Pour une unification des champs de recherche sur la lecture du livre
Nicole Robine
Cet article identifie les deux principaux courants d'enquêtes sur la lecture réalisées en France depuis 20 ans. Aux rares études d'ensemble utilisant une méthodologie rigoureuse tout en gommant la spécificité de l'objet de lecture, s'oppose un foisonnement d'études partielles, moins méthodiques, aux résultats parfois incertains. Les unes et les autres ont tout autant contribué à la connaissance des pratiques de lecture. La deuxième partie de l'article propose des principes méthodologiques et de nouvelles bases de recherche qui permettraient d'unifier les champs de recherche et de comprendre le fonctionnement de la lecture
This paper makes out the two main trends of inquiry about reading that have existed in France for the past 20 years. Scarce comprehensive studies, using a rigourous methodology, while obliterating the specificity of the reading object, are to be opposed to a profusion of partial less methodical studies, with occasionally dubious results. Both have equally contributed to the knowledge of the reading practices. The second part of this paper proposed methodological principles, and new research basis which would allow a unification of the fields of research, and a better understanding of the fonctioning of reading
A la recherche d'une référence dans un fichier bibliographique spécialisé, mais non exhaustif, sur la lecture, j'ai été frappée par le nombre d'enquêtes qui s'y trouvaient répertoriées. Par enquête sur la lecture, il faut entendre au cours de cet article, les recherches sur la lecture de loisirs ou d'informations personnels, menées à l'aide d'interviews ou de questionnaires auprès d'un échantillon de personnes. Plusieurs travaux 1 ayant déjà retracé l'histoire des recherches sur la lecture depuis le XIXe siècle, seules les enquêtes effectuées en France au cours des deux dernières décennies seront examinées ici.
Deux constatations s'imposent :
1. La prolifération des enquêtes sur la lecture en France 2. Depuis 1955, date de la publication de l'enquête réalisée par l'Institut français d'opinion publique pour la revue Réalités 3, on peut décompter 154 publications d'enquêtes sur la lecture en France. Certains rapports présentent plusieurs enquêtes. Un décompte par année de publication montre que le nombre d'enquêtes ne cesse de croître.
2. Les réalisateurs de ces recherches appartiennent généralement à l'un des trois groupes suivants : des organismes de sondages, des chercheurs issus de tous les cycles de l'enseignement scolaire et universitaire, de toutes les disciplines relevant des sciences humaines, et des bibliothécaires de toutes obédiences.
Plusieurs questions se posent : quel est l'apport de ces travaux à travers le temps ? Ce lecteur, objet d'études est-il si rebelle et inconstant qu'il faille indéfiniment l'interroger ? Ces recherches étaient indispensables entre 1956 et 1968 pour connaître goûts, motivations, attitudes à une époque où l'on pensait le livre menacé par la télévision. Quelles ont été leurs applications ? Par corollaire, on peut se demander si la répétition des mêmes enquêtes sur des échantillons identiques dans leur diversité est utile et si une unification des champs de recherche en sociologie de la lecture ne pourrait pas conduire à un approfondissement créateur.
Essayons d'identifier ces enquêtes pour en dresser une typologie. L'examen de leurs méthodologies peut montrer les raisons pour lesquelles elles n'ont pas trouvé de points d'application dans les divers domaines de la création, de la production et de la diffusion du livre.
I. Identification, typologie et comparaison des enquêtes entre elles
Dans l'ensemble des travaux répertoriés, on peut distinguer les grandes enquêtes effectuées sur un échantillon national représentatif et les enquêtes réalisées sur des groupes sociaux identifiés, au moyen d'échantillons quelquefois très vastes, souvent très petits et peu représentatifs de leur population parente ; la représentativité d'un échantillon étant indépendante de sa dimension. Ces groupes sociaux sont aussi divers qu'une classe d'enfants, une bibliothèque d'entreprise ou de maison de jeunes, un centre de sélection militaire ou d'apprentissage, une collectivité de citoyens...
Les grandes enquêtes nationales sont au nombre de neuf, parmi lesquelles huit sont des enquêtes quantitatives. Ce sont : l'enquête de l'IRES en 1960 et celle de l'IFOP en 1967 pour le Syndicat national des éditeurs 4, celle de l'INSEE en 1965 5, celle de la SOFRES pour le Figaro 6, celle de l'ARCmc pour le Secrétariat d'état à la culture en 1974 7, celle de Louis-Harris France pour l'Express en 1978 et pour la seule année 1979 les deux sondages complémentaires de la SOFRES pour Midi libre et pour le Figaro 8. Seule, l'étude de Service et Organisation pour le Cercle de la librairie 9 donne aussi des résultats qualitatifs par secteur de vente. Elle a été menée à l'aide de questionnaires et d'interviews approfondies.
Pour les raisons qui vont suivre, on peut leur opposer les 143 autres travaux réalisés auprès de groupes sociaux. Ils sont faits sous l'égide d'institutions de recherche comme par exemple l'Institut national de recherche pédagogique, le Laboratoire associé des sciences de l'information et de la communication, l'Équipe de sociologie du loisir et des modèles culturels ou, plus récemment, des équipes de sociologues qui s'intéressent plus à la culture qu'à la lecture. Le plus souvent, ils résultent d'enquêtes effectuées par des chercheurs isolés.
Les objectifs de ces travaux diffèrent selon les équipes, les personnalités et les institutions qui les produisent.
Pour la plupart, menés en fonction d'une intégration intellectuelle ou sociale à un système politique ou à une idéologie, les travaux veulent déboucher sur des perspectives d'action ou de réflexion. Des recherches comme celles commandées par le Syndicat national des éditeurs ont un but commercial, d'autres, comme celles dirigées par Jean Hassenforder 10, expriment un désir d'action pédagogique, les recherches pour l'INSEE ou le Secrétariat d'état à la culture veulent conduire une politique culturelle tandis que des travaux universitaires appartiennent à un certain type de sociologie descriptive. Enfin, bien des travaux isolés ont pour unique but l'obtention d'un grade ou d'une promotion et ne sont pas poursuivis.
Les divergences d'objectifs et le large éventail des formations initiales des chercheurs expliquent les différences de méthodologies et de techniques qui aboutissent à des résultats aux contenus identiques malgré leurs valeurs inégales.
Est-il nécessaire de souligner l'inégalité dans les moyens mis en œuvre ? Si les études d'ensemble restent rares au regard des autres travaux, c'est qu'elles demandent des moyens financiers importants et utilisent un personnel spécialisé dans l'étude de marché en vue de promouvoir des produits.
L'examen des méthodologies et des techniques employées révèle la schématisation suivante selon la chronologie de l'établissement de toute enquête. Seuls les échantillons utilisés par les grandes enquêtes nationales sont rigoureux ; les autres sont le plus souvent constitués au gré de circonstances, de rencontres, d'autorisations officieuses ou officielles difficiles à obtenir. Leurs limites de confiance ne sont jamais calculées et les enquêtes portent soit sur dix mille enfants 11, soit sur une trentaine 12.
Les questionnaires des organismes de sondage se limitent à une étude de comportements et de pratiques ou de non pratiques culturelles vis-à-vis de l'imprimé. Études extensives (sauf l'enquête SERVO de 1975), elles figent des typologies de lecteurs et de non-lecteurs dans la société française et les expriment en pourcentages. Au contraire, bien des études partielles s'appuient sur des questions ouvertes quelquefois biaisées, difficiles à dépouiller parce que les croisements et analyses n'ont pas été prévus au départ et que l'auteur du questionnaire n'arrive quelquefois plus à maîtriser les réponses obtenues.
C'est au niveau du rapport d'étude que les divergences conceptuelles s'accentuent. La plupart des travaux des organismes de sondage sont rédigés à la façon des études de marché pour n'importe quel produit alimentaire. Ils ne se réfèrent pas aux études qui les ont précédées, n'engagent aucune discussion, se refusent à extrapoler. Au contraire, les travaux du second groupe, dont les bases ne s'appuyent pas toujours sur une méthodologie aussi rigoureuse, fourmillent d'idées fécondes, rapprochent leurs résultats de ceux des autres enquêtes, apportent plus par l'interprétation de leurs données que par les données elles-mêmes. Littérature et jeunesse d'aujourd'hui 13 d'André Mareuil en est un exemple.
II. Unifier les champs heuristiques
Ne dominant pas l'ensemble des problèmes du livre et n'ayant pas fait l'objet d'une interprétation suffisante, les travaux à buts commerciaux ne semblent pas avoir trouvé de points d'application dans les divers domaines de la production et de la distribution du livre. Chaque étude nationale qui débute est l'objet d'espoirs toujours déçus. Dans les chroniques de la Bibliographie de la France de mai 1974 14, après la publication de la cinquième grande enquête nationale, on lit : « Nous croyons d'autant plus nécessaire que soit entreprise très prochainement une enquête sectorielle complète qui permette enfin de replacer tous les éléments du problème dans leur contexte et, pourquoi pas, de prendre des décisions unanimes et utiles ».
C'est plutôt dans les études de marché et de motivations concernant une forme de lecture intermédiaire entre le livre et la presse, c'est-à-dire l'encyclopédie hebdomadaire, que les recherches, restées pour la plupart secrètes, ont trouvé une application immédiate et programmé le succès que l'on sait 15.
Il semble que seules les enquêtes à but pédagogique, parce qu'elles proposaient des solutions concrètes et immédiatement applicables, aient été utilisées par les enseignants au niveau des cellules scolaires que constituent les classes.
Si l'on veut dresser un bilan de l'apport de ces nombreux travaux, quel que soit le courant auquel ils appartiennent, on pourrait dire, en une formule trop lapidaire, qu'ils ont apporté une excellente connaissance des pratiques de lecture et du lecteur, qu'ils ont replacé la lecture dans le contexte des loisirs. Mais l'on ne sait toujours à peu près rien du fonctionnement de la lecture. Étudier le lecteur n'est pas étudier la lecture.
Les travaux non littéraires sur la réception des œuvres restent très rares. Dans La Formation et l'expression du goût littéraire en milieu d'entreprise 16, Henri Marquier démontre comment sont reçues et retraduites les œuvres littéraires par des employés et des ouvriers. Son enquête le conduit à séparer la motivation à la lecture de la chose lue, souvent confondues. L'enquête de Jacques Leenhardt sur la réception de deux romans à Paris et en Hongrie montre que la détermination des systèmes de lecture repose principalement sur une classification des systèmes de valeurs des répondants. Pour la France, elle fait apparaître quatre systèmes de lecture répartis selon les catégories socio-démographiques. Le « tableau de répartition atteste l'importance, par rapport aux postures mentales de lecture, des situations de mobilité sociale et des types de carrières scolaires » 17.
C'est peut-être en repartant de l'apprentissage de la lecture, des principes conceptuels qu'il met en œuvre à partir des valeurs qui environnent l'enfant, que l'on pourrait éclairer le fonctionnement de la lecture. L'étude des déviances de lecture, l'examen approfondi de leurs causes sont susceptibles de fournir des réponses en posant les questions autrement. La biographie de la relation initiale avec le livre, la description du trajet personnel, qui a conduit ou n'a pas mené à des pratiques de lecture, expliquent les systèmes de valeurs dans lesquels s'intègrent les attitudes envers le livre et les conditionnent. Il est difficile de ne pas projeter dans ces études les systèmes de valeurs des intellectuels, toujours sous-jacents dès qu'il s'agit de culture. Lorsqu'on étudie le fonctionnement d'un texte, c'est toujours en s'appuyant sur des écrits issus d'un univers de valeurs intellectuelles et presque jamais à partir d'extraits de lectures populaires. L'analyse de discours enregistrés de sujets, à propos de ces textes, permettrait de mettre en lumière les mécanismes du processus de communication écrite, de déterminer les points d'accrochage dans les textes et dans l'acte de lecture, de connaître l'univers mental et culturel de groupes sociaux homogènes.
Unifier les champs de recherche sur la lecture ne veut pas dire cesser d'enquêter auprès du lecteur. La plus petite enquête, celle faite par un instituteur dans sa classe et publiée dans le bulletin de son école, contribue à grossir un courant d'intérêt pour le livre et la sociologie de la lecture.
Unifier les champs de recherche sur la lecture signifie adopter des méthodologies comparables, construire des échantillons représentatifs, faire des enquêtes espacées sur le même échantillon afin de mesurer une évolution des lecteurs et des lectures à travers le temps et les groupes sociaux, utiliser des questionnaires dont on puisse confronter les réponses.
Les procédures de recherche ne fouillent pas toujours assez profondément les résultats obtenus. Trop de rapports d'enquête se contentent d'émettre des causalités superficielles et acceptent les premières corrélations positives découvertes. L'introduction de variables supplémentaires dans l'analyse multivariée permet la destruction des variables-écrans, comme le sont souvent les variables indépendantes telles que le sexe, l'âge, l'habitat, le niveau d'instruction qui occultent de nombreux résultats au lieu de les éclairer. Dès 1946, Paul Lazarsfeld insistait sur le rôle des variables-tests 18. De semblables remarques pourraient s'appliquer à bien des analyses de contenu de questions ouvertes ou d'entretiens non directifs. Elles consistent souvent en une analyse impressionniste avec de larges citations et induisent en erreur plus qu'elle ne renseignent. Un retour à l'emploi de l'analyse de contenu systématique paraît utile.
En 1980, on ne peut plus se contenter de calculer des pourcentages, les tests statistiques sont au point et les programmes d'ordinateur adaptés aux études qualitatives comme aux études quantitatives. L'enquête pour le Secrétariat d'état à la culture a montré la voie de l'utilisation des analyses de correspondances qui mettent en lumière les proximités culturelles.
Comment avoir une opinion sur les achats de livres par les adolescents, si on ne leur demande pas le montant de leur argent de poche hebdomadaire ? A quoi bon se lamenter sur la non lecture de livres, si on laisse de côté toutes les lectures souterraines de petite librairie, de fanzines et comics qui en forment la trame. Leur clientèle les appelle livres et « bouquins ». L'enquêteur et l'enquêté ne parlent pas le même langage 19.
François Richaudeau se demande ce « que valent les statistiques sur la lecture ? » 20. Nourrissant ses doutes d'exemples sur les temps de lecture avoués lors des différentes enquêtes, il induit d'autres inquiétudes sur la validité statistique des réponses à de nombreuses questions.
Les problèmes de la lecture sont posés, soit en terme de vente des livres, soit en terme d'influence politique à divers échelons, toujours en termes partiels pour ne rien remettre en question. Pourtant, une enquête sur la lecture, aussi objective qu'elle paraisse, n'est jamais complètement innocente. De plus, la forme des questions destinées à confirmer ou infirmer les hypothèses de recherches induisent déjà la forme des réponses et les mutilent.
L'étude de l'appareil du livre, celle du processus de lecture, aussi indispensables qu'elles soient, ne s'attaquent pas au véritable problème. La pratique de l'entretien non directif approfondi montre que la lecture touche aux problèmes les plus intimes de l'individu. A la fois parce qu'il met en jeu toute sa métaphysique personnelle et parce que, par le livre, on se situe soi-même, à ses propres yeux, par rapport aux yeux des autres, représentés par l'enquêteur.
Plus directe et explicite qu'un test de Rorschach, l'enquête sur la lecture dérange davantage. Elle déclenche aussitôt, et autant chez le lecteur que chez le non lecteur, des réactions de défense et de fermeture. Dans son article sur Le Livre et le lecteur comme objet de recherche en Europe et aux États-Unis, à propos des enquêtes françaises, Steinberg remarque : « Revendiqué comme emblème de la bourgeoisie, le livre est encore l'objet d'un très puissant tabou » 21. Même si le livre cesse un jour d'être l'étendard de la bourgeoisie, les tabous qu'il engendre ne disparaîtront pas pour autant.
Les individus sont en train de lire dans une certaine situation. Comment lit-on, que se passe-t-il dans le cerveau du lecteur à ce moment-là ? Les travaux de la lignée à laquelle appartient Richaudeau ont éclairé la facette biologique de la lecture, il reste à dominer le problème final de toute la communication qui est l'homme. Il n'y a pas deux lecteurs semblables du même ouvrage pas plus qu'il n'existe deux lectures identiques chez le même homme. Le contenu de la lecture reste inconnu, nous ne pouvons en étudier que les effets.
Dans la préface des Pratiques culturelles des Français, Augustin Girard écrit : « Ses limites [...] sont dues à la technique des sondages [...] mais ces limites tiennent plus profondément aux représentations que notre société se fait de la culture et nous avons laissé à Michel de Certeau le soin de bien tracer en post-face ce qu'une enquête ne saurait dire » 22. Comme le prouve l'ensemble d'articles réunis dans la revue Esprit 23, les écrivains prennent le relais des techniciens. Centrer maintenant les études sur la lecture elle-même et non plus sur le lecteur, serait une autre façon d'unifier les champs de recherche dans un même faisceau de vecteurs.
La sociologie de la lecture ne relève pas d'un modèle unique, elle se trouve au carrefour d'approches différentes. Ce bilan ne constitue pas une remise en cause des enquêtes sur la lecture, mais de leur utilisation. Jusqu'à maintenant, elles ont principalement servi à alimenter une nécessaire production de commentaires dans les revues spécialisées ou dans la presse d'information. Mais la reproduction n'était pas leur but premier.
Les derniers travaux en milieu pédagogique fournissent des applications possibles immédiates 24 par l'intermédiaire de la formation des maîtres et des animateurs socio-culturels, applications nouvelles susceptibles de créer par ricochet un intérêt plus vif dans les divers publics.
Si les difficultés administratives pouvaient être résolues, c'est dans les bibliothèques que les résultats des enquêtes pourraient être le plus rapidement exploités au niveau des services et de la gestion. A l'exemple des bibliothèques étrangères, l'enquête permanente peut mesurer et assurer l'efficacité du service rendu ; ne serait-ce que pour les périodiques, dans un premier temps.
Les enquêtes permettent de formuler la demande du consommateur réel et du consommateur virtuel. Elles peuvent interroger la demande du consommateur, faire connaître l'importance des obstacles qui entravent le jeu de l'offre et de la demande à tous les relais de la chaîne distributrice à condition que les résultats des études sur le livre en tant qu'industrie culturelle 25 soient confrontés à ceux d'enquêtes sur la lecture.
Répondre à une demande informulée, découvrir une nouvelle clientèle du livre demeure le problème majeur de l'édition ; mais une politique d'expansion de la lecture n'est qu'un élément dans une politique générale.