critères qui ne sont les leurs. Ne possédant pas les arcatures culturelles suffisantes pour avoir un projet de lecture (...) le jeune travailleur ne sachant quoi lire, ne trouve rien à lire ».

La précision et la richesse des analyses, la multiplicité et la diversité des modes d'approche font du livre de Nicole Robine une source de réflexions précieuse.