Nécrologie
Marie-Roberte Guignard
Le deuil cruel et brutal qui vient de frapper le Cabinet oriental du Département des manuscrits de la Bibliothèque nationale en la personne de notre chère et vénérée Marie-Roberte Guignard, est aussi une lourde perte pour l'Orientalisme français. Comment rendre tout l'hommage qu'il faudrait à cette longue, forte et noble carrière ?
Fille d'un officier supérieur mort au champ d'honneur, Marie-Roberte Dolléans était née le 21 février 1911 à Saint-Étienne. Après des études secondaires où elle noua de durables et solides amitiés, elle se sentit attirée par l'orientalisme et les bibliothèques. Très jeune, elle obtint à l'École nationale des Langues orientales vivantes, les diplômes de chinois et de japonais et fut attachée de 1930 à 1933 au Département des Imprimés de la Bibliothèque nationale où elle travailla à titre bénévole tout en préparant, à l'École des chartes, le diplôme technique des bibliothèques qu'elle obtint en 1933. D'éminents sinologues furent ses maîtres : Paul Pelliot, Henri Maspero, Marcel Granet, Paul Demiéville. C'est en 1934, à la demande de Paul Pelliot, alors professeur au Collège de France, qui avait discerné ses rares qualités, qu'elle fut chargée de mission par le Département des Affaires étrangères à la Bibliothèque nationale de Peking. Un échange de bibliothécaires fut organisé : un savant chinois, M. Wang Tchong-min venait à Paris afin de rédiger les catalogues des collections chinoises manuscrites et imprimées du Cabinet des manuscrits, pendant que Marie-Roberte Dolléans se voyait confier, à Peking, le catalogage du fonds français. Ses dons exceptionnels furent remarqués par le Directeur de la Bibliothèque nationale de Peking, le brillant sinologue Yuan T'ong-li, et c'est à la demande de ce savant que sa mission en Chine fut renouvelée à trois reprises et prolongée jusqu'en 1939, afin de lui permettre d'assister à l'inauguration de l'exposition du livre français organisée par elle à Peking, exposition où la jeune orientaliste fit rayonner la culture française. Elle profita pleinement de son séjour en Chine pour acquérir non seulement la maîtrise de la langue, mais aussi une connaissance profonde de la vie et des coutumes chinoises. Ses loisirs furent consacrés à la visite des grandes bibliothèques, elle effectua les pèlerinages traditionnels aux Montagnes saintes, explora les sites historiques et archéologiques de Chine, puis ensuite du Japon et de Corée. Au cours de ses déplacements en Extrême-Orient, elle parvint à réunir une précieuse documentation bibliographique et photographique qui suscita un grand intérêt parmi ses amis.
De retour en France en février 1939, Marie-Roberte Dolléans, nommée bibliothécaire au Cabinet oriental du Département des manuscrits, se vit confier la lourde charge des collections orientales, charge laissée vacante depuis 1935 par Edgard Blochet, conservateur-adjoint au Cabinet des manuscrits. Immédiatement elle s'imposa par son érudition, son esprit intensément curieux et aborda magistralement le domaine où elle devait se distinguer particulièrement : l'étude du livre chinois dans les collections de la Bibliothèque nationale.
Son union en 1944 avec M. Jacques Guignard, alors conservateur de la Réserve du Département des Imprimés, lui apporta l'enrichissement d'une vie personnelle et professionnelle dont le champ d'activité allait s'élargir d'année en année. Chacun a présent au souvenir les nombreuses expositions qu'elle organisa ou qui lui durent une grande part de leur succès Écritures et livres à travers les âges (1948), L'Art du livre à l'Imprimerie Nationale des origines à nos jours (195I), Rabindranath Tagore (196I) et tant d'autres! Entre-temps, en 1958, elle rédigeait le chapitre de L'Imprimerie en Chine dans l'ouvrage de L. Febvre et H. J. Martin, L'Apparition du livre.
Ce furent ensuite les causeries à la Radio-télévision française, où elle présenta, avec un talent encore présent à l'esprit des auditeurs, les collections chinoises et orientales de la Bibliothèque nationale. Ces causeries furent un prélude qui annonçait déjà les cours dont elle fut chargée dès 1966, dans le cadre de l'Institut des Hautes études chinoises de l'Université de Paris, consacrés à l'étude des collections chinoises de la Bibliothèque nationale. Ces cours, encore inédits, sont une merveille de clarté et méritèrent les éloges de ceux qui eurent le privilège d'être ses élèves.
Mais il est un champ d'activité qui déborda la France et valut à Marie-Roberte Guignard une renommée mondiale : la participation aux congrès d'orientalisme où elle représenta la Bibliothèque nationale notamment à Cambridge (1954), Munich-Marburg (1957), Moscou (1960), Ann Arbor (1967), Canberra (1971).
Évoquons surtout l'œuvre qui lui fut la plus chère et où M. Julien Cain, alors Administrateur général de la Bibliothèque nationale, lui donna l'occasion de manifester ses dons d'organisatrice : c'est en effet sous sa surveillance quotidienne que fut aménagée et organisée au Cabinet des manuscrits, une nouvelle salle de lecture réservée aux orientalistes. Cette « Salle orientale » fut ouverte au public en 196I, et les savants et chercheurs purent enfin avoir à leur disposition les fichiers, usuels et matériaux de travail indispensables. C'est également sous sa surveillance constante que s'accrurent les collections et que furent publiés les catalogues des fonds éthiopien, khmer, sanscrit et surtout Pelliot-chinois de Touenhouang. Ce dernier catalogue lui tint particulièrement à coeur. Elle lui donna une préface dont l'importance et l'intérêt n'ont échappé à personne, et le présenta elle-même aux orientalistes réunis au XXVIIIe congrès international à Canberra.
Tant de mérites furent reconnus : Mme Guignard était membre du Conseil de la Société asiatique où elle siégeait à côté des autorités les plus éminentes de l'orientalisme et elle reçut de nombreuses distinctions honorifiques; elle était chevalier de la Légion d'honneur, commandeur des Palmes académiques, chevalier des Arts et Lettres et M. E. Dennery n'a pas caché qu'il souhaitait la voir prochainement élevée au grade de conservateur en chef.
Les dernières années de sa vie furent assombries par les progrès d'une maladie devant laquelle elle refusa de se laisser abattre, et malgré les souffrances provoquées par sa santé devenue chancelante, elle continua jusqu'au dernier jour de mettre les richesses de son expérience et de sa sagace érudition à la disposition de ceux qui venaient la consulter chaque jour plus nombreux. Son caractère aimable et plein de sympathie, la grâce de son accueil, les qualités de son cœur, lui ont acquis bien des amitiés et laisseront un durable regret.
Qu'il me soit permis, en terminant cette courte esquisse d'une carrière exceptionnelle dont la Bibliothèque nationale et l'Orientalisme ont également le droit d'être fiers, d'exprimer le merveilleux souvenir que nous laissera celle qui fut si longtemps notre guide, à nous ses collaborateurs qui l'avons connue et aimée, souvenir teinté d'une mélancolie que rien ne consolera.