Portrait de groupe avec Minitel

Petite ethnographie des utilisateurs

Jean-François Barbier-Bouvet

Un Minitel a été mis à la disposition du public de la Salle d'actualité de la BPI pendant 15 jours. Les comportements ont fait l'objet d'une observation systématique; l'auteur passe en revue les différents modes d'usage et établit une typologie des utilisateurs. Il apparaît que le Minitel n'engendre pas un type de consultation particulier : la diversité des usages montre que le Minitel n'a pas encore de statut fixe.

The BPI has been carrying out an experiment during 15 days : a Minitel has been placed at the public's disposal in the Actuality room. From the systematic study of the various behaviours, the author reviews the different methods of use and draws the profile of the users. It seems that the Minitel does not bring on a special consulting type : the variety of uses shows that the status of the Minitel has not been settled yet.

Un Minitel a été mis à la disposition du public de la Salle d'actualité au cours du mois d'avril 1984. L'expérience a été suivie par le Service des études et de la recherche de la BPI: les réactions du public confronté au Minitel ont fait l'objet d'une observation systématique. Jean-François Barbier-Bouvet dresse une première synthèse en répondant à nos questions.

BBF. Un Minitel à la BPI... On serait tenté de dire : une expérience de « télématique-grand public » de plus ! Alors pourquoi celle-ci ? En quôi est-elle originale ? Et qu'attend-on de cette évaluation ?

Jean-François Barbier-Bouvet. On pourrait répondre « Pourquoi pas à la BPI ? ». Implanter un Minitel est tout à fait conforme à la politique multimédias de la BPI. En fait, il s'agit d'une expérience originale à deux titres. D'abord l'accès au Minitel se fait dans un lieu public alors que, vous le savez, l'usage du Minitel est en train de se répandre dans des lieux privés, au domicile des gens. Ensuite c'est un usage gratuit alors que, chez soi, la consulation est payante.

L'enjeu de l'opération, ou plus exactement l'enjeu de l'évaluation que l'on pouvait en faire, dépasse largement le cadre de cette seule expérimentation. Cet enjeu est double : en observant la manière dont les gens utilisent ce dispositif, 1) qu'apprend-on de général et de transposable sur les logiques de consultation à distance d'un stock d'informations ? 2) en quoi cela peut-il nous permettre d'anticiper sur ce qui se passera quand il y aura à l'intérieur du Centre Pompidou des terminaux qui permettront d'accéder à la banque d'informations de Beaubourg, et quand il y aura, d'ici un an ou deux, à l'intérieur de la Bibliothèque publique d'information des terminaux qui permettront de consulter en ligne les catalogues ?

Nous avons privilégié une méthode d'observation directe des comportements : un peu comme les ethnologues, nous relevions systématiquement ce qui se passait (les attitudes, les postures, les réflexions à haute voix, la durée des consultations, etc.); nous connaissions en même temps le contenu des messages échangés, grâce à un écran de contrôle placé au-dessus du Minitel. Délibérément nous avons exclu l'enquête classique de type sondage ou interview, qui nous aurait amené des réponses de rationalisation (les gens cherchent à se justifier aux yeux de l'enquêteur, surtout quand ils ont eu des difficultés à utiliser le Minitel). Ce qui nous intéressait, c'était d'observer ce qui se passait vraiment en situation. D'où le caractère quelque peu micro-sociologique de notre analyse.

BBF. Tous les éléments de l'expérimentation sont maintenant en place : le Minitel, le public et le sociologue. Que se passe t-il ensuite ?

JFBB. Nous avons d'abord observé la manière dont on prend contact avec le Minitel dans un espace public. Nous avons appelé cela l'« abordage », mais il faudrait peut-être trouver un autre nom. C'est un moment crucial, dont la réussite ou l'échec peut être déterminant non seulement pour l'usage immédiat mais aussi pour des usages ultérieurs de la télématique : il y a des abordages ratés qui se soldent par des dissuasions définitives.

Y'a-t-il un médiateur dans la salle ?

L'objet Minitel proposé dans un espace public est un objet de statut ambigu. La première réaction des personnes qui passent devant est de se demander si son usage est permis ou non. Beaucoup tournent autour et n'osent pas l'utiliser, alors même qu'il y a partout des indications précisant qu'il est à leur disposition. Cette ambiguïté est liée au statut-même de l'objet : c'est un objet manifestement complexe (il y a un écran, un clavier, un certain nombre de touches). Or, quand on rencontre un appareil complexe dans un lieu public, on s'attend à ce qu'il y ait soit interdiction d'y toucher, soit présence d'un médiateur auquel il faut s'adresser. A la Salle d'actualité, rien de tout cela, d'où l'incertitude.

Autre élément qui est apparu immédiatement à l'observation : l'unité d'information sur Minitel, c'est le Minitel lui-même. Puisqu'il y a un écran qui affiche des consignes, la démarche des visiteurs est d'utiliser spontanément les consignes de l'écran pour manipuler le clavier, et celles-là seulement : l'affichage tient lieu d'affiche. Ils ne lisent pas les panneaux d'explication apposés à côté, d'où quelques déboires... Je pense en particulier aux moments où le Minitel change de mains : l'écran affiche la dernière consultation de l'utilisateur précédent; pour peu que celui-ci ait échoué ou ait terminé sa consultation en bout d'interrogation, le nouveau venu lira sur l'écran des messages d'erreur ou des messages d'adieu qu'il prendra pour lui. Il sera donc très important, quand on mettra à la disposition du public de la BPI des terminaux de consultation en ligne du catalogue, de faire en sorte qu'entre deux utilisations s'affiche systématiquement le mode d'emploi de la manipulation et non le dernier message émis antérieurement.

Babord ou tribord

Quand abordage il y a, la démarche peut emprunter des voies très différentes. Je prendrai l'exemple de deux utilisateurs observés à quelques minutes d'intervalle : le premier arrive, voit le Minitel, pose les mains sur le clavier, commence à pianoter, lit ce qui est inscrit sur l'écran et progresse par la manipulation. Le second s'arrête devant le Minitel, s'interroge, cherche le mode d'emploi et lit les consignes avant de revenir à l'écran et de se lancer dans la manipulation.

BBF. Comment expliquer des comportements aussi opposés ?

JFBB. L'un et l'autre manifestent un rapport extrêmement différent au terminal. Dans le premier cas, le Minitel est d'abord un objet avant d'être une information, un objet physique. Par sa conformation même il appelle le geste. Le premier réflexe est de poser la main dessus : la manipulation devient le moyen de découvrir le mode d'emploi. C'est donc une logique de type instrumental, générée par la conformation même de l'objet. Dans le second cas, le Minitel est d'abord perçu comme le support d'un message : s'il y a message, cela suppose une règle, et l'on va donc la chercher avant d'utiliser l'objet. C'est une logique de type informatif classique.

Il y a d'autres différences encore. On a trop souvent tendance à considérer que tous les nouveaux utilisateurs de Minitel se trouvent devant un problème d'initiation - et d'initiative - identique. Or les débutants ne sont pas à égalité devant l'ignorance, si l'on peut dire; en témoignent les tactiques de manipulation qu'ils adoptent spontanément pour se connecter, ou en cours de consultation pour changer de menu : face à l'incertitude, il s'agit de mobiliser des schémas intellectuels déjà acquis en vue de produire des effets prévisibles: certains explorent plus ou moins systématiquement le clavier à la recherche de la touche qui permet de démarrer l'interrogation; l'idée qu'il y a un « bon » bouton, l'équivalent du bouton « marche/arrêt » ou de la touche programme des appareils domestiques, relève du rapport spontané et familier que nous entretenons avec l'ensemble des objets électriques, qu'ils soient simples ou complexes : machine à laver, téléviseur, chaîne hi-fi; cette quête du « marche/arrêt » relève de l'univers électrique. S'oppose à cela, chez d'autres utilisateurs, une recherche non du bon bouton mais de la chaîne de manipulation, de la séquence de commandes dont l'enchaînement permettra l'entrée dans le dispositif. Cette tactique relève de l'univers informatique. Plus que l'opposition entre deux compétences (ou deux incompétences), on a ici une opposition entre deux univers de référence, deux systèmes de représentation.

BBF. Et une fois l'abordage effectué, comment les gens utilisent-ils le Minitel ?

JFBB. Ce qui est mis à la disposition du public à travers Minitel, c'est théoriquement un système à documenter, un système à informer. Or il semblerait, à observer les comportements, que la démarche de recherche d'information au sens strict - quelqu'un a besoin d'un renseignement sur un sujet, regarde le service correspondant à ce sujet, va jusqu'au bout de l'arbre des consultations, et interrompt sa recherche une fois qu'il a atteint l'information désirée - soit statistiquement la plus rare.

Deux formes de test

BBF. Comment l'avez-vous constaté ?

JFBB. Quelques indices : d'abord le nombre d'interrogations qui ne vont pas jusqu'au bout de l'arbre de consultation (c'est-à-dire ne vont pas jusqu'à l'unité d'information de base) est très élevé. Deuxième indice: un certain nombre de demandes de consultation sont manifestement des demandes « gratuites ». Je me souviens en particulier d'un gamin de quatorze ans, qui a fait sortir tous les renseignements sur « que faire en cas de décès d'un des conjoints titulaires d'un compte bancaire unique ? ». Ce n'était manifestement pas son problème immédiat ! Mais, je dirais que l'indicateur le plus fondamental est le temps de lecture : le temps de lecture de chaque page-écran est toujours nettement inférieur au temps minimum qu'il faudrait pour lire toutes les informations que cette page contient. En poussant un peu l'observation, on s'est aperçu que dans la plupart des cas, ce qu'on lit, c'est l'information minimale qui permet de passer à la consultation suivante, qui permet de poursuivre la manipulation. On attend de la lecture de la page-écran une information, non pas sur le contenu du service, mais sur la manière de s'en servir, sur la manière d'aller plus loin. En fait, c'est bien plus une recherche pour voir qu'une recherche pour savoir.

Nous avons appelé cette démarche le test. Elle est à mi-chemin entre l'information et le jeu, ou plus exactement elle est à la fois l'un et l'autre : ce n'est pas une démarche d'information pure, mais il s'agit quand même d'une recherche de renseignements: renseignement sur l'accès au système et non pas renseignement sur le contenu du système; ce n'est pas non plus du jeu pur (le jeu procédant généralement de manière beaucoup plus gratuite et par détournement) mais elle comporte une dimension ludique.

A y regarder d'un peu plus près, on découvre deux formes de test très différentes, deux stratégies de consultation. Premier exemple : certains enfilent tout l'arbre des itérations d'un service, passant par toutes les étapes pour aller jusqu'à l'information ultime. Second exemple : d'autres commencent à utiliser un service (ou dans un service une des rubriques du menu) mais sans aller jusqu'au bout; ils l'abandonnent avant la fin pour passer à un autre service ou à une autre rubrique, puis à d'autres encore. La signification de ces démarches ? Dans le premier cas, c'est une stratégie visant à tester le degré d'approfondissement du système par le recours à l'exhaustivité. Dans le deuxième cas, c'est une stratégie visant à tester la variété du système, par la multiplication des possibles.

La règle du jeu

BBF. Mais alors, qu'est-ce-que le jeu ? Car il y a aussi des gens qui jouent avec...

JFBB. Le jeu ne consiste pas tant à faire tourner le système qu'à détourner le système, à lui faire dire autre chose que ce pour quoi il était conçu. Il y a d'ailleurs plusieurs formes de jeux, qui n'ont pas du tout les mêmes implications du point de vue de la démarche. Je mentionne pour mémoire une forme de jeu qui consiste à taper plus ou moins au hasard pour obtenir des effets immédiats. C'est plutôt un jeu erratique qu'un jeu itératif, un moyen de prendre possession d'un objet étranger, de l'apprivoiser ; c'est une forme qui s'épuise très vite.

En fait, les manières de jouer avec le Minitel, ou avec un terminal proposé dans un espace public, sont plus complexes; j'en ai identifié deux : la première est celle du visiteur qui essaie de taper un faux numéro de compte pour accéder à un service bancaire, ou un faux nom pour accéder au service « commandes » de la Redoute, ou de découvrir un « mot de passe ». La seconde est celle du visiteur qui, quoique connaissant bien la manoeuvre normale, essaye d'obtenir une information en tapant des consignes non prévues (par exemple en tapant alphabétiquement lettre à lettre une consigne, au lieu d'appuyer sur la touche qui porte son nom).

Dans le premier cas, (service bancaire, la Redoute), c'est un jeu selon la règle : les usagers utilisent la logique du système, et le piratage marche d'autant mieux qu'il y a une adéquation totale aux normes du piraté. Dans le second cas, c'est un jeu avec la règle : les usagers cherchent à inventer des chaînes de manipulation ou à contredire les consignes, pour voir si ça va « marcher », c'est-à-dire pour trouver des espaces de liberté à l'intérieur du système, ou pour affirmer leur maîtrise.

Sous le regard des autres

BBF. Il y a un autre aspect de cette expérience que nous voudrions maintenant évoquer, c'est celui du caractère public de la consultation du Minitel, alors que, vous l'avez rappelé au début, l'usage habituel de cet instrument se fait en privé. Qu'avez-vous observé à ce sujet ?

JFBB. C'était en effet un point aux implications importantes, pour la future consultation en ligne des catalogues de la BPI. Certaines conséquences du caractère public de la pratique sont de l'ordre de la spectacularisation de la consultation; d'autres de l'ordre de la socialisation de la consultation.

A la différence d'une personne qui lit un livre ou qui consulte un catalogue, celle qui consulte un terminal attire chez les autres visiteurs des réactions de curiosité. Il faudra encore plusieurs années pour que, avec l'extension de l'informatique à la sphère de l'espace privé, cette curiosité disparaisse. A la BPI ce que les gens regardent, c'est le spectacle de l'opérateur plus encore que le spectacle de l'opération : on regarde comment le lecteur manipule le Minitel, quel est le rapport entre une pratique digitale et ce qui s'affiche, plus que l'information elle-même.

D'autre part, non seulement l'utilisateur attire l'attention (voir) mais il sait qu'il attire l'attention (être vu). Les individus peuvent vivre de manière très différente le fait de savoir qu'ils sont vus. L'effet est dissuasif chez certains, qui craignent qu'il y ait des témoins de leurs errements ou de leurs échecs. D'autres ont la réaction inverse, et se livrent à un véritable show, en donnant le spectacle de leur virtuosité de consultation. Mais, la plupart du temps, les gens oublient très vite qu'ils sont dans une situation spectaculaire. Ils tournent le dos à la salle et ils s'installent.

Autre élément : le fait d'utiliser un terminal crée souvent de la relation. Nombre de remarques voire de conversations s'échangent entre des personnes qui ne se connaissaient pas auparavant, autour de la consultation du Minitel : le Minitel crée une occasion de sociabilité dans la pratique documentaire. Ces échanges portent sur le même point que la curiosité muette évoquée tout à l'heure : la plupart des commentaires ont trait à la manipulation elle-même et non au contenu des informations qu'elle génère.

Jeux de mains, jeux de rôles

BBF. De l'observation de ces groupes qui se font et se défont, de ces relations qui s'ébauchent, autour du Minitel, on doit pouvoir, j'imagine, dégager des rôles, des types d'attitudes ?

JFBB. On pourrait faire, très rapidement, une petite typologie des comportements observés : typologie sans autre prétention que descriptive; vous avez en fait deux classes, la classe des manipulateurs, et la classe des spectateurs. Dans la classe des manipulateurs, on peut distinguer l'utilisateur, le testeur et le démonstrateur. Dans la classe des spectateurs, on trouve ce que j'ai appelé les « statues du commandeur », les « satellites » et le « chœur antique ».

BBF. Tout cela nécessite quelques précisions...

JFBB. Bien sûr... Commençons par les manipulateurs. Il y a d'abord l'utilisateur; c'est le visiteur qui a besoin d'une information, qui sait que cette information est sur le Minitel ou qui le découvre en affichant la liste des services, qui consulte la rubrique correspondant à ce qu'il cherche, et s'en va quand sa demande a été satisfaite. Bref, l'usager idéal selon les normes des concepteurs du système. L'utilisateur ainsi défini est, de loin, celui que nous avons rencontré le moins souvent.

Les plus nombreux sont les testeurs, qui essayent tous les services pour juger le système à partir de sa variété, ou, au contraire qui recherchent l'information ultime d'un seul service pour juger le système à partir de son exhaustivité. Deux stratégies possibles, pour une même démarche. Nous en avons parlé tout à l'heure.

Sa majesté des touches

BBF. Et le démonstrateur ?

JFBB. Le démonstrateur est un personnage relativement nouveau. Il apparaît dans les endroits publics où il y a des terminaux à disposition. Vous l'avez sûrement déjà rencontré, lancé dans ses explications.

Comment se manifeste-t-il ? Il est extrêmement rare que quelqu'un en train de manipuler le terminal appelle un autre visiteur à son secours. La plupart du temps, le démonstrateur s'auto-désigne comme démonstrateur. Il fait irruption dans une consultation en cours et prend petit à petit une place centrale.

On pourrait raconter sans fin de ces histoires de prise de pouvoir où le démonstrateur s'impose d'abord par la parole (le commentaire), ensuite joint le geste à la parole, et à la fin manipule le Minitel à la place du premier utilisateur. Celui-ci passe insensiblement du statut d'acteur au statut d'assistant, puis au statut de spectateur.

BBF. Vous pourriez nous raconter une de « ces histoires de prise de pouvoir » ?

JFBB. Je me souviens d'une scène très caractéristique. Un jeune était en train de taper des commandes; il était lancé dans une démarche de test, « slalomant » d'un service à l'autre...

BBF. Le test de variété...

JFBB. Oui, c'est cela. S'approche un homme plus âgé - dans les 35 ans environ -, qui l'observe un moment, et fait en passant une petite remarque technique. Puis, alors que l'autre était toujours en train de pianoter, il glisse un doigt et tape sur une touche, comme pour illustrer son commentaire. Il retape une chose, puis une autre, il s'insinue et, au bout d'un moment, le premier manipulateur s'est retrouvé « sur la touche », c'est-à-dire loin des touches, dans le rôle du spectateur en train d'écouter une démonstration. Le tour était joué !

BBF. Ces démonstrateurs ne sont-ils pas en fait des pédagogues ?

JFBB. La relation « pédagogique » que les démonstrateurs établissent relève plutôt du cours magistral que des méthodes actives. Les démonstrateurs se mettent rarement en situation d'initiateur (« je vais vous aider et progressivement vous allez arriver à utiliser Minitel sans moi »); la plupart du temps, ils se mettent en situation d'expert, au sens SICOB du terme si l'on peut dire. Ils font un numéro de virtuosité plus pour montrer aux autres ce qu'ils savent faire que pour les aider à le faire. Reste que leur apport peut être très positif.

BBF. Mais ces numéros de virtuosité ne sont-ils pas un peu limités par les lenteurs et les longueurs du système d'interrogation ?

JFBB. Si. Actuellement, Télétel est un système qui ne sanctionne pas positivement l'amélioration des compétences de celui qui l'utilise : une personne vraiment familière du Minitel sera très vite bloquée. Elle ne pourra pas améliorer sa vitesse (plafonnée par celle du système, en particulier par la lenteur de l'affichage) et elle continuera à être obligée (pour la plupart des services) de passer par tout l'arbre des itérations successives avant d'accéder au résultat final, même si elle sait déjà comment y parvenir.

Ce caractère ânonnant du système nous pose, à nous, une question pour la future consultation en ligne de nos terminaux. La structure en arbre est beaucoup plus pédagogique, en particulier pour des usagers qui n'ont pas l'habitude de manipuler un terminal documentaire; mais elle est dissuasive pour un autre type de public, plus compétent. Par contre l'accès par un mot-clé direct est beaucoup plus performant mais nécessite une plus grande maîtrise du système. Donc ces deux manières d'accéder à l'information sont l'une et l'autre exclusives de certaines fractions du public. Comment faire pour trouver un système qui puisse jouer sur les deux tableaux ?

BBF. Nous venons donc de passer en revue les trois types de manipulateurs. Restent les spectateurs...

JFBB. Nous leur avons donné des noms évocateurs. La statue du commandeur est la personne qui arrive, se plante devant ou à côté du Minitel quand quelqu'un l'utilise, et suit toute la consultation pendant cinq, dix minutes, un quart d'heure (cela peut être long). A un moment donné, elle s'en va. Sans avoir ni bougé, ni parlé, ni essayé d'intervenir.

Deuxième catégorie de spectateurs : les satellites. On observe une sorte de ballet continu autour du Minitel : des gens qui s'approchent, qui repartent, qui ont une attitude d'intérêt tout en ayant le corps en retrait; parfois la même personne arrive, repart, revient trois minutes après... Phénomène classique dans les lieux publics, cette curiosité fait souvent boule de neige et crée des encombrements : la sociabilité attire la sociabilité, mais c'est une sociabilité limitée; plutôt une dynamique de grappe qu'une dynamique de groupe.

Le chœur antique

Le chœur antique enfin. Sa découverte fut pour nous une surprise : certains spectateurs tiennent des « seconds rôles », interviennent en « voix off » : ils commentent à haute voix le déroulement de l'interrogation. Mais ils le commentent de manière très particulière, en paraphrasant ce qu'affiche l'écran, voire en le lisant textuellement à haute voix : « V'là Libé...,c'est la météo... », sans jamais apporter aucune information supplémentaire, ni de l'ordre du conseil (comme aurait pu le faire le démonstrateur), ni de l'ordre de l'extrapolation.

BBF. Comment expliquez-vous ce phénomène ?

JFBB. Je vois deux hypothèses qui peuvent expliquer la présence de ce choeur antique, ou ce choeur informatique si vous préférez. D'une part, une réaction de compensation chez des spectateurs qui aimeraient bien avoir accès au terminal mais ne le peuvent pas : ils comblent leur passivité par le commentaire; c'est une manière comme une autre de manipuler le Minitel par procuration.

D'autre part, plus profondément, une forme d'appropriation ou d'apprivoisement du message télématique (ce qui expliquerait pourquoi, dans certains cas, c'est l'utilisateur lui-même qui se livre à la lecture à haute voix, et pour lui seul) : l'écrit sur écran n'a pas encore de statut propre. C'est du texte, mais auquel il manque d'être fixé sur un support (du texte volatil); c'est de l'image, mais à laquelle manquent la couleur et le mouvement (l'univers de référence du public, du fait de la forme de l'écran, est encore l'image TV). Dire à haute voix ce qui est écrit sur l'écran est un moyen à la fois d'objectiver le message, et de l'enrichir en réintroduisant une certaine polysensorialité.

La généralisation des terminaux dans les lieux publics comme dans les foyers permettra peut-être que cette entité image/ texte encore incertaine acquière un jour un statut d'usage particulier et génère un imaginaire propre, qui ne seront plus ni ceux du texte, ni ceux de l'image.

Illustration
La Salle d'actualité en ligne