Dactylogrammes et dactylographie : pour une approche bibliologique

quelques réflexions en marge d'un colloque

Jacques Breton

Un colloque sur la machine à écrire organisé en octobre 1980 par l'Institut d'étude du livre a permis de dégager un nouveau champ d'étude pour la bibliologie. Il a établi que l'invention de la machine à écrire a été, en quelque sorte, imprévue mais qu'elle a entraîné des bouleversements dont nous n'avons pas encore épuisé la liste. L'usage de la machine à écrire a des conséquences certaines sur la créativité littéraire, elle ruine le capital typographique des graveurs de poinçons. Elle établit dans les bureaux une hiérarchie entre travaux d'exécution et de conception ; ce qui pose maintenant le problème du statut des nouvelles opératrices qui vont être appelées à utiliser les machines à traitement de texte. Ces nouvelles machines à clavier impliquent probablement la reconversion d'un nombre très élevé de dactylographes. Faut-il donc continuer à enseigner la dactylographie ? Et à qui ? Que penser enfin de ces textes produits directement à partir d'un clavier, qu'il s'agisse des nouveaux écrits journalistiques réalisés directement à partir des dépêches d'agence, d'une édition scientifique qui ne connaît plus la composition typographique, ou de l'ensemble de la littérature souterraine ? Ce colloque a permis de poser toutes ces questions et de vérifier la mise en garde que Pierre Schaeffer devait adresser à l'ensemble des participants : « Les machines ne sont pas innocentes »

A colloquium about typewriter organized on October 1980 by the Book studies Institute allows to investigate a new area of research for bibliology. It bases that creation of typewriter was, in a way, unexpected but it leads to disruptions of which list is not yet closed. Use of typewriter have und'oubted consequences on literary creativeness, it wrecks typographic tradition of styles'engravers. Typewriter bases into the offices a hierarchy between production and conception; from which the actual problem of status for new operatormaids who have to use text-processers. These new keyboard-machines probably demand redeployment of many typists. So, is it necessary to go on teaching typewriting ? And to whom ? What can we think about new journalistic texts straight written from press-agencies dispatches, about scientific publishing without typographic composition, or about all the underground literatures? This colloquium permits to ask all these questions and to check warning that Pierre Schaeffer directed to participants : "Machines are not harmless"

La civilisation écrite a connu plusieurs révolutions que l'on balise habituellement des dates d'apparition de nouvelles technologies de reproduction et de diffusion des écrits. Néanmoins, si l'on récuse les schémas simplificateurs, la liaison entre les mutations technologiques et les mutations culturelles n'apparaît pas toujours d'une manière très évidente. Et il aura fallu tout le travail d'Henri-Jean Martin et de ses élèves pour que nous puissions évaluer convenablement l'impact de l'invention de l'imprimerie sur la communication écrite dans le monde occidental. Les inventions ultérieures qui touchent aux procédés de composition, de reproduction des illustrations, d'impression, de brochage, etc. continuent à susciter des polémiques quant à leurs effets sur la communication par le medium de l'écrit. Toutefois, les travaux des chercheurs évoluent maintenant d'une manière positive et il est permis d'espérer que l'on y verra plus clair d'ici moins de cinq ans 1.

Il est toutefois une invention qui, curieusement, jusqu'à aujourd'hui, n'entrait pas dans le champ des préoccupations des bibliologues : celle de la machine à écrire. Commercialisée depuis 1873 aux États-Unis, cette machine s'est complètement banalisée dans la discrétion la plus étonnante puisqu'en français, on n'a même pas su lui donner un nom particulier. En même temps que son usage se répandait, grâce à l'électricité puis à l'électronique, elle continuait à évoluer avec une extraordinaire vitalité. Sa typographie grêle qui, pendant longtemps, passait pour un ersatz de la typographie au plomb, couvre maintenant les pages des livres eux-mêmes, après avoir établi sa prééminence absolue sur le terrain des littératures souterraines. Il est facile de célébrer grâce à elle la revanche de l'écrit face aux media audiovisuels. Mais les choses ne sont peut-être pas si simples : nous avons pu nous en convaincre lors du colloque sur « La Machine a écrire hier et demain » que l'Institut d'étude du livre avait organisé au Centre international d'études pédagogiques de Sèvres les 23 et 24 octobre 1980. Ce colloque était placé sous le haut patronage du Ministère de l'Éducation qui s'intéresse à un double titre aux problèmes posés par la machine à écrire : d'une part, il entendait faire un bilan sur la pédagogie de la dactylographie dans les établissements d'enseignement commercial, d'autre part, il s'interrogeait sur les implications de l'introduction de l'informatique dans les programmes du second degré 2 qui pose au premier chef le problème de l'usage du clavier. Les objectifs de l'Institut étaient plus larges : sur une idée de Roger Laufer, professeur à l'Université de Paris VIII, nous avons cherché à établir un bilan global de nos savoirs et de nos perplexités sur ce banal prolongement de la main : dans quelles conditions a-t-il été inventé ? Quelles ont été, quelles seront les incidences économiques, sociales et culturelles de la généralisation de l'usage de cette machine ?

La bibliologie s'est découvert, à cette occasion, un champ d'étude dont elle avait sans doute déjà pressenti l'existence, mais dont elle n'avait pas mesuré l'étendue. C'est le balisage de ce nouveau champ que nous voudrions ici esquisser.

Une invention imprévue

Dans l'Apparition du livre, Henri-Jean Martin a bien montré, dans une analyse minutieuse du contexte technologique, économique, social et culturel, le caractère inéluctable de l'invention de Gutenberg. Lors de ce colloque, deux communications très importantes de Roger Laufer (Instruments et machines à clavier) et de Gérard Blanchard (De la casse au clavier) ont bien établi qu'il n'y avait aucune analogie entre les deux inventions.

Avec beaucoup de prudence, Roger Laufer interroge l'histoire des claviers des instruments musicaux, du piano à l'accordéon et à l'orgue car « elle pourrait aider à mieux comprendre l'enchevêtrement des voies suivies par les pionniers de la machine à écrire ». Il rappelle aussi - ce que l'on oublie facilement -que c'est seulement dans les années trente que sera acquise la normalisation définitive des machines manuelles. Gérard Blanchard aborde le problème d'une manière complémentaire en analysant les gestes du compositeur-typographe devant sa casse. Il rappelle que les premières machines à écrire sont dues à des imprimeurs, le Marseillais Xavier Progin et l'Américain Latham Sholes dans les années 1830. Mais leurs prototypes auront une double descendance, celle qui intéressait au premier chef les imprimeurs : le clavier de la linotype et de la monotype et celle que devait commercialiser le fabriquant d'armes Remington. La machine à écrire Remington apparaît en 1876 mais son champ d'expansion n'est pas le domaine du livre. Aujourd'hui encore les contrats d'édition prévoient régulièrement que : « l'auteur devra remettre à l'éditeur son manuscrit définitif, c'est-à-dire textes et documents s'il y a lieu, parfaitement lisibles, écrits au recto seulement etc. » 3. La nouvelle machine, souligne G. Blanchard ne remplace pas la typographie mais la calligraphie. C'est le développement des échanges commerciaux et industriels qui explique le succès de cette nouvelle machine. Elle satisfait en effet l'idéal de régularité du calligraphe, elle assure mécaniquement « la lisibilité, hantise du fonctionnalisme industriel ».

Mais à quel prix ? Roger Laufer rappelle, en préambule à la conclusion de son intervention, que l'écriture à la main satisfait le réflexe de préhension, qu'elle « s'accompagne très fréquemment de pratiques fétichistes » et que « la coulée de l'encre est ressentie, consciemment ou non, comme une sécrétion naturelle ». Dans la mesure où l'on touche effectivement à une activité créatrice, une remarque de ce genre est loin d'être insignifiante. Et l'on peut se demander s'il ne se produit pas une certaine mutation qualitative lorsque l'écrivain écrit son texte directement à la machine. Les intuitions de Michel Butor 4 sont précieuses mais elles demanderaient à être systématisées et approfondies. Roger Laufer conclut toutefois que le handicap du carcan du clavier risque bien de disparaître « si la diffusion de l'informatique met le bon usage du clavier à la portée de toutes les mains ». C'est une question fondamentale sur laquelle plusieurs intervenants à ce colloque devaient longuement revenir. Gérard Blanchard, quant à lui, est d'ailleurs beaucoup plus réservé vis-à-vis des nouveaux claviers assistés par ordinateur qui permettent en particulier la frappe au kilomètre mais suppriment dangereusement toute limitation spatiale. On retrouve probablement là une cause indirecte de ce formidable phénomène d'inflation des écrits qui sera peut-être l'une des caractéristiques dominantes de la fin de notre siècle.

Cette mécanisation de la calligraphie présente donc les avantages qu'il faut sans doute payer même sur le plan de la créativité littéraire (ou non). Mais sur d'autres plans aussi, le salaire à payer est également élevé : le graphiste René Ponot devait, dans un exposé très précis, expliquer dans quelles conditions s'imposèrent les caractères classiques utilisés par les machines à écrire. Les fameux caractères Pica et leurs dérivés, les Élite, ne furent retenus que pour des raisons purement techniques : les empattements triangulaires des Elzévirs auraient transpercé le papier, les empattements filiformes des Didones l'auraient coupé. Il fallut donc se rabattre sur les tristes Mécanes dont l'encombrement était, de surcroît, limité. Ultérieurement et jusqu'à une époque très récente, le poids de la tradition chez les constructeurs devait condamner toute évolution ; comme en témoigne par exemple l'échec de l'élégant Graphika 81 de Cassandre qu'Olivetti ne parvint pas à imposer à la fin des années cinquante. Sans l'invention récente (1967) de la boule IBM, puis de la Marguerite, nous resterions encore aujourd'hui condamnés aux monotones Pica et Élite, ces « bâtards » sans doute « très attachants » comme se plaît à dire René Ponot. Même tellement attachants que l'on en vient à les trouver élégants et agréables à lire par rapport aux vermicelles pâles qui tremblent sur les écrans de visualisation. Ainsi évoluent les goûts et s'oblitère le merveilleux capital typographique que nous ont pourtant légué 4 siècles de graveurs de poinçons.

L'instrument de la première révolution du secteur tertiaire et de la modernisation de l'administration

Les conséquences de l'introduction de la machine à écrire dans le secteur tertiaire et dans l'administration ont probablement été considérables et deux communications permettent de commencer à les mieux évaluer : Georges Ribeill décrit les conséquences socio-professionnelles de la généralisation de l'emploi de la machine à écrire dans l'ensemble du secteur privé. Le fait le plus remarquable a été l'éviction de l'homme « des bas échelons où se cantonnent les fonctions désormais mécanisées de copie et de transcription ». Les raisons de cette colonisation féminine restent à rechercher mais les conséquences en sont clairement dégagées. Avant même la guerre de 1914, en même temps que se développe l'usage du papier-carbone, se fait jour le souci de l'amélioration du rendement. Et l'entre-deux guerres sera marquée par une offensive généralisée des pragmatiques de l'organisation, puis des tayloriens qui voudront gérer les bureaux comme les usines. Par ailleurs, les différents constructeurs et leurs agences commerciales qui se font concurrence proposent des méthodes d'apprentissage rapide, ce qui a pour effet d'augmenter le nombre des candidats dactylographes. Le résultat ne se fera pas attendre : l'augmentation des rendements sera concomitante de l'effondrement des salaires. Le mouvement social des années 1936 ne parviendra pas à modifier complètement cette situation : psychotechniciens et ergonomes interviendront pour déterminer des postes de travail précis : on distinguait dès la fin du XIXe siècle « sténo-dactylographes » et « dactylographes-copistes ». Dès 1935 en France, une nouvelle césure sera officialisée qui sépare « sténographes » et « dactylographes » ; un peu en marge des dactylographes, commencent à apparaître les « secrétaires ». La hiérarchie n'est pas encore rigoureuse mais elle s'établit naturellement sur le principe d'une initiative décroissante de l'agent sur le texte à reproduire.

La communication de Bruno Delmas sur l'introduction de la machine à écrire dans l'administration dans les années 1880 à 1910 complète fort bien l'esquisse de Georges Ribeill. Il établit que c'est dès la fin du XIXe siècle qu'apparaissent dans les ministères de véritables pools dactylographiques. Mais en dépit de la mise en place d'un enseignement de la dactylographie dans les écoles primaires supérieures, l'administration va hésiter à officialiser la fonction de dactylographe car elle se heurte aux réticences du corps des expéditionnaires. Finalement, à la veille de la guerre de 1914, on commencera à créer des emplois de dactylographes, de sténodactylographes et même de dames-dactylographes mais cette carrière reste moins ouverte que celle des expéditionnaires qui bénéficient d'une meilleure échelle de salaires et peuvent, eux, passer dans le corps des rédacteurs. Au fil du colloque, d'autres exposés et interventions devaient revenir sur les conséquences de cet état de fait : la dactylographie doit-elle rester une tâche d'exécution ? Le traitement de texte peut-il être confié à une dactylographe ou implique-t-il à terme la disparition du corps des dactylographes ? L'administration peut-elle jouer un rôle de pionnier en matière de traitement de texte comme le souhaite Louis Giraud ? Et saura-t-elle proposer aux nouvelles opératrices un salaire et un statut plus décents que ceux qu'elle continue à offrir à ses dactylographes ?

Machine à écrire, machine à traitement de texte et bureautique

Sans doute la bureautique que M. Louis Naugès définit comme l'étude de l'automatisation des tâches de bureau, reste-t-elle encore embryonnaire. Ni l'utilisation des photocopieurs ni la mise en œuvre de nouvelles méthodes de classement ne pouvaient autoriser le développement de l'automatisation des bureaux. En revanche comme devait le souligner Louis Giraud, chargé de mission au Service central d'organisation et méthodes (SCOM), les nouvelles machines à traitement de texte peuvent représenter à court terme le moteur d'une évolution rapide, voire même d'une révolution.

Depuis les années 70, des claviers connectés à des mémoires à accès sélectif de capacité moyenne permettent de très intéressantes manipulations sur des textes d'une centaine de pages. Ces machines peuvent maintenant communiquer entre elles, et, comme l'a bien établi la communication de Lionel Durand, l'ère du courrier électronique est désormais proche.

Certaines des conséquences de la généralisation de ces machines sont prévisibles : amélioration des conditions de travail pour l'opérateur qui n'est plus astreint à des corrections fastidieuses sur un texte dactylographié, possibilité d'utiliser des canevas de mise en page, etc. Par ailleurs, on peut également attendre de ces machines une réduction effective des délais et des coûts. Mais d'autres conséquences négatives sont aussi à envisager : la réduction du nombre des dactylographes, la résistance du binôme aujourd'hui apparemment indissociable entre le chef de service et sa secrétaire. C'est sur ce point précis que devait intervenir, avec beaucoup de précautions, Dominique Meyer du Centre de recherche en économie industrielle de Paris XIII. Ce spécialiste estime que si le marché de ces matériels sophistiqués reste encore aujourd'hui limité aux grosses entreprises utilisant plus de 1 000 salariés, il devrait très rapidement atteindre aussi les entreprises de taille moyenne ou réduite. Un abaissement du prix de ces machines à écrire électroniques est en effet prévisible ; elles laissent également entrevoir des perspectives de gains de productivité tout à fait remarquables. Combien de postes de dactylographie traditionnelle devront-ils alors être supprimés ? Les études les plus dignes de foi font état de la suppression de 60 à 80 000 postes de travail dans un délai de 5 ans. La reconversion des personnels visés est-elle possible ? Dominique Meyer ne s'est pas jugé autorisé à trancher d'une manière catégorique sur ce point et une discussion avec les autres spécialistes ne devait pas aboutir.

Machines à écrire et pédagogie

Ce problème d'une reconversion éventuelle des dactylographes était évidemment sous-jacent dans plusieurs des communications qui se rapportaient à l'enseignement de la dactylographie.

L'Inspecteur général Bernard Chauvois présenta un bilan complet de la politique menée par le Ministère de l'Éducation en matière d'apprentissage de l'utilisation des claviers dans le cadre des formations professionnelles aux emplois de l'ensemble du secteur tertiaire. Avec sagesse, le Ministère se donne maintenant un double objectif : non seulement former à la dactylographie ceux dont la machine à écrire sera l'outil principal de travail, mais aussi ceux pour lesquels les matériels à clavier alphanumérique font désormais normalement partie du poste de travail (comptables, vendeurs, guichetiers, etc.). Eu égard à l'importance des enjeux, la mise en œuvre de cette politique ne va sans doute pas de soi. Se posent en fait différents problèmes de fond dont la solution n'est pas évidente. Nicole Herb qui représentait lors du colloque l'Union professionnelle des professeurs, cadres et techniciens du secrétariat et de la comptabilité, devait insister sur la spécificité de l'écriture dactylographique qui, contrairement à ce que l'on imagine trop facilement, exige, d'abord une réaction positive vis-à-vis du texte à frapper : le dactylographe doit savoir analyser son texte ; il doit en permettre la meilleure compréhension possible grâce à une mise en page harmonieuse et parfaitement réalisée. Ce « surcroît d'âme » qu'il réclame, suffira-t-il à sauvegarder le métier de dactylographe face à la surenchère des machines à traitement de texte ? La question valait d'être posée car elle ne manifeste pas exclusivement une simple position défensive de type corporatiste. Les communications de Bruno Delmas et de Georges Ribeill nous avaient en effet bien montré que ce n'est pas à la suite d'une rigoureuse analyse fonctionnelle que l'on a décidé - psychotechniciens et tayloriens aidant - de cantonner les dactylographes dans des tâches passives d'exécution. Ce ne sont pas seulement des copistes, il fallait le rappeler ; il faut y réfléchir aujourd'hui plutôt que d'être affronté demain aux textes qu'une machine risque de livrer en exécution d'un programme peut-être trop sommaire. Les lettres personnalisées que l'on nous propose aujourd'hui, et dont André Peltre a présenté quelques exemples dans le cadre de sa communication 5, sont en effet d'une médiocrité assez remarquable, même si par ailleurs elles sont d'une efficacité certaine. Ici encore la dégradation qualitative est incontestable.

De toute manière, il faut bien admettre que l'apprentissage de la dactylographie proprement dite et celui de l'usage des claviers alphanumériques sophistiqués n'ont pas la même finalité. Et c'est encore l'un des problèmes que rencontrent les pédagogues : faut-il mettre en œuvre des pédagogies différenciées en fonction des objectifs visés ? Faut-il rechercher une nouvelle normalisation des claviers ? Et laquelle ? Les nouveaux claviers des machines à traitement de texte dont la complexité semble aller croissante permettront-ils de travailler au rythme qu'atteignent les dactylographes sur des claviers traditionnels ? Paolo Viviani a présenté une analyse des mécanismes sensori-moteurs de la dactylographie que met en évidence les contraintes imposées par l'emplacement des touches sur le clavier. Rien ne permet de penser que des résultats analogues (80 mots par minute) puissent être facilement obtenus sur les nouveaux claviers ; et l'on sait par ailleurs que la simple reconversion d'une dactylographe AZERTY en QWERTY est deux fois plus longue et deux fois plus difficile qu'un apprentissage initial sur l'un ou l'autre des claviers.

Le même embarras se retrouvait aussi chez les autres spécialistes présents. Ainsi le docteur Jean-Claude Pagès, après avoir constaté que le clavier ne joue qu'un rôle très limité dans l'enseignement assisté par ordinateur conversationnel, propose de réhabiliter l'usage du clavier afin de permettre à l'enfant comme à l'adulte de se doter progressivement d'une base de données personnelles. « Il y a, dit-il, en chacun de nous un auteur qui s'ignore ou qui, plutôt, ne se réalise presque jamais ». Mais l'écriture est une tâche ardue et la dactylographie conventionnelle demande une formation préalable. En revanche une formation particulière relativement légère permet de développer une véritable communication entre l'homme et la machine et selon des perspectives non-exclusivement professionnelles. Nous sommes ici aux antipodes des propositions de Fernand Dormann qui, s'appuyant sur des expériences réalisées notamment sur 200 enfants de 9 ans, propose une généralisation radicale de la dactylographie traditionnelle qui implique un travail sur du papier. Les résultats obtenus sont très positifs même chez des enfants souffrant de handicaps divers 6. Et l'on aboutit à établir une relation de l'enfant avec le clavier qui est aussi naturelle que celle que nous avons avec le stylo ou le téléphone.

Ces communications reçurent un accueil très favorable de la part de l'ensemble des participants à ce colloque. Mais il est heureux qu'elles relèvent encore du domaine de la prospective car, sur bien des plans, elles sont considérablement dérangeantes.

Les propositions du docteur Pagès, comme celles de Fernand Dormann, auraient de toute évidence des conséquences directes sur le plan économique et social. Les conditions du travail de recherche, la pratique documentaire s'en trouveraient considérablement modifiées. Les retombées seraient également importantes sur le plan de la créativité intellectuelle. Deux dernières communications devaient permettre de mesurer les difficultés que rencontrerait le chercheur qui voudrait approfondir cette visée prospective : celle de Bernard Pavard qui analyse le travail des opérateurs travaillant sur des systèmes écran-clavier dans les entreprises de presse et celle que nous avons esquissée sur la diffusion de la littérature par dactylogramme.

Machine à écrire et bibliologie

Bernard Pavard décrit la manière dont les rédacteurs de presse travaillent maintenant « dans le texte » et non plus à partir des textes que sont les communiqués des agences de presse. L'écran remplace la feuille de papier et les nouveaux logiciels permettent toutes les suppressions ou permutations souhaitées en très peu de temps. Mais le journaliste se trouve dans l'impossibilité de structurer spatialement son texte ; il lui est interdit de préparer un brouillon et il doit intérioriser toutes les données qu'il souhaite faire entrer dans son article. Ce qui implique une approche psychologique et psycholinguistique très particulière.

Des écrits journalistiques sont déjà produits selon cette procédure. Ont-ils la même qualité que l'article traditionnel ? Cette procédure est-elle généralisable à l'ensemble de la presse écrite ? Ces questions restent encore sans réponse mais elles tournent autour du problème de la mutation qualitative évoquée au début de cet article.

Cette mutation peut en revanche être considérée comme acquise dans le domaine de la paralittérature diffusée par dactylogramme. Le terme « paralittérature » ne va pas sans ambiguïté et nous avons choisi un peu arbitrairement sans doute de considérer ici comme paralittéraires ces publications plus ou moins périodiques qui campent sur les frontières de la littérature institutionnalisée et que l'on appelle habituellement « fanzines » (= magazines pour fanatiques). Ces publications sont particulièrement nombreuses dans le domaine de la poésie, du fantastique, de la science-fiction et de la bande dessinée. En constituer un corpus pose des problèmes à peu près insurmontables ; toutefois, nous avons pu en rassembler un échantillon assez large pour que l'on puisse le considérer comme relativement représentatif. La plupart de ces fanzines sont effectivement dactylographiés. Mais l'analyse formelle comme celle des contenus nous permet d'avancer qu'ils ne constituent ni des essais ni des ersatz de communication littéraire. La forme dactylographique varie considérablement d'un genre à un autre mais le référent n'est que très rarement le livre ou, ce qui serait plus normal, le manuscrit préparé pour l'impression. La présentation varie selon la quantité de papier dont on dispose, selon le plaisir que l'on entend se donner en organisant à sa convenance l'espace de la page. L'écriture du fanzine est avant tout ludique. Et l'agrément de la lecture est une préoccupation qui n'habite guère ses auteurs. Produits barbares, anomalies monstrueuses, aberrations graphiques, ces fanzines n'en ont pas moins une vitalité assez étonnante à l'intérieur de ghettos culturels qu'ils contribuent d'ailleurs directement à créer. Le problème posé - que nous ne savons pas exactement résoudre - tourne autour de la relation entre cette marginalité et cette forme dactylographique non normalisée. A la différence des autres dactylogrammes que sont les écrits scientifiques et les textes administratifs et para-administratifs qui constituent ce que l'on appelle maintenant la littérature « grise » ou « non conventionnelle » 7, les dactylogrammes paralittéraires ne supportent aucune instance de contrôle extérieur : ils se veulent expression libre et directe d'un auteur qui assumera en même temps les fonctions d'éditeur et de diffuseur, sans généralement chercher à gagner de l'argent.

Ces dactylogrammes sont incontestablement dérangeants, tout autant que ces articles de journaux qui seront directement mis en page sans avoir été rédigés. Ils sont, les uns et les autres, des produits du clavier. Peut-être représentent-ils les bornes ultimes du champ de la bibliologie ?

Banale, discrète ou sophistiquée, la machine à écrire n'a pas fini de nous interroger. Comme Pierre Schaeffer devait le souligner assez férocement dans l'exposé de conclusion de ce colloque, « les machines ne sont pas innocentes ». L'ensemble de ce colloque nous en a tous convaincus ; et cela est peut-être déjà positif.

Illustration
Annexe

  1. (retour)↑  « La Machine à écrire, hier et demain », colloque organisé par l'Institut d'étude du livre les 23 et 24 octobre 1980 au Centre d'études pédagogiques de Sèvres. Ce colloque était placé sous le haut patronage du Ministère de l'Éducation.
  2. (retour)↑  « La Machine à écrire, hier et demain », colloque organisé par l'Institut d'étude du livre les 23 et 24 octobre 1980 au Centre d'études pédagogiques de Sèvres. Ce colloque était placé sous le haut patronage du Ministère de l'Éducation.
  3. (retour)↑  Un état des travaux relatifs à ces questions devrait normalement paraître dans l'Histoire de l'édition française, coéditée par Albin Michel-Promodis et dirigée par Roger Chartier et Henri-Jean Martin. Le tome 3 placé sous la responsabilité de Frédéric Barbier, Alain-Marie Bassy et Jacques Breton sera consacré aux 19e et 20e siècles.
  4. (retour)↑  Cf. en particulier l'opération « 10 0000 micro-ordinateurs dans l'enseignement ».
  5. (retour)↑  C'est seulement dans le contrat-type d'édition négocié en 1977 entre le SNE et la SGDL qu'il n'est plus question d'un manuscrit mais d'un « texte définitif et complet [...] parfaitement lisible, dactylographié au verso [...] ».
  6. (retour)↑  Cf. par exemple son « Éloge de la machine à écrire ». In : L'Arc, n° 50, p. 6 à 8.
    « La perpendicularité de la frappe par rapport à la feuille nous rapproche du calligraphe extrême-oriental [...] ».
    « La machine, écrit-il encore, impose un rythme à nos doigts et fait sonner dans son fonctionnement une inépuisable excitation prosodique ».
  7. (retour)↑  Il s'agissait de lettres nominatives émanant du Nouvel économiste (une proposition d'abonnement), du Reader's digest et de Time-Life.
  8. (retour)↑  F. Dormann retrouve sur ce point les conclusions d'une autre communication très intéressante d'Évelyne Andreewsky de l'INSERM : « La Machine à écrire, les mots et les choses ».
  9. (retour)↑  Cf. Gibb (J.M.) et Philipps (E.). - Un Meilleur sort pour la littérature « grise » ou « non conventionnelle ». In : Bull. Bibl. France, t. 24, n° 7, juillet 1979, p. 349 à 353.