À propos de quelques pièces rares récemment acquises par la Bibliothèque nationale
Une très importante vente publique de livres précieux vient d'avoir lieu à Paris, les II et 13 mars 196I 1. Il s'agit de la bibliothèque d'un amateur, M. Maurice Goudeket, qui avait réuni un ensemble prestigieux de livres anciens et modernes, choisis soit pour leur rareté, soit pour la beauté de leur reliure, soit encore pour les annotations manuscrites portées autrefois sur certains volumes et faisant de ceux-ci de véritables reliques. Figuraient notamment dans cette collection de précieux exemplaires de Bossuet, une édition originale du Cid de Corneille (1637), imprimée sur un nombre de pages différent de l'édition originale traditionnellement connue; un des très rares exemplaires de l'édition préoriginale des Maximes de La Rochefoucauld (La Haye, 1664); un exemplaire de l'édition originale des Pensées de Pascal en reliure de maroquin doublé, aux armes de Loménie de Brienne; le célèbre exemplaire de Quinte Curce, annoté par Montaigne ; un des exemplaires de l'édition des poèmes de François Villon, publié en 1532; un des très rares exemplaires de l'édition originale de la Légende des siècles sur grand papier; le Carnet où Lamartine copia de sa main la première version du Lac; ainsi que beaucoup d'autres livres rarissimes.
L'attention de la Bibliothèque nationale a été aussitôt retenue par deux pièces d'exceptionnel intérêt. Il s'agit en premier lieu d'un exemplaire de l'édition de 1668 des Principes de la philosophie de Descartes. Cet exemplaire qui appartint à Bossuet, relié à ses armes, porte de nombreuses marques de lecture et plus de cinquante annotations de la main même de l'évêque de Meaux. Ces notes marginales, crayonnées d'une grande écriture hâtive, ne sont pas des commentaires mais des rappels signalant des passages essentiels. On observera que seule la première partie de l'ouvrage (Des principes de la connoissance humaine) a été entièrement annotée, presque page par page. De la seconde partie (Des principes des choses matérielles), le début seul porte notes et coups de crayon, qui sont plus rares encore dans les troisième et quatrième parties. Celles-ci, ressortissant à la physique, entraient dans cette catégorie d'écrits du philosophe au sujet desquels Bossuet confiait à Huet en 1689 qu'il eût été « au-dessous du caractère d'évêque de prendre parti sérieusement sur de telles choses ». Les passages qui ont retenu son attention illustrent les aspects de la pensée de Descartes qui ont été l'objet des plus graves réserves de la part de l'évêque de Meaux : rapports entre la foi et la raison, entre l'âme et le corps.
On sait que la bibliothèque de Bossuet se composait de quelque 3.590 volumes (cf. F. Brunetière, Le Testament de Bossuet, dans: Revue Bossuet, 190I, n° 3, p. 129). M. l'abbé E. Levesque, qui en a étudié la composition (La Bibliothèque de Bossuet, dans la Revue des jeunes, 17e année, 1927, p. 40I) a signalé que la Bibliothèque de Saint-Sulpice conservait un Bède, un saint Anselme et un Isidore de Péluse annotés de sa main. Le volume dont la Bibliothèque nationale vient de s'enrichir ajoute à ce qu'on connaît des lectures de Bossuet un témoignage sur la rencontre et l'opposition de deux grands esprits du XVIIe siècle.
Une autre pièce, considérée à bon droit comme plus rare encore, était le manuscrit original autographe de la première rédaction d'Une Ténébreuse affaire, de Balzac. Ce manuscrit de premier jet, tout différent des textes imprimés, fut offert par le romancier à M. de Peyssonnel, directeur du journal Le Commerce, où l'oeuvre fut publiée pour la première fois en feuilleton du 14 janvier au 20 février 184I. L'auteur avait fait relier lui-même ce manuscrit et, sur le premier plat de la reliure, on trouve cette mention, frappée en or :
H. de Balzac
Une ténébreuse affaire
Manuscrit donné par l'auteur à M. de Peyssonnel.
Si la Bibliothèque nationale souhaite vivement faire l'acquisition de ce manuscrit, c'est que le département des Manuscrits ne possède qu'une seule œuvre, Les Employés, du grand romancier du XIXe siècle. Sans doute, une collection balzacienne incomparable est rassemblée à Chantilly, à la bibliothèque Spoelberch de Lovenjoul; mais il convenait que Balzac fût dignement représenté dans notre grand établissement national. Or, l'occasion à saisir était exceptionnelle, car il n'existe plus guère de manuscrits importants de Balzac susceptibles d'être mis en vente. Le sujet d'Une Ténébreuse affaire, concernant la conspiration de 1800 entre Fouché, Sieyès et Talleyrand, lors de l'ascension de Bonaparte vers le pouvoir suprême, avait été inspiré à Balzac par l'aventure d'un complice de Fouché, Clément de Ris, qui fut enlevé par la police dans sa propriété des environs de Tours et que Bernard-François Balzac, père de l'écrivain, avait personnellement connu.
Étant donné les prix couramment pratiqués pour les autographes de Balzac, il était à craindre qu'une pièce de cette importance, roman à la fois policier et historique, que M. Marcel Bouteron considère comme une œuvre « très forte », n'atteigne un prix extrêmement élevé. L'estimation de départ des experts avait été fixée à 50.000 NF. Lors de la vente au Palais Galliéra, l'administrateur général de la Bibliothèque nationale porta l'enchère à ce prix, et nulle surenchère ne s'étant manifestée, le manuscrit lui fut adjugé aux applaudissements de l'assistance.
Quelques minutes auparavant, la Bibliothèque avait déjà acquis, dans les mêmes conditions, le livre de Descartes annoté par Bossuet, sur une enchère de départ de 30.000 NF.
Trois autres volumes ont été également acquis par la Bibliothèque nationale au cours de cette même vente :
- le n° III : Réponse à Sir Walter Scott, par Louis Bonaparte (1829). Il s'agit de l'exemplaire même de Louis Bonaparte, portant de nombreuses modifications manuscrites qui ont servi à établir la troisième édition de 183I.
- le n° 131 : La Tentation de saint Antoine, de Gustave Flaubert. Très bel exemplaire sur papier hollande enrichi de deux lettres autographes de Flaubert adressées à Paul Chéron, qui était alors bibliothécaire à la Bibliothèque nationale et à qui Flaubert s'adressait pour lui demander des précisions étymologiques relatives à son livre.
- le n° 168 : Averroès et l'averroïsme, par Ernest Renan. Rarissime exemplaire de l'édition originale publiée chez Auguste Durand en 1852, enrichi de deux lettres particulièrement précieuses d'Ernest Renan, adressées au ministre de l'Instruction publique, Vaulabelle, les 18 et 26 septembre 1848. Dans ces lettres, le futur auteur de la Vie de Jésus, sorti premier à l'agrégation, sollicite un congé pour continuer à Paris ses études : « ... à l'âge de vingt-six ans, je suis encore à la charge de ma famille, ou plutôt d'une soeur aînée, qui veut bien se condamner pour moi à un exil rigoureux en Pologne, où elle remplit les fonctions d'institutrice, afin de me fournir la possibilité de continuer ma carrière scientifique... » Ces lettres de Renan portent le cachet de réception du ministère de l'Instruction publique et sont apostillées par un membre du Cabinet du ministre, précisant dans quelles conditions le jeune agrégé pourra être mis en disponibilité avec le traitement de l'agrégation. Une troisième lettre de Renan, également jointe au volume, concerne sa mission en Italie, en 1849.
Comme on le voit, les lettres jointes à ces deux derniers volumes leur donnent un intérêt tout particulier et leur place à la Bibliothèque nationale était tout indiquée.
La Bibliothèque nationale se porta acquéreur du volume de Flaubert au prix d'estimation, soit I.500 NF, et du volume de Renan à I.000 NF. Selon la coutume, la Bibliothèque nationale bénéficia de la courtoisie de l'assistance et il n'y a eu aucune surenchère.