Le décor des bibliothèques anciennes au Portugal et en Espagne
Bien que les bibliothèques de l'Escorial et de Coïmbre comptent parmi les bibliothèques les plus célèbres du monde, l'architecture et la décoration des bibliothèques anciennes, au Portugal et en Espagne, restent un sujet incomplètement exploité. De simples notes de voyage mettent en valeur certaines particularités iconographiques, du « Ciel de Salamanque » aux chinoiseries d'Alcobaça et aux subtilités iconographiques d'Evora. Chemin faisant, on a identifié quelques-unes des sources littéraires et des influences artistiques qui n'ont pas connu de frontières
S'il est possible de dégager quelques idées générales sur l'évolution du décor des bibliothèques anciennes 1, chaque pays garde cependant un style qui lui est propre. Edgar Lehmann, Gert Adriani, Walther Buchowiecki, Hans Tintelnot ont minutieusement décrit l'architecture et la décoration des bibliothèques allemandes et autrichiennes, John W. Clark et Burnett H. Streeter celles des bibliothèques anglaises. Le Portugal et l'Espagne, qui ont conservé de prestigieux décors de bibliothèques, n'ont fait l'objet, jusqu'ici, d'aucune étude générale et les quelques monographies publiées sur leurs bibliothèques sont dispersées dans des publications difficilement accessibles au lecteur français.
Un récent voyage dans ces deux pays a été trop bref pour que nous puissions nous permettre une vue d'ensemble. Nous nous bornerons à donner un extrait de notre carnet de route, dans l'ordre de l'itinéraire suivi, de l'embouchure du Mondego aux Sierras de Castille.
Que nos collègues espagnols et portugais voient dans cette esquisse un hommage de gratitude pour l'accueil chaleureux et la générosité qui ont singulièrement facilité nos recherches 2.
C'est à l'extrémité occidentale de l'Europe, à Coïmbre, que l'on trouve l'une des plus parfaites réalisations de l'art des bibliothèques et de leur savante iconographie.
Il n'est pas de bibliothèque au monde où la beauté du site contribue davantage à mettre en valeur la richesse de l'architecture. Lorsque l'on a péniblement gravi les ruelles à escaliers des palacios confusos, et que l'on débouche par la porta ferrea dans la cour de l'Université, on surplombe l'harmonieux paysage créé par la courbe du Mondego. Une porte monumentale, à droite, donne accès à la bibliothèque, sous cette inscription latine au parfum antique : « L'auguste Coïmbre a choisi cet emplacement pour la Cité des livres, afin que ce soit sa tête qu'orne la bibliothèque. »
Nous n'entreprendrons pas de décrire cet admirable édifice, l'un des chefs-d'œuvre de l'art baroque (fig. I), renvoyant à l'étude très précise de José Ramos de Bandeira 3. Nous dirons seulement un mot du curieux problème d'échanges artistiques qu'il pose et de quelques particularités de sa décoration.
La bibliothèque a été construite par Jean V le Magnifique qui disposait des immenses ressources de l'impôt sur l'or extrait du Brésil : l'autorisation de construire est datée du 3I octobre 1716, le contrat pour le gros œuvre du 14 août 1717 et les contrats pour les travaux de peinture et de dorure du 23 juin et du 28 août 1723. Or, la bibliothèque de Coïmbre offre les ressemblances les plus évidentes avec la « Hofbibliothek » de Vienne qui porte sur son fronton la date de 1726 et dont les plans ne semblent pas antérieurs à 1720 4.
L'antériorité de Coïmbre est d'autant plus digne d'être soulignée que la « Hofbibliothek » n'est pas l'aboutissement mais au contraire le chef de file de la série des grandes bibliothèques, gloire de l'Autriche, Melk, Zwettl, Seiten Stetten, Saint-Florian, Altenburg, Admont, qui s'échelonnent de 1730 à 1774, alors que les bibliothèques autrichiennes plus anciennes, Kremsmünster, Lambach, Heiligenkreuz, Lilieneld et Schlierbach, construites de 1692 à 1704, offrent des dispositions différentes et qui n'annoncent pas l'épanouissement de Vienne.
Le mystère plane sur l'architecte de Coïmbre. On a prononcé 5, à titre d'hypothèse, le nom du grand architecte Ludwig, le « maître de Hall », qui devait portugaliser son nom sous la forme de Ludovici et à qui l'on doit Mafra. Ce qui est certain, c'est que sous le règne de Jean V, roi du Portugal, beau-frère de Charles VI empereur d'Autriche, les rapports artistiques étaient fréquents entre les deux pays. L'auteur du programme iconographique de la « Hofbibliothek », Conrad von Albrecht, conseiller de l'Empereur, a été résident à la Cour du Portugal 6 où il séjourna l'année même où il date son instruction relative à la bibliothèque de Vienne (25 février 1730).
La découverte, toute récente, de documents d'archives, sans résoudre la question, éclaire du jour le plus curieux les modes de transmission des formules artistiques. C'est la valise diplomatique qui joue le rôle de truchement. En 1726 et 1727, lorsque les travaux de Coïmbre touchaient à leur fin et que l'on commençait ceux de Mafra, un envoyé du roi, Luis da Cunha, mène une enquête auprès des grandes bibliothèques d'Angleterre et de Belgique. Il visite Oxford, s'intéresse tout spécialement à la bibliothèque de Sir Robert Cotton. Il se rend chez les Jésuites d'Anvers et de Gand, à l'université de Louvain. Il prend des notes et des croquis (hélas perdus) qu'il joint à ses rapports. Cette correspondance révèle en même temps l'extraordinaire richesse des bibliothèques monastiques aujourd'hui disparues du Portugal, car, à plusieurs reprises, l'observateur note qu'il est inutile de chercher modèle à l'étranger, puisque ces bibliothèques monastiques sont encore plus belles. M. le Professeur Luis Ferrand de Almeida doit incessamment publier ces textes dont M. Jorge Peixoto nous a résumé la substance et sur lesquels nous aurions mauvaise grâce à nous étendre.
A défaut de l'architecte, on connaît le nom des peintres de la bibliothèque de Coïmbre, Antonio Simoes Ribeiro et Vicente Nunes, dont le pinceau fut certainement guidé par un des maîtres de l'Université, tant la composition est savante. Une inscription latine, sous le portrait de Jean V, définit la bibliothèque « un palais qui saisit l'univers dans un miroir ». Comme si nous feuilletions le « Speculum » de Vincent de Beauvais, nous voyons dans la première salle le miroir de l'Univers, avec les Quatre Parties du monde, dans la seconde salle, le miroir de la Sagesse, avec les figures de l'Honneur, de la Vertu (fig. 4), de la Fortune et de la Renommée, dans la troisième salle, le miroir de la Connaissance, avec les allégories de la Théologie, de la Justice, des Sciences de la Nature et des Arts.
Du point de vue technique, il y a une différence fondamentale entre les dispositions de la « Hofbibliothek » et Coïmbre. La première est une « salle de parade » (Prunksaal), la seconde est une bibliothèque universitaire, où l'on s'est ingénié à rendre agréable le travail des professeurs et des chercheurs. Ils disposent, de part et d'autre des grandes salles, d'une série de studios (fig. 8) avec table et rayonnages privés, identiques à ceux de la bibliothèque des Jésuites de Reims 7. L'accès aux rayons supérieurs de la galerie est facilité par un jeu d'échelles qui se glissent à l'intérieur de rainures entre les rayonnages, et qui sont contrebutées par des barres d'appui, également amovibles.
Pour rappeler que l'on est dans une bibliothèque universitaire, chaque porte est ornée, sous la couronne royale et parmi les guirlandes, des emblèmes des diverses facultés, où la toque de docteur et les livres s'accompagnent du serpent pour la Médecine, du compas et du globe pour les Mathématiques, de la tiare pour le Droit canon, de l'épée pour le Droit civil, de la croix pour la Théologie (fig. I), du caducée pour les Arts. Dans la salle centrale, les quatre médaillons de Virgile, d'Ovide, de Sénèque et de Cicéron affirment la pérennité de la culture antique.
Quel que soit l'intérêt de ces figures, la particularité la plus remarquable de la bibliothèque de Coïmbre est ailleurs : elle réside dans les motifs chinois (fig. 2 et 3) qui se détachent en or sur les fonds de laque rouge et vert foncé. Bien que le Portugal ait été l'initiateur en Europe de la mode des chinoiseries, il n'en a fait lui-même qu'un usage modéré. Et l'on a toujours considéré les chinoiseries de Coïmbre comme uniques dans l'art des bibliothèques.
Aussi notre surprise fut-elle grande en visitant ce qui reste de la bibliothèque baroque d'Alcobaça. Tous les touristes connaissent sa grandiose église romane, mais on pénètre plus rarement dans les bâtiments du XVIIIe siècle qu'occupe aujourd'hui le plus vaste hospice du Portugal. La seule mention que nous ayons trouvé de la bibliothèque lui déniait tout intérêt « depuis que son plafond de stuc est tombé en ruine et que son mobilier a disparu 8. »
De vastes dimensions (47,70 X 12,70), la salle a perdu effectivement son plafond et ses rayonnages à livres. Avec ses lits de malades, elle fait d'abord penser au dortoir du lycée Henri IV à Paris, l'ancienne bibliothèque Sainte-Geneviève. Située près du cloître du Rachadoiro, ou bûcher, elle est éclairée au midi par deux étages de II fenêtres et II lucarnes, au nord par II lucarnes seulement, les deux étages correspondant aux fenêtres étant jadis occupés par des rangées continues de rayonnages. Une balustrade court le long de la galerie, au niveau de la seconde rangée de fenêtres.
Aux angles de la salle, à la naissance de la voûte, quatre médaillons ovales sculptés en relief représentent les quatre Pères de l'Église latine, selon le thème si répandu dans les bibliothèques. Mais l'intérêt principal réside dans la décoration des embrasures de fenêtres qui sont très profondes, chaque panneau; de part et d'autre, étant peint, à la détrempe, de légers motifs.
La fenêtre centrale, au niveau de la galerie 9, est encadrée d'un côté par Minerve, de l'autre par Mercure, sujets classiques dans les bibliothèques de cette époque. Les dix autres fenêtres sont décorées par des chinoiseries : buveurs de thé, fumeurs d'opium, cultivateurs, pêcheurs, joueurs de mandoline, mandarins à parasol, alternant avec des bateaux de pêche et des caravelles, tout un petit monde conventionnel, qui semble sorti des recueils gravés d'Œuvres dans le goût chinois ou des Chinese ornaments qui couraient l'Europe au XVIIIe siècle. La technique est très différente des laques dorées de Coïmbre, mais l'esprit est le même.
La bibliothèque de Mafra qui, par l'ampleur de ses proportions et la beauté de son architecture, rivalise avec celle de Coïmbre, n'a pas le même intérêt iconographique. Le gigantesque vaisseau à coupole centrale et croisillons médians mesure 84,70 m de long sur 9,50 m de large et 13 m de haut. Il occupe la partie centrale de l'aile nord de ce palais-monastère renouvelé de l'Escorial, commencé par Ludovici en 1717. Exécutée seulement dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, la sculpture des boiseries ménage, une travée sur deux, de grands médaillons ovales destinés à recevoir les portraits des plus célèbres écrivains 10.
La bibliothèque portugaise dont la décoration est, après celle de Coïmbre, la plus complète, est celle du Collège des Jésuites de Lisbonne, depuis 1834 palais de l'Académie des sciences 11. Elle a été construite vers 1768 par l'architecte Joaquim de Oliveira et le plafond est attribué à l'italien Pedro Alexandrino 12. La salle mesure 33,50 m sur 13 m et elle est éclairée par deux rangées de fenêtres avec une large galerie de circulation à balustrade, au niveau de la seconde rangée. Les deux côtés principaux sont orientés au nord et au sud. Les fenêtres à petits carreaux sont garnies de vitres transparentes au sud et de miroirs anciens au nord (comme à Mafra).
Le panneau central du plafond comporte une riche décoration symbolique qu'il serait parfois difficile d'interpréter si l'on n'avait recours à l'Iconologie de Ripa : au sommet, l'Église tenant la croix, au-dessous la Chasteté représentée sous la forme d'une jeune femme « tenant une discipline dont elle châtie son corps », à ses pieds « un Cupidon vaincu, avec les yeux bandés 13 »; plus bas, la Constance casquée « empoignant une colonne », et à côté l'Espérance tenant une ancre de navire (fig. 10). La Charité donne le sein à un enfant. La Prudence se regarde dans un miroir.
Au-dessous des Vertus, on voit, dans la seconde partie de la composition, la Philosophie, telle qu'elle apparut en songe à Boèce « un sceptre de la main droite et de la gauche des livres... pour montrer que les hommes de haute naissance ne doivent point négliger cette belle reine 14 ». Elle est encadrée de deux jeunes femmes dont l'une désigne du doigt la mappemonde à un ange qui tient un gouvernail et dont l'autre est assise sur le globe terrestre, à côté de la roue de fortune.
Le reste du plafond est orné de deux autres compositions, d'un côté Minerve casquée, le bouclier à la main, de l'autre Apollon jouant de la lyre accompagné de Mercure portant le caducée. Sur le pourtour de la salle, au-dessus des rayonnages à livres, des génies au nombre de dix, un entre chaque fenêtre, portent les attributs classiques de la Peinture, de la Sculpture, de l'Architecture, des Arts mécaniques, de la Musique, de la Poésie et de l'Astronomie.
Au fond de la salle, face à l'entrée, les bustes de Dona Maria I, reine de Portugal de 1777 à 1792 15 et de Pedro III, prince consort et, tout autour de la salle, 34 bustes d'écrivains et d'artistes complètent la décoration. Un certain nombre de ces bustes sont modernes. D'après un inventaire de 1816, il semble que la disposition primitive ménageait une alternance entre les anciens et les modernes, par exemple Virgile et Camoëns, comme on en pourrait citer d'autres exemples en Italie.
Beaucoup plus originale est la décoration de la bibliothèque de l'Université d'Evora.
Evora, la ville du passé, la plus savoureuse étape d'un voyage au Portugal, a le privilège d'avoir conservé intact le décor d'azulejos qui couvre de ses festons les salles de cours de l'ancienne Université, aujourd'hui lycée, établie en 1559 par le Cardinal Henrique dans le Collège du Saint-Esprit et supprimée deux siècles plus tard par le marquis de Pombal. Dans ce décor chatoyant, dont les murs ont l'éclat bleuté des faïences de Vieux Rouen, chacune des salles de cours possède encore sa chaire en bois du Brésil et, comme dans toute université ancienne, les pièces maîtresses sont la chapelle et la bibliothèque.
Construite en 1626 et décorée vers la fin du siècle 16, la bibliothèque d'Evora est donc antérieure aux autres bibliothèques du Portugal que nous avons décrites. Ses boiseries ont disparu, mais le plafond, partiellement endommagé, offre encore un centre d'intérêt de tout premier ordre. Comme à l'Escorial et comme au Vatican, des motifs purement fantaisistes se mêlent aux scènes symboliques inspirées par un savant commentateur des textes. Sur les pans coupés du plafond, ils semblent inspirés des azulejos de la salle des Actes de l'Université : mêmes petits anges portant des banderoles de fleurs ou jouant avec des lions qu'ils poursuivent en leur tirant la queue. Pour augmenter l'impression de hauteur du plafond, une balustrade est peinte en trompe-l'œil, autour de laquelle d'autres petits anges se poursuivent, grimpant à califourchon ou se balançant la tête en bas.
Contrastant avec ces fantaisies, les sujets du plafond central et des médaillons qui l'entourent se rattachent aux plus savantes compositions de l'art de la Contre-Réforme.
Dans le compartiment central de la voûte, la Vierge couronnée est assise sur un trône précédé de six marches dont chacune est gardée par deux lions (fig. 6). Ce n'est pas la Vierge de la tendresse et de l'amour, c'est la Vierge de la science et de la sagesse. Elle tient de la main droite un sceptre et de la main gauche une sphère armillaire d'où sort une banderole avec le mot Encyclopedia 17. L'Écriture sainte et l'Antiquité se rencontrent pour lui reconnaître cette qualité. Comme le rappelle une inscription sur le plafond, Marie est « la maison de la Sagesse » (Commentaire de saint Jérôme sur Isaïe). Tout à côté, une citation de l'Énéide, chant II, met en parallèle la Vierge avec la divine Minerve.
La décoration du pourtour comportait huit médaillons dont quatre sont effacés 18. Ceux qui subsistent démontrent le rôle de la Sainte Vierge, comme inspiratrice de la Théologie, des Sciences et du Droit.
Nous voyons d'abord la Vierge « concionator evangelicus » offrir un violon à l'évangéliste, puis elle est représentée comme le professeur des apôtres (« doctrix apostolorum ») au-dessus desquels descend le Saint-Esprit. Encore plus curieuse est la personnification des Sciences. Debout sur un pont, entre deux villes fortifiées, la Sainte Vierge vise avec une arbalète les signes du Zodiaque. Les inscriptions indiquent qu'elle est à la fois l'itinerarium mathesis et le pons ad penetrandos polos. La représentation du Droit tire son autorité de la Summa divinorum oraculorum d'André de Crète. La Vierge trône dans un temple au milieu de personnages habillés à la romaine. Elle résume à la fois le droit canon (epitome juris canonici) et le droit romain.
Nul doute que les médaillons disparus n'aient développé le même thème pour les autres sections de la bibliothèque (Belles-lettres, Histoire, Arts).
Le thème d'Evora rappelle celui de la bibliothèque de Schussenried, où on lit l'inscription « Sedes sapientiae » dans un cartouche daté de 1757. Mais, dans la bibliothèque allemande, le siège de la sagesse n'est pas la Vierge, c'est le Christ, représenté, au centre de la composition, crucifié d'une part et sous la forme de l'agneau de l'Apocalypse d'autre part, selon le thème déjà esquissé au XIVe siècle par le bienheureux Henri Suso dans le Livre de la Sagesse éternelle 19. On verra ci-dessous, qu'à N. D. de Guadalupe, c'est sainte Catherine qui était assimilée à Minerve.
Ces subtilités iconographiques s'éclairent si l'on se reporte à l'ouvrage dont nous avons montré, à propos d'une bibliothèque de Venise 20, qu'il donnait la clef des thèmes de décoration des bibliothèques, comme l'Iconologie de Ripa donne celle de nombreuses allégories : Musei sive bibliothecae du jésuite franc-comtois Claude Clément. Dans l'une des sections de ce curieux livre, consacrée aux « élégantes peintures et aux emblèmes » qui doivent orner les bibliothèques, temples des Muses, notre jésuite s'élève avec indignation contre les « images scélérates » tirées des fables antiques et il propose de les remplacer par d'autres thèmes : l'Église, les Prophètes, les Sibylles, et en toute première ligne par cette fontaine d'érudition, ce siège de la Sagesse que représente la Vierge, mère de Dieu 21. « Je veux que dans notre bibliothèque, le portrait de la Vierge soit mis en place d'honneur ». Il compare la Vierge, mère de Dieu, à Minerve sortie toute armée de la tête de Jupiter. On retrouve sous sa plume quelques-unes des inscriptions qui figurent sur le plafond d'Evora « domum sapientiae, D. Hieron. 1. 30, in Isai., C. 7... doctricem doctorum... illuminatricem apostolorum ». Il cite André de Crète qui comparait la Vierge au livre vivant où écrivait le Saint-Esprit.
Claude Clément était professeur à Madrid à l'époque où l'on peignit le plafond d'Evora. Il est intéressant de comparer le mouvement d'idées qui inspirait en même temps les Jésuites en Espagne et au Portugal. C'était l'époque où Louis XIII consacrait son royaume à la Vierge, où Descartes faisait un pélerinage à Notre-Dame de Lorette, où Corneille traduisait en vers l'Office de Notre-Dame. Dans ce mouvement de ferveur, les Jésuites se distinguèrent. Selon eux, écrit Émile Mâle, « du temps où la Vierge était encore sur la terre, elle avait illuminé les apôtres et leur avait enseigné comment ils pourraient vaincre les fausses doctrines ». A l'appui de cette phrase, qui est le commentaire littéral de la Doctrix Apostolorum de notre voûte, Mâle cite en référence le Viridarium de Mendoza 2. Or le P. Francisco Mendoza (ou Mendoça) 22 avait été professeur d'Écriture sainte à Evora. Il était recteur de l'Université d'Evora en 1626 quand la bibliothèque fut construite 23. Il est permis de penser qu'il ne fut pas étranger au choix des compositions symboliques du plafond.
En Espagne, le point de départ et le centre de toute recherche sur le décor des bibliothèques doit être l'Escorial. Comparable dans une certaine mesure à la Vaticane de Sixte-Quint, le magnifique vaisseau construit par Herrera en 1567 pour Philippe II réalise déjà ce qui sera l'idéal de l'âge classique en Italie, en France et en Europe.
La décoration peinte est l'œuvre d'un Italien, Pellegrino Tibaldi, né à Bologne en 1527, mort en 1592, quelques années après ses travaux à l'Escorial. Il a été seulement l'agent d'exécution, très habile, du programme qui lui avait été dicté par le Fr. José de Sigüenza. Ce dernier a décrit en détail les fresques et leurs intentions symboliques dans la Historia de la orden de San Jeronimo 24 et l'on a démontré que Sigüenza était lui-même le fidèle disciple d'Arias Montano 25. Selon le mot de M. Bataillon, « Sigüenza trace au peintre un programme si conforme à l'esprit de son maître que, grâce à lui, un éloquent témoignage plastique de la pensée de Montano est encore lisible sur les murailles et les voûtes de l'Escorial ».
Le thème dominant, selon une formule qui devait être reprise avec de nombreuses variantes pendant deux siècles, est un parallèle entre la Philosophie et la Théologie, figures centrales des deux grandes compositions en demi-cercle qui ornent les extrémités de la salle.
La Philosophie est entourée de Socrate, de Platon, d'Aristote et de Sénèque. Au-dessous est représentée l'École d'Athènes, où se rencontrent d'un côté Zénon et les Stoïciens, de l'autre Socrate et les Académiciens. Du côté opposé, la Théologie est encadrée par les quatre Pères de l'Église latine, Jérôme, Ambroise, Augustin et Grégoire, au-dessus du Concile de Nicée, où l'on voit l'empereur Constantin proclamant que les prêtres et les évêques n'ont d'autre juge que Dieu, et la condamnation des Ariens (fig. 5).
Les sept compartiments de la voûte sont consacrés, selon la tradition médiévale, aux Arts libéraux, avec des attributs traditionnels et des allégories nouvelles, par exemple la tour de Babel, sous la Grammaire (pour montrer l'utilité de l'étude des langues), la fable d'Orphée et d'Euridyce, sous la Musique.
De l'extraordinaire rayonnement de la bibliothèque de l'Escorial et de l'action qu'elle a exercée d'une manière durable dans l'art des bibliothèques, nous citerons seulement deux exemples. Le premier est la bibliothèque Mazarine dont les rayonnages, avec l'ordonnance des colonnes et le profil du pupitre dérive en droite ligne du mobilier de l'Escorial, comme l'a montré John W. Clark 26. Le second, mis en valeur par Karl Ginhart 76 est l'influence décisive de l'Escorial sur le développement des bibliothèques autrichiennes du XVIIIe siècle.
Salamanque est, avec Coïmbre, l'une des villes universitaires d'Europe qui ont conservé l'empreinte du passé la plus profonde. Sa bibliothèque, sans avoir la richesse de celle de Coïmbre, offre le plus vif intérêt parce qu'elle conserve des vestiges remarquables de la décoration des diverses salles qui se sont succédées du xve au XVIIIe siècle.
Le célèbre « Ciel de Salamanque », peint en 1474, qui décore une voûte de 400 mètres carrés, représente le soleil et Mercure au milieu des constellations (fig. 7). Selon un voyageur allemand, Jérôme Munzer, qui le décrivit en 1494, sa décoration primitive comportait également les Arts libéraux. Avec la fresque du Puy, c'est le chef-d'œuvre de l'art des bibliothèques au xve siècle et les deux morceaux se complètent puisque la bibliothèque du Puy a conservé la décoration des murs latéraux et que sa voûte également peinte est détruite.
Comme l'a démontré M. Guy Beaujouan 28, « en proposant ce thème décoratif au talent du grand peintre Fernando Gallego, l'Université ne prétendait pas seulement illustrer le verset 4 du Psaume 8 (« Je verrai les cieux, œuvre de tes doigts, la lune et les étoiles que tu as créées »), elle manifestait aussi la place de choix qu'occupait dans son enseignement l'astronomie ». Le dernier tiers du xve siècle est une période passionnante dans l'histoire des bibliothèques, à la fois par le développement de l'imprimerie et par l'extraordinaire floraison des bibliothèques monastiques, capitulaires et universitaires. De même que, dès cette époque, la beauté du papier, la qualité de l'encre, la pureté de la typographie avaient une perfection qui n'a pas été dépassée, de même la décoration des bibliothèques a atteint d'emblée un niveau très élevé dont il ne reste plus que de trop rares vestiges.
La bibliothèque du xve siècle de Salamanque était située au-dessus d'une chapelle où l'installation d'un retable gigantesque entraîna la suppression du plancher supérieur. Il fallut donc transférer la bibliothèque vers 1506 et construire un local plus vaste, sur l'emplacement qu'occupe la bibliothèque actuelle. Après avoir gravi le magnifique escalier qui y conduit, on accède à une galerie ornée, dans la partie voisine de la bibliothèque, de médaillons allégoriques. On y voit l'ancre et le dauphin, les balances de la Justice, une femme tenant d'un côté des ailes, de l'autre une tortue, avec des inscriptions qui en complètent le sens 29.
D'autres morceaux, conservés à l'intérieur de la bibliothèque actuelle, sont identifiés par une curieuse mention de l'édition des Emblèmes d'Alciat, publiée à Lyon, chez Rouillé, en 1573, par les soins de Francisco Sanchez de las Brozas, professeur de grec et de rhétorique à Salamanque 30. L'emblème d'Alciat In Occasionem, que commente Las Brozas, représente la Fortune nue, une écharpe sur les épaules, le pied droit appuyé sur une roue posée à plat sur une mer agitée, le talon du pied gauche muni d'ailerons : « A la bibliothèque de Salamanque, ajoute le commentateur, on voit aujourd'hui des statues de pierre d'une telle beauté qu'elles peuvent rivaliser avec l'antiquité, qui représentent les unes et les autres le symbole de l'Occasion 31. Voici d'abord un enfant assis sur un globe, la chevelure répandue sur les yeux, tenant un couteau à la main. On voit, de part et d'autre Mercure et la Fortune, avec une corne d'abondance. Ce qui signifie qu'en saisissant l'occasion, on peut obtenir tout ce que détiennent Mercure et la Fortune. Derrière eux, une vieille femme en pleurs (fig. 9), qui est le Repentir ». Les statues dont se composait ce groupe sont aujourd'hui dispersées aux quatre extrémités de la bibliothèque, au-dessus de la galerie supérieure.
Les bas-reliefs et les statues de Salamanque, qui sont antérieurs aux peintures de l'Escorial, se rapprochent par leur thème de la décoration de la voûte de San Giovanni à Parme 32. Avant la leçon de théologie que répéteront les imitateurs de l'Escorial, nous sommes introduits, à Salamanque comme à Parme, dans ce monde allégorique où se complaisait l'esprit de la Renaissance et que les recueils d'emblèmes rendaient familier au public humaniste qui fréquentait les bibliothèques.
Nous sortons de l'allégorie pour entrer dans la vie quotidienne de l'Université, en pénétrant dans la salle voisine de la bibliothèque, qui sert actuellement de salle des manuscrits : les portes des armoires de bois de cette salle sont ornées, sur leurs battants intérieurs de peintures exécutées par Martin de Cervera en 1614. Elles représentent le professeur entouré de ses élèves dans deux salles de cours. Cette décoration intérieure des armoires à livres fait songer à celle de Langley Marish, en Angleterre, qui date de 1623.
En 1662, la voûte de la grande salle de la bibliothèque de Salamanque commença à se fendre. En 1718, il devint nécessaire de songer à la reconstruction, qui fut confiée à Manuel de Larra y Churriguerra et terminée en 1752. La sculpture des boiseries murales est fort belle, mais elle ne comporte pas d'éléments iconographiques.
A mi-chemin entre Merida et Tolède, en dehors des routes habituellement suivies par les touristes, le sanctuaire de N. D. de Guadalupe possédait au xve siècle une des bibliothèques les plus richement décorées de l'Espagne. Construite au-dessus de la salle capitulaire, éclairée par deux fenêtres géminées à l'Est et à l'Ouest, elle offre encore un magnifique vaisseau, couvert de deux voûtes en étoile dont les nervures sont supportées par des culots engagés dans la muraille.
Un chapitre de l'Historia de Nuestre Señora de Guadalupe publié en 1597 par le Fr. Gabriel de Talavera, décrit la décoration ancienne, dont il ne reste plus aucune trace. Selon un thème très voisin de celui d'Evora, Minerve protectrice des Sciences est incarnée, à l'entrée de la bibliothèque, par sainte Catherine, la vierge savante qui confondit les cinquante docteurs. En face, la Sainte Vierge est entourée par huit Docteurs, Jérôme, Augustin, Grégoire, Ambroise, Isidore, Bernard, Ildefonse, Thomas.
Ce qu'il y a de plus remarquable dans le texte du Fr. de Talavera, c'est le détail suivant : « Au pied de la peinture des huit Docteurs, il y a une chaire où on lit l'Écriture aux Frères, pour le plus grand profit de ceux qui les entendent ». Nous saisissons ainsi la transition entre la « galerie de collation » des cloîtres où se faisait la lecture dans une chaire (dont l'abbaye de Cadouin en Dordogne conserve un exemple) et la salle de bibliothèque où, nous le voyons ici, on faisait primitivement la lecture à haute voix.
Le Monastère d'El Paular 33 perdu dans la Sierra de Guadarrama, à 1 200 mètres d'altitude, à l'Est de Ségovie, est la première Chartreuse fondée en Castille. La bibliothèque, qui date du XVIIIe siècle, a conservé, quelque peu mutilée, sa décoration peinte :
I° aux extrémités, d'un côté Denis le Chartreux devant sa bibliothèque, une tête de mort sur sa table, de l'autre l'Assomption de la Vierge tenant l'enfant Jésus, couronné, dans ses bras;
2° sur les trois compartiments principaux de la voûte, saint Bruno, saint Augustin et un Chartreux dont les attributs sont effacés;
3° au-dessus des fenêtres sur le pourtour, trois figures allégoriques représentent la Science avec un compas à la main, la Géographie, avec la sphère du monde, le Droit avec l'inscription In Legibus salus, et trois auteurs Chartreux presque effacés.
Quelque modeste que soit ce spécimen de l'art des bibliothèques, il révèle une forme particulière de l'iconographie des ordres monastiques. Comme le rappelle Émile Mâle 2, les artistes représentent saint Bruno portant un crucifix couvert de feuilles : la bibliothèque d'El Paular n'est-elle pas, elle aussi, la croix qui a fleuri dans le désert ?
Ces quelques notes de voyage sont loin d'épuiser le sujet : l'ingénieuse iconographie d'Evora et de Lisbonne, les chinoiseries de Coïmbre et d'Alcobaça, le symbolisme profond de l'Escorial et de Salamanque mériteraient un examen approfondi des conditions dans lesquelles ils sont nés et du rayonnement qu'ils ont exercé. D'autres bibliothèques anciennes, celle de l'abbaye cistercienne de Poblet, par exemple, ou la Colombine de Séville justifieraient les mêmes recherches. La décoration des bibliothèques - nous venons d'en citer quelques exemples - a été de tout temps bénéficiaire de courants qui ne connaissaient pas de frontières. Celles-ci ne doivent pas non plus exister lorsqu'il s'agit d'une étude que l'on pourrait concevoir en travail d'équipe, sur le plan des rencontres internationales de bibliothécaires.