Nécrologie

Louise-Noëlle Malclès (1899-1977)

Andrée Lhéritier

Mlle Malclès est morte le 27 mars 1977. Cette phrase si sèche, si froide ne peut cependant dissimuler l'émotion que j'éprouve à l'écrire. Tous ceux parmi nous qui l'ont bien connue, passionnée et chaleureuse, comprendront cette émotion et ma tristesse. Car ce n'est pas seulement un professeur aux dons pédagogiques remarquables, une bibliothécaire qui honora un métier auquel elle donna le meilleur d'elle-même, mais aussi une femme de grand caractère et d'une générosité totale qui a disparu. J'ai connu Mlle Malclès en 1950, j'étais alors son élève et, au fil des ans, elle devint une amie, un exemple. Seule sa retraite à Avignon, dans son Midi natal, en 1969, nous éloigna un peu et elle me fit l'honneur en 1973, alors que déjà souffrante elle ne pouvait l'assurer elle-même, de me confier la nouvelle édition de son Manuel de bibliographie.

Issue d'une famille d'artistes et de scientifiques (son père était professeur de physique à la faculté des sciences de Clermont-Ferrand), Mlle Malclès était née le 20 septembre 1899. Elle débuta à l'université de Lyon en janvier 1928 puis fut nommée à la bibliothèque de l'université de Paris, section Sorbonne, en octobre de la même année. Sous l'influence de son maître Barrau-Dihigo, marquée aussi par les travaux de C.V. Langlois, en France, et de G. Schneider, en Allemagne, elle s'orienta vers la bibliographie et commença à l'enseigner bénévolement dès 1933, à la bibliothèque de la Sorbonne, aux candidats à l'examen pour le Diplôme technique de bibliothécaire (DTB) pour lequel aucune formation n'existait alors. Ce n'est qu'en 1948 que son enseignement fut officialisé, lorsque la Direction des bibliothèques de France organisa une préparation pour le DTB puis pour le Diplôme supérieur de bibliothécaire (DSB) qui le remplaça en 1950. Elle assura par la suite l'enseignement de la bibliographie à l'École nationale supérieure des bibliothèques de 1964 à 1966, date à laquelle j'eus la lourde tâche de lui succéder sans pouvoir prétendre la remplacer. Elle eut également à initier à la recherche documentaire les élèves de l'Institut national des techniques de la documentation.

Parallèlement à son enseignement, son activité professionnelle à la bibliothèque de la Sorbonne fut avant tout orientée vers les problèmes de la recherche bibliographique, et c'est ainsi qu'elle organisa et anima une salle de bibliographie où elle avait réuni les principaux instruments de travail généraux et spécialisés. Ses compétences furent très vite appréciées : secrétaire générale de l'Association des bibliothécaires français de 193I à 1934, elle est, en 1933 et en 1935, chargée de mission à la « Deutsche Bücherei » de Leipzig et à la «Preussische Staatsbibliothek » de Berlin » pour étudier la bibliographie nationale allemande et les catalogues collectifs en Allemagne. En 1950, rapporteur du Comité consultatif international de bibliographie de l'Unesco, elle fait à ce titre des séjours d'étude à Lisbonne, Madrid et Rome (1952), La Haye, Amsterdam, Bruxelles (1953) et rédige les deux premiers rapports sur Les Services bibliographiques dans le monde. L'aboutissement normal de ces activités fut en 1962 sa nomination, comme conservateur en chef, à la direction du Service d'information bibliographique que venait de créer la Direction des bibliothèques de France, tâche qu'elle assuma jusqu'à sa retraite en septembre 1969.

C'est son expérience de bibliothécaire responsable d'un service public d'information dans une grande bibliothèque d'étude, et de professeur, qui l'amena à approfondir une discipline mal connue en tant que telle et enseignée, en France, surtout comme auxiliaire de la recherche historique érudite, à l'École des chartes. Elle s'attacha à valoriser l'enseignement de la bibliographie générale, base de la bibliographie spécialisée que seule une longue habitude permet de maîtriser, choisissant de donner aux élèves une vue encyclopédique des grands instruments de recherche dans les principales disciplines enseignées à l'université aussi bien dans le domaine scientifique pur que dans celui des sciences humaines et sociales. Elle savait d'expérience l'interdisciplinarité des recherches et que, dans n'importe quelle bibliothèque, même dans un centre très spécialisé, il est toujours un moment où le chercheur doit faire appel au bibliothécaire pour qu'il l'oriente vers les instruments de travail d'une discipline qu'il ne connaît pas.

Ces réflexions sur son travail, sur ce que devrait être un enseignement efficace de la bibliographie, aboutirent à la publication, en 1954, d'un Cours de bibliographie (Genève, Droz) qui fut réédité plus tard sous le titre Manuel de bibliographie (Paris, PUF, 3 éditions : 1963, 1969, 1976). Cependant, dès 1933, elle avait projeté de faire un guide composé de reproductions des pages de titres, des notices, des index, des tables des matières des grandes bibliographies, reproductions assorties de commentaires dans l'esprit de ce que viennent de réaliser en Allemagne H. Buck et M. Rützel.

Destiné avant tout aux élèves bibliothécaires, aux étudiants des universités, le Manuel de bibliographie est un exposé didactique et méthodologique des grands instruments de travail généraux et spécialisés qui doivent former le bagage initial de tout bibliothécaire. Mais je sais que la partie qui lui tenait le plus à cœur, celle à laquelle elle apporta tous ses soins, était les premiers chapitres où elle retrace l'histoire de la bibliographie et se fait la théoricienne d'une discipline qui ne peut être réduite à une technique empirique mais qui est une véritable science auxiliaire de la recherche érudite, la base aussi de ce que nous appelons aujourd'hui la « science de l'information ». Cette partie historique fut développée et approfondie dans un ouvrage qui reste un modèle d'érudition et de conception La Bibliographie (Paris PUF, Que sais-je? 3 éditions : 1956, 1962, 1977. Traduction en espagnol : 1960, en anglais : 1961, en arabe : 1975) et dans des articles où elle exposa comment avait évolué le travail bibliographique depuis le XVIe siècle. La connaissance des ouvrages, de leurs auteurs, l'amena ainsi à dégager trois grandes périodes : la période historique (XVIe-fin XVIIIe), la période bibliophilique (fin XVIIIe-début XIXe) et la période professionnelle, d'abord artisanale puis technique (XIXe-XXe siècle). Ces travaux restent isolés en France où elle n'a pas encore de continuateurs, et il faut chercher à l'étranger les bibliographes qui s'attachèrent à l'histoire d'une discipline fondamentale pour notre métier : G. Schneider, R. Blum en Allemagne, T. Besterman en Grande-Bretagne, d'une part, et de l'autre l'école anglo-saxonne attachée à la bibliographie descriptive ou matérielle conçue dans une perspective toute différente.

Comme elle l'écrit, elle-même dans son Manuel « il reste encore une lourde tâche à accomplir... il manque d'être mieux éclairé sur les raisons ou les circonstances qui ont provoqué les recherches des bibliographes. Établir des corrélations entre leur activité et les besoins du travail intellectuel aux diverses époques, déterminer pour chaque époque les rapports entre les facteurs historiques, économiques et autres de la publication des répertoires, dégager enfin les courants d'influence d'une nation à l'autre, tels pourraient être les objectifs d'une étude scientifique d'ensemble ». C'est là demander une histoire de la bibliographie dans une perspective socio-économique et appuyée sur l'histoire des mentalités. Cette histoire qui correspond aux préoccupations de l'historiographie moderne reste toujours à faire. Peut-être tentera-t-elle un chercheur de l'équipe qu'anime H.J. Martin à l'École pratique des hautes études ?

Pédagogue devenue historienne, Mlle Malclès a voulu également donner à ses collègues un instrument de travail destiné à les aider dans leurs tâches professionnelles. C'est ainsi qu'elle consacra de nombreuses années à la préparation d'une bibliographie de bibliographies qui est le seul ouvrage en France à pouvoir être comparé, malgré des conceptions très différentes, aux publications qui existaient alors à l'étranger : celles de Bohatta et Funke en Allemagne et de Winchell aux États-Unis. De 1952 à 1958, parurent Les Sources du travail bibliographique (Genève, Droz, 3 tomes en 4 volumes. Reprint 1965), ouvrage remarquable par sa richesse, la qualité de ses sélections et destiné aux bibliothèques d'étude comme les travaux allemands, mais plus ouvert aux problèmes de la recherche documentaire. Une grande place y est réservée à tout ce qui est source bibliographique : travaux d'érudition, revues, traités, manuels, encyclopédies, dictionnaires -éliminés des ouvrages allemands - mais retenus ici pour la qualité des références de base qu'ils fournissent. Elle s'imposa un choix international et rigoureux - ce qui dans un tel travail est bien le plus difficile - se démarquant ainsi du Guide to reference books de Winchell. Conçu pour les bibliothèques publiques des États-Unis, axé sur la production américaine, ce Guide donne une place très importante aux publications d'accès facile fournissant une information rapide destinée à un large public non spécialisé, et dans cette optique, sont sacrifiées les bibliographies générales nationales, instruments privilégiés des recherches d'identification, auxquelles fait appel tout travail d'érudition.

Alors que le Manuel est destiné aux étudiants, les Sources du travail bibliographique sont faites pour les bibliothécaires. Mlle Malclès a toujours refusé d'admettre qu'elles pouvaient suffire au spécialiste qui dispose de bibliographies spécifiques exposant la structure de la recherche dans tel ou tel domaine, décrivant tous les instruments de travail et les ressources des grands « dépôts » (bibliothèques, centres de documentation) à l'échelon international. C'était là une modestie excessive : nombreux sont les universitaires qui considèrent que rien d'essentiel dans leur domaine n'y manque et qui admirent la qualité des choix proposés. Quoi qu'ait pensé Mlle Malclès, c'est toujours par les Sources qu'ils commencent l'initiation de leurs étudiants à la bibliographie, même si depuis plus de vingt ans elles n'ont pas reçu de complément qui les mettrait à jour.

La valeur des travaux de Mlle Malclès a été reconnue bien au-delà de nos frontières comme en témoigne notamment sa popularité aux États-Unis et dans d'autres pays. Officier de la Légion d'honneur, Commandeur des palmes académiques, elle négligeait pourtant les honneurs et leur préférait l'affection déférente de ses anciens élèves. Sa seule et véritable satisfaction était le sentiment d'avoir réussi ce qu'elle s'était proposé de faire : Mlle Malclès c'était la passion d'un métier, la passion de la bibliographie.