Les lacunes de l'édition scientifique française (fin)
Les résultats de l'enquête menée en 1957 par la Direction des bibliothèques sur l'édition française 1 nous ont permis de constater, dans le domaine des livres d'étude, des lacunes importantes et parfois surprenantes.
Il ne saurait s'agir - M. Calmette l'a dit - de mettre en cause les éditeurs : « Que pourrait-on leur reprocher? Ils recherchent les bons livres et ils les publient aussi beaux que possible, mais la diffusion pose un problème de prix et aussi un problème de public... ». M. Denonain tend également à dégager la responsabilité des éditeurs : « Ils publient ce qui, à leurs yeux, convient aux lecteurs et non aux spécialistes. C'est compréhensible puisqu'ils engagent leurs fonds ».
Même si l'on s'en tenait à ces considérations purement commerciales, il resterait à expliquer pourquoi les éditeurs du XIXe siècle se montraient plus hardis à une époque où la diffusion du livre était singulièrement restreinte et où les lecteurs cultivés et les spécialistes étaient relativement peu nombreux. On pourrait se demander également pourquoi dans tel ou tel pays d'Europe sont lancées des entreprises d'une envergure inconnue en France. Faudrait-il incriminer ici le goût du public? Nous aborderons plus loin cette question.
Faut-il déplorer le manque d'auteurs et la désaffection des spécialistes à l'égard des traités scientifiques ou des éditions savantes? Le problème soulève une apparente contradiction. Aux Journées d'étude de 1956, le représentant des éditions Masson faisait état, à propos des grands traités scientifiques, d'une très grave « pénurie de bons rédacteurs ». Il y a des auteurs, nous dit-on d'autre part, mais ils ne veulent pas « risquer de voir leurs recherches demeurer inédites et inutiles ou ne paraître que lorsqu'elles seront dépassées » (Mlle Giraud, Poitiers). « Pourquoi un professeur, nous dit encore M. Denonain, s'astreindrait-il à préparer, souvent avec des frais considérables, des dactylogrammes prêts à être remis à l'imprimeur s'il n'envisage aucun autre moyen de publication que ses propres et maigres deniers? »
La question du « manque d'auteurs » ne se pose donc pas en termes aussi simples. On devrait plutôt chercher à voir si l'offre et la demande en matière d'édition coïncident. On constaterait vraisemblablement que, dans bien des secteurs, les ouvrages que l'on essaie vainement de faire éditer ne sont pas nécessairement ceux que les éditeurs voudraient mettre en chantier. Mais, pour certains travaux de pure érudition dont le tirage demeurerait faible en regard de frais de composition considérables, n'y aurait-il pas d'autres solutions à proposer que des solutions purement commerciales? C'est ce que nous verrons plus loin. D'autre part, quelles sont les raisons qui font hésiter professeurs ou spécialistes à collaborer à un traité scientifique ou à rédiger, par exemple, un manuel du niveau de la licence dont on sait qu'il serait indispensable aux étudiants et par conséquent de vente certaine?
« C'est une grande aventure, que de publier un ouvrage scientifique important, c'est un engagement pour les auteurs, car leur livre nécessitera des révisions fréquentes ». Tel est l'avis des professeurs que Mme Feuillebois a consultés et qui ne considèrent la publication des cours que comme un palliatif.
« Qui leur jetterait la pierre? » nous dit M. Calmette. « Ont-ils toujours le temps d'écrire? Je pense à de nombreux professeurs qui préfèreraient écrire des livres mais qui font passer des examens... » Le manque de temps est sans doute un argument d'importance. Il n'est pas toujours décisif. M. Garnier nous affirme qu'il connaît plusieurs professeurs prêts à rédiger des ouvrages dans leur spécialité. Mais les éditeurs savent-ils toujours où s'adresser?
Toutefois, avant de consentir à consacrer une partie importante de leur temps à la préparation d'un manuel, d'une étude scientifique d'ensemble ou d'une édition savante, même s'ils ont la certitude d'être imprimés, les auteurs n'ont-ils pas eux aussi des conditions à poser? On aurait tort de minimiser l'importance de cette épineuse question, celle des droits d'auteurs. « Les auteurs, nous dit M. Josserand, ne veulent plus publier sans rémunération dans des domaines où les éditeurs ne veulent pas payer... » Les auteurs, fait-on remarquer à l'Observatoire, ont de grandes difficultés à toucher leurs droits d'auteurs. S'agit-il de traductions? Mlle Oddon, tout en déplorant l'amateurisme dans ce domaine, constate combien les traducteurs sont généralement mal rétribués. Au surplus, comme le fait remarquer M. Gras - et l'argument a été repris aux Journées d'étude - « les émoluments versés par les maisons d'édition sont déclarés au fisc pour être frappés de la surtaxe progressive ». Il est évidemment difficile de ne pas voir là comme une pénalisation du travail intellectuel.
Il y a sans doute beaucoup plus à dire sur la rcsponsabilité du public, du public lettré s'entend. Mais avant d'aborder cette question nous formulerons quelques observations préliminaires.
Devons-nous essayer de définir certaines lacunes de l'édition française par comparaison avec la production étrangère? Serait-il juste de proposer, par exemple, à telle ou telle équipe d'auteurs français de rédiger un traité scientifique en prenant pour modèle un Handbuch allemand de leur spécialité ou de préparer une histoire de la littérature française à la manière de la Cambridge history o English literature? Nous avons le droit de préférer d'autres formes de publications, des synthèses conçues dans un esprit différent.
Nous manquons aussi de traductions. Mais leur utilité, nous l'avons vu, ne se fait pas sentir dans tous les domaines. Et, plutôt que de traduire à grands frais des ouvrages dont la connaissance est sans doute indispensable mais dont la conception ne s'accorde pas nécessairement avec nos méthodes d'enseignement par exemple, pourquoi ne pas encourager davantage les étudiants à se servir d'instruments de travail en langue étrangère 2?
C'est d'abord des lacunes de l'édition du livre d'étude français que nous avons à juger, et cela en fonction de la société française d'aujourd'hui. « Toute société a les lecteurs qu'elle a formés », affirme M. Calmette, lorsqu'il en vient aux facteurs collectifs pour montrer comment l'édition française a pris son essor après la loi Guizot et qu'il fait prévoir la « transformation en quelques décades de notre propre société comme conséquence de la révolution scolaire qui s'annonce ».
Ce n'est pas seulement le nombre des lecteurs qui est affecté par l'évolution historique mais aussi leurs goûts et leurs habitudes mentales. Aussi convient-il dès maintenant de préciser que, sauf exception, il est vain sans doute de chercher à rééditer les instruments de travail des siècles passés. Un exemple entre autres : opposée à l'histoire « événementielle », l'histoire à la manière de Lucien Febvre englobe un vaste domaine où le traité de Lavisse occuperait une place singulièrement restreinte. Chaque nouvelle école appelle de nouveaux instruments de travail. Ceci dit, certains répertoires anciens conservent toute leur valeur et aussi certaines formes de publication. Les bibliothécaires ont raison, par exemple, de souligner l'intérêt que présenterait à côté de l'Encyclopédie française une encyclopédie de type traditionnel que les lecteurs réclament. Mais il faut se souvenir que, sauf pour certains textes classiques, les rééditions et même les mises à jour ne sont pas nécessairement des solutions satisfaisantes.
Ces observations nous paraissaient nécessaires pour nous permettre d'envisager plus nettement le problème des lacunes de l'édition, de mieux le circonscrire, de mieux définir enfin la responsabilité du public lettré.
Responsabilité, disons-nous, mais que nous n'entendons pas mettre au compte d'une seule ni même de deux générations, ni expliquer non plus par de simples facteurs psychologiques. Et, si ce n'est pas notre propos d'examiner ici les causes économiques et sociales qui ont peu à peu transformé les conditions de vie de ce « public lettré », retenons une des conséquences, évoquées à de récentes Journées d'étude 3, de cet « appauvrissement qui touche même la bourgeoisie libérale : la disparition des bibliothèques privées ».
Ceci dit, ce n'est pas faire preuve d'un esprit chagrin que de reconnaître qu'on est sans doute moins disposé aujourd'hui à faire des sacrifices pour acquérir des livres. L'étudiant, dans la mesure où la possibilité lui en est donnée, se préoccupe-t-il encore de réunir les premiers éléments de sa future bibliothèque de juriste, de médecin, de professeur? Nous avons dit déjà, d'autre part, combien il faut déplorer l'esprit de facilité et les habitudes de « bachotage » qu'encouragent les cours polycopiés, lorsque les étudiants s'en tiennent là. Quelles que soient les raisons de cet état de choses - le prix des livres par exemple et, nous ne le savons que trop, l'insuffisance de nos bibliothèques d'étude - il est permis de penser qu'une curiosité intellectuelle plus intense, le désir de constituer des bibliothèques personnelles de travail et de culture générale, assureraient aux éditeurs des conditions plus favorables pour lancer des entreprises importantes et qui pourraient être rentables.
L'envahissement de l'édition française par le « documentaire », par le livre de vulgarisation plus ou moins sérieuse porte-t-il un préjudice à l'édition du livre d'étude? M. Gras s'alarme du goût croissant pour ce genre de livres. Mais cela affecte-t-il réellement le public lettré dont nous parlions à l'instant? Cela affecte-t-il les étudiants? Faut-il constater une sorte de déplacement des valeurs qui aurait pour conséquence une baisse du niveau général de l'édition française ? C'est sans doute aller trop loin que d'imaginer le livre de vulgarisation, au sens le plus large du mot, risquant de tuer un jour le livre d'étude. Il y a place pour l'un comme pour l'autre dans l'édition française. Les deux genres relèvent même très souvent d'éditeurs différents.
Cependant, si l'on songe aux très nombreuses collections de semi-vulgarisation éditées par de grandes maisons d'éditions scientifiques et savantes, à toutes ces études qui se situent à mi-chemin entre les livres faits pour le grand public et les livres destinés à l'enseignement ou à la recherche, on doit prêter une attention particulière à l'opinion formulée par les universitaires de Toulouse. Ils se plaignent pour ce genre d'ouvrages, qu'ils qualifient déjà cependant d'ouvrages d'étude, « de la surabondance de la production et de la qualité de cette production ». Ils estiment par exemple que « trop de place est donnée aux livres de vulgarisation au détriment des ouvrages de référence, aux travaux de seconde main aux dépens d'œuvres ayant puisé aux sources originales, aux illustrations au préjudice des textes d'étude ». Nous avons constaté au cours de cette enquête que, dans certaines disciplines, l'étudiant devait parfois glaner dans ces collections de bonne vulgarisation scientifique ce qu'il aurait gagné à trouver rassemblé dans un ouvrage de synthèse récent, dans un manuel fait pour l'enseignement. Ce n'est là pour lui qu'un palliatif ou qu'un complément; cela montre bien qu'il n'y a pas confusion entre deux genres d'ouvrages qui répondent à des demandes différentes, quand ce n'est pas en même temps à des publics différents. Mais c'est là sans doute une tentation, et pour l'auteur et pour l'éditeur : ces études de haute vulgarisation se préparent à moins de frais et se vendent plus aisément; elles touchent un public cultivé plus large. Loin de nous la pensée de sous-estimer la nécessité de ces livres pour l'étude marginale et la culture générale et leur importance dans la diffusion de la culture française à l'étranger. Il serait regrettable que leur succès fît perdre de vue le caractère indispensable du livre d'étude proprement dit, quel que soit le niveau de l'enseignement ou de la recherche où il se situe.
On ne verrait cependant qu'un aspect du problème en se bornant à incriminer les goûts du public ou son indifférence, ou même son pouvoir d'achat. Ces arguments sont valables surtout pour des ouvrages de culture générale dont la diffusion devrait être, il faut le dire, plus vaste qu'elle ne l'est. Mais si l'on envisage les ouvrages de haute spécialisation, on ne peut s'étonner de voir qu'ils n'intéressent qu'un public très restreint. « La monographie scientifique écrite sur l'actualité, comme le faisait observer le représentant de la maison Masson, est tirée à partir de 1.200 et jusqu'à 2.000 exemplaires. On est arrivé à une spécialisation si grande, à un compartimentage si étroit que certains ouvrages ne sont plus accessibles qu'à un petit nombre de lecteurs, environ cinq cents. C'est en exportant que l'on peut soutenir la vente en France ». Il semble toutefois que la clientèle des bibliothèques spécialisées, dans la mesure où celles-ci en ont les moyens, doive fournir des débouchés aux éditeurs scientifiques. Mais ces bibliothèques disposent-elles de crédits suffisants?
Les critiques faites à l'édition française et que nous avons pu relever dans les réponses à notre enquête s'accompagnaient souvent de suggestions intéressantes. Nous pensons qu'en leur en faisant part nous répondrons peut-être par avance à certaines objections que les éditeurs pourraient, à juste titre, soulever à la lecture de ces critiques.
Nous avons déjà dit le vœu du public des bibliothèques d'étude, qui est aussi celui des bibliothécaires, de voir les livres présentés de façon moins sévère, moins terne, et surtout reliés. Nous ne reviendrons pas ici sur cette question qui a été largement débattue au cours des Journées d'étude de 1956 4. Qu'il suffise de dire que les bibliothécaires des bibliothèques d'étude suivent eux-mêmes avec attention les efforts de présentation faits par les maisons d'édition dans ces dernières années. Et, si l'on fait observer qu'une reliure d'origine de bonne qualité augmente le prix des livres, ne peut-on penser que l'application dans de vastes entreprises auxquelles auraient recours les maisons d'édition, de procédés de reliure industriels ayant fait leurs preuves permettrait de résoudre plus économiquement ce problème?
Une solution pratique est suggérée par l'Observatoire de Paris pour diminuer le prix de revient d'ouvrages scientifiques spécialisés de faible tirage et demandant des rééditions fréquentes ou des mises à jour : l'utilisation du procédé offset. Le cours d'Astronomie générale. Astronomie sphérique et éléments de mécanique céleste de M. Danjon a été publié selon ce procédé (Paris, Sennac, 1952-1953). Le prix de revient en aurait été doublé si on avait eu recours aux procédés d'impression traditionnels. C'est grâce à l'offset également que le Service de la carte du ciel arrive à publier le Catalogue photographique du ciel et ses mises à jour. Rappelons que ce procédé peut permettre, dans des conditions économiques, l'impression qu'exigent en particulier les travaux mathématiques.
Ajoutons que, pour certains ouvrages d'érudition ou pour certains « classiques » scientifiques épuisés et ne demandant qu'un nouveau tirage restreint, la réimpression photographique serait une solution moins onéreuse qu'une nouvelle composition typographique.
Dans un autre ordre d'idées, on apporterait sans doute une aide appréciable à la fois aux éditeurs et aux auteurs en mettant fin à certaines incohérences ou à certaines incertitudes, notamment dans le domaine des éditions de textes. On se heurte à de grandes difficultés dans l'établissement des éditions critiques, nous dit M. Denonain, qui suggère la rédaction d'un « manuel de méthodologie textuelle » auquel se référeraient auteurs et éditeurs. Une « normalisation des procédés techniques » serait également souhaitable. Elle devrait permettre une « meilleure présentation des textes avec apparat critique » tout en « évitant des tâtonnements et des erreurs aux auteurs... et à leurs critiques ». Sans doute trouverait-on, dans d'autres domaines, des exemples comparables où un effort dans le sens de l'organisation méthodique et de la normalisation apporterait des solutions rapides à des questions parfois rebutantes pour un auteur, lorsqu'il doit créer une technique de présentation et l'adapter aux possibilités ou aux exigences de telle ou telle maison d'édition.
Certains chercheurs scientifiques estiment qu'il existe parfois chez les éditeurs une trop grande spécialisation allant, pour certains, jusqu'à une sorte de « monopole » : ainsi par exemple pour les livres d'astronomie. Qu'une telle spécialisation ne puisse être évitée en raison des difficultés de composition et de correction que présentent les formules mathématiques, on en convient aisément. Mais on doit aussi reconnaître que l'absence de concurrence n'est pas sans inconvénient. Il faudrait « multiplier la concurrence » nous disent les chercheurs de l'Observatoire qui se félicitent d'ailleurs de voir certains éditeurs s'orienter vers de nouvelles collections : comme aux Presses universitaires de France où paraissent maintenant un grand nombre d'ouvrages scientifiques, comme chez Masson où l'on a, sans difficulté, accepté de publier le Cours d'astrophysique de MM. Schatzmann et Pecker, actuellement en cours d'impression. On estime que, dans le domaine des sciences exactes, et cela est vrai certainement ailleurs, le rôle des directeurs de collections est extrêmement important.
On s'accorde en général pour faire remarquer, en regard d'une publicité quelquefois tapageuse dans d'autres domaines de l'édition, une discrétion excessive en ce qui concerne l'édition scientifique française. Les bibliothécaires français savent bien qu'en comparaison du flot de catalogues et de prospectus en provenance de l'étranger qui déferlent presque à chaque courrier dans les bibliothèques, les instituts et les laboratoires, il n'est pas toujours facile de se procurer les derniers catalogues des éditeurs français 5. Certes le bibliothécaire d'université reçoit la Bibliographie de la France ; mais il lui est commode aussi, à l'aide d'un prospectus bien fait donnant la table de l'ouvrage et des pages spécimen, d'attirer l'attention du spécialiste sur telle ou telle publication en préparation, qui aurait peut-être sa place dans une bibliothèque d'institut ou de laboratoire, sinon toujours à la bibliothèque centrale.
Mais ceci n'est pas l'aspect le plus grave de ce problème de diffusion. Le représentant de la maison Masson nous disait toute l'importance du marché étranger pour le livre d'étude français. Ceci nous est confirmé par l'opinion des savants qui ont l'occasion d'aller fréquemment à l'étranger et de voir combien nos livres d'études y sont généralement appréciés. Mais ils constatent trop souvent aussi qu'on les ignore, et cela uniquement faute d'une publicité suffisante. Un exemple emprunté encore à la réponse de la bibliothèque de l'Observatoire, une des plus riches en suggestions pratiques : au Congrès d'astronomie de Dublin, en 1955, une exposition de livres d'astronomie français, organisée grâce à la générosité des éditeurs, a obtenu le plus grand succès.
Il existe d'heureux exemples de publicité bien faite. Signalons le French bibliographical digest publié par la Division culturelle de l'Ambassade de France à New York, à l'intention des Américains. De telles initiatives sont malheureusement trop rares. Les expositions les plus réussies ne peuvent susciter qu'un intérêt éphémère. Une bonne bibliographie sélective courante judicieusement établie, comportant les analyses rédigées spécialement à l'intention d'un certain public étranger et dans sa langue est sans doute beaucoup plus efficace 6.
D'autre part « les éditeurs français devraient faire davantage de publicité dans les revues étrangères spécialisées », et les astronomes citent, dans le secteur qui les intéresse, en prenant pour exemples les États-Unis et la Grande-Bretagne, les quatre grandes revues : Sky and telescope, The Astrophysical journal, The Observatory, Nature. Il est vraisemblable que cette remarque vaudrait pour un grand nombre de disciplines. Ne peut-on également suggérer aux éditeurs français d'étendre leurs services de presse aux revues étrangères, par exemple à des revues scientifiques générales ayant une grande diffusion et dont les comptes rendus de livres sont suivis et appréciés (comme Nature, éditée à Londres, déjà citée), aux grandes revues de bibliographie, aux périodiques les plus importants dans les différentes disciplines.
Toutefois la diffusion du livre français à l'étranger rencontre d'autres obstacles. On a évoqué, en particulier, les droits de douane. Mais cette question n'est qu'un aspect des difficultés d'ordre financier et économique auxquelles se heurtent nos exportations de livres et cela dans tous les domaines de l'édition. L'ensemble du problème avait fait en 1949 l'objet d'un rapport détaillé de la Commission nationale du livre français à l'étranger 7, consignant les entraves au marché extérieur du livre et proposant divers aménagements. Le Ministère des affaires étrangères, dans le cadre du Comité du plan d'expansion et de reconversion culturelle et technique, procède à de nouvelles études. On recherche actuellement, compte tenu de l'évolution de la situation, les moyens propres à remédier à l'insuffisance de la diffusion et à la mévente du livre français à l'étranger.
Quoi qu'il en soit, on ne peut toujours demander aux éditeurs, en particulier à ceux qui ne publient que des livres d'étude, de consentir à courir de trop grands risques, encore aggravés actuellement par l'instabilité monétaire. Qu'on le veuille ou non, c'est à cette objection majeure que se heurtent, et l'auteur qui propose un livre, et le lecteur qui attend ce même livre : un prix de revient trop élevé en regard des possibilités de vente. L'éditeur hésite devant l'entreprise : que ce soit un grand traité scientifique à collaboration nombreuse exigeant au départ une mise de fonds considérable; ou bien des livres scientifiques, des ouvrages de référence, des éditions savantes demandant un effort particulier et coûteux de typographie ou d'illustration; que ce soient enfin des monographies très spécialisées dont le tirage sera nécessairement des plus réduits.
Il n'y a pas, nous l'avons dit, que des solutions purement commerciales à trouver. Diverses suggestions nous ont été faites que nous pouvons rappeler ici brièvement avant d'examiner plus à fond certains aspects du problème et de proposer des conclusions pratiques dans le cadre des possibilités qui s'offrent à nous actuellement.
Il faut, nous dit-on, « encourager les éditeurs à continuer les bonnes collections », hâter la publication des textes en souffrance, « créer des équipes spécialisées auprès d'éditeurs sérieux pour rééditer les grands classiques ». Il faut développer les collections savantes tout en assurant, tous les dix ou vingt ans, une réédition systématique de ces éditions. Pour encourager les auteurs à écrire des ouvrages de fond, à entreprendre des travaux originaux, M. Gras suggérait « que les émoluments versés pour participation à des ouvrages subventionnés par l'État ou honorés de souscriptions, ne figurent pas dans les sommes passibles de l'impôt sur le revenu... » L'État ne peut-il envisager, d'autre part, une vaste politique de subvention aux éditeurs? Et Mlle Oddon suggère, par exemple, que la Recherche scientifique subventionne les grands traités « collectifs ».
A l'Observatoire, on pense qu'il faudrait « donner à l'Université française sa propre maison d'édition » ou tout au moins trouver un éditeur qui accepterait de travailler en liaison avec l'Université suivant un plan de travail élaboré en commun.
Enfin, si l'on se place délibérément hors du domaine de l'édition commerciale, il existe certainement des solutions bien qu'elles ne puissent répondre qu'à un nombre relativement restreint de problèmes qu'il y aurait lieu, d'ailleurs, de définir. Parmi les lacunes mentionnées dans les réponses à notre enquête, certaines se rapportent à ce que l'on peut appeler les « travaux de type universitaire », travaux pouvant être faits en équipe sous la direction d'un professeur et donner lieu à des diplômes d'études supérieures, à des thèses, à des études paraissant dans les publications de certaines facultés. C'est à ce stade qu'il faut encourager les travaux de recherche, estime M. Josserand qui pense que l'on pourrait ainsi répondre à certaines questions, notamment à celles que pose M. Desgraves au sujet des bibliographies consacrées à un auteur ou des « corpus de textes littéraires ou biographiques » concernant cet auteur pour une période donnée : le XVIIIe siècle pour Montesquieu, par exemple. C'est l'avis de Mlle Arduin, lorsqu'elle fait remarquer, à propos du retard des éditions critiques, que leur absence « provoque par réciprocité la carence de publications de textes. Une thèse principale, sur un sujet de critique littéraire, s'accompagne, en général, d'une thèse complémentaire qui consiste en une édition de textes inédits ou présentés en meilleur apparat... » Il est évident que la circulaire ministérielle de 1943 autorisant les candidats docteurs à différer l'impression de leur thèse, et les abus qu'elle a entraînés 8 n'ont pas aidé au développement de tels travaux, ni hélas, à leur diffusion. Mais la question vient d'être reprise et cela nous autorise, sans doute, à mieux augurer de l'avenir.
Cependant, qu'il s'agisse de thèses, qu'il s'agisse aussi de publications directement éditées par des organismes scientifiques (et surtout par le Centre national de la recherche scientifique qui a fait depuis dix ans un effort considérable dans ce domaine), ce n'est jamais qu'un petit nombre d'ouvrages qui pourront faire l'objet de publications en marge de l'édition commerciale, et tous les problèmes posés ne peuvent se résoudre de cette manière. Nous ne pensons pas que l'État ni ses organismes puissent se substituer aux éditeurs. Le problème à résoudre est bien un problème de l'édition française. Il y faut, nous dit-on, une collaboration efficace de l'État. Mais comment? On peut difficilement suggérer une sorte de planification dans ce domaine. L'élaboration d'un plan national d'ensemble de l'édition du livre d'étude, qui permettrait d'éviter les incohérences et les pléthores pour remédier aux insuffisances est, dans notre société, une vue de l'esprit. On voit déjà les difficultés de tous ordres qui se poseraient et les conflits d'intérêts, à n'envisager même qu'un domaine précis, celui de la médecine, pour reprendre un exemple sur lequel plusieurs bibliothécaires ont attiré notre attention.
Nous ne pouvons ici que nous borner à rechercher et à définir les moyens de combler les lacunes qui nous sont signalées et de ne pas laisser abandonner les entreprises en cours et les collections commencées.
La politique de souscriptions assure à la fois l'aide à l'édition et l'enrichissement des bibliothèques. Cette formule qui est à la fois claire et rationnelle, a donné dans le passé en France d'heureux résultats. Elle ne pourrait redevenir efficace que si les crédits qui en permettent la réalisation étaient suffisants. Or ils n'ont cessé de s'amenuiser. Dans l'état présent des choses, il convient de les réserver à des ouvrages coûteux dont on aide ainsi l'édition en même temps qu'on permet aux bibliothèques de les acquérir, ce qu'elles ne pourraient faire sans cet appui.
Si l'on considère, d'autre part, la situation de l'édition dans divers pays étrangers, on constate que son état favorable est lié à l'existence de nombreuses bibliothèques disposant de larges crédits d'acquisition. Bibliothèques publiques et bibliothèques d'étude sont les clientes naturelles et en quelque sorte prioritaires de l'édition. Encore faut-il qu'elles soient en état de remplir ce rôle.
Il ressort de l'enquête que de grands espoirs sont fondés sur une aide de l'État s'exerçant par des organismes dépendant du Ministère de l'éducation nationale. Seuls, en effet, les services et les organismes d'État sont en mesure de subventionner l'édition ou de promouvoir directement de vastes entreprises. Deux d'entre eux sont appelés à jouer à cet égard un rôle décisif : il s'agit du Centre national de la recherche scientifique et de la Caisse des lettres. Avant d'aborder leur activité, rappelons que, dans un domaine beaucoup plus limité, la Direction de l'enseignement supérieur d'une part, et la Direction des bibliothèques de France d'autre part, peuvent apporter leur concours aux auteurs.
L'effort de la Direction de l'enseignement supérieur pour rendre aux thèses françaises leur traditionnelle qualité a été couronné de succès. Le problème du retour à l'impression fut étudié à la Direction de l'enseignement supérieur au sein d'une commission restreinte à laquelle la Direction des bibliothèques, tout particulièrement intéressée par la mesure envisagée, fut appelée à participer. La circulaire du 18 février 1957 9 préparait le retour à l'impression obligatoire des thèses.
Un crédit spécial fut accordé au budget de la Direction de l'enseignement supérieur permettant de subventionner à 85 % les travaux de sciences et de lettres d'une qualité assurée. La subvention est accordée sur présentation d'un devis. Cette mesure apporte aux candidats docteurs une aide appréciable et la Direction de l'enseignement supérieur a saisi en même temps l'occasion de venir en aide à l'édition.
Signalons d'autre part que le Comité des travaux historiques et scientifiques, rattaché à la Direction des bibliothèques de France après la Libération, dispose également de crédits pour assurer des publications de textes intéressant l'érudition et la recherche : rappelons, par exemple, parmi les entreprises en cours, le Dictionnaire topographique de la France ou encore la Bibliographie générale des travaux historiques et archéologiques de la France dressée par René Gandilhon. Les participants à l'enquête seront également heureux d'apprendre que la Section d'histoire envisage la reprise vivement souhaitée de la publication de certaines sources historiques comme les Mémoires des intendants. On a pu se plaindre de la lenteur de ces publications. Toutefois l'aide substantielle du C.N.R.S. peut permettre d'en accélérer le rythme. Ainsi s'établit une fructueuse coopération entre services d'État. C'est également en accord avec le C.N.R.S. et sous le contrôle de la Direction des bibliothèques que peut être établi par les soins de la Commission nationale de bibliographie un programme destiné à compléter l'outillage bibliographique.
L'effort du C.N.R.S. est trop connu pour qu'il soit nécessaire d'y insister longuement. N'a-t-il pas pour mission de « développer, orienter et coordonner les recherches scientifiques de tous ordres », ce qui lui permet « d'assurer, soit directement, soit par des souscriptions ou l'octroi de subventions la publication de travaux scientifiques dignes d'intérêt » 10. On attend avant tout d'un tel organisme la publication d'ouvrages d'étude indispensables à la recherche et considérés comme peu rentables. Aide aux auteurs - chercheurs, attachés de recherches, fonctionnaires temporairement détachés -, édition d'ouvrages scientifiques, subventions à de vastes entreprises bibliographiques dont certaines (bibliographies spécialisées) sont de portée internationale, tel est le vaste champ d'action du C.N.R.S.
La jeune Caisse des lettres est actuellement en cours d'organisation et définit ses méthodes et ses moyens d'action. L'aide aux auteurs et l'aide aux éditeurs entrent expressément dans ses attributions 11. Elle a notamment pour but de « soutenir et d'encourager l'activité littéraire des écrivains français..., de favoriser par des subventions, avances de fonds ou tous autres moyens l'édition ou la réédition par les entreprises françaises d'ouvrages littéraires dont il importe d'assurer la publication ».
Son aide s'exerce essentiellement dans le domaine qui nous intéresse sous forme de crédits de lancement : autrement dit, elle accorde aux éditeurs un concours financier en principe remboursable et peut ainsi subventionner des publications qui paraissent commercialement peu rémunératives et de vente incertaine au moins dans l'immédiat.
Il appartiendra à cet organisme de définir son action par rapport à cclle du C.N.R.S. Il apparaît déjà que la Caisse des lettres concentre son activité sur des œuvres de caractère littéraire et notamment sur l'édition d'œuvres inédites d'une valeur certaine et la réédition d'ouvrages des grands classiques français. A la limite, elle peut admettre d'apporter son concours à l'élaboration d'encyclopédies, de dictionnaires, de bibliographies de caractère littéraire.
Des entretiens que nous avons eus avec les chefs du service, il résulte que les préoccupations actuelles portent sur les moyens d'aider l'édition avec souplesse en dehors de toute planification trop rigoureuse. Tout au plus, convient-il de délimiter le domaine envisagé et de définir quelques principes directeurs que nous résumerons brièvement.
On encouragera la publication d'éditions savantes de grands écrivains, y compris les auteurs qui peuvent dès maintenant être considérés comme classiques. On tient en particulier à éviter que la publication de grandes collections de textes (correspondances, mémoires, etc...) soit laissée à l'initiative de l'édition étrangère (ce qui répond au regret exprimé à propos de la Correspondance de Voltaire éditée en Suisse).
On s'efforcera de contribuer à la publication d'ouvrages dont le succès commercial n'est pas assuré. Certains genres littéraires ne rencontrent guère la faveur du public. C'est le cas de la poésie qui fut en honneur au XIXe siècle. Suffit-il de créer, pour les poètes contemporains des éditions de luxe à tirage limité? N'est-ce pas précisément le rôle de la Caisse des lettres que d'aider à la création d'éditions soignées à des prix accessibles?
On se propose enfin de rééditer certaines œuvres de grands classiques actuellement introuvables, soit en les publiant isolément, soit en les faisant figurer dans des Œuvres complètes.
Quelles que soient la puissance des moyens dont disposent certains organismes d'État et l'efficacité de la coordination qui pourrait s'établir entre eux, il existe des entreprises qu'ils ne sont guère en mesure de promouvoir : il en est qui ont une portée internationale. Les participants à l'enquête ont notamment regretté que l'édition française n'ait pas entrepris l'élaboration d'un atlas universel. Peut-être l'aurait-elle tenté si elle bénéficiait d'un appui financier suffisant. Pour des publications d'une large envergure, telles qu'un grand atlas linguistique intéressant plusieurs nations c'est de coordination internationale qu'il s'agit; si un pays en prend l'initiative, il est amené à solliciter l'aide d'un organisme international comme l'Unesco. Mais les crédits de celui-ci sont limités, et la procédure pour les faire inscrire au budget est lente.
Pour en revenir aux problèmes plus modestes de l'édition envisagée uniquement sur le plan national, il y a lieu d'insister sur le rôle que peuvent jouer les échanges réguliers d'information entre les éditeurs et les représentants des organismes. On discerne aisément l'utilité qu'il y aurait à tenir la Caisse des lettres et le Centre national de la recherche scientifique régulièrement informés des lacunes qui sont signalées par les bibliothèques.
Les entretiens des Journées d'étude ont montré que des échanges de vues entre éditeurs et bibliothécaires pourraient éventuellement aboutir à des solutions pratiques. Obtenir des bibliothécaires la liste des ouvrages nécessaires à leurs lecteurs, recueillir des éditeurs l'indication des difficultés qu'ils rencontrent, rechercher si une solution purement commerciale peut intervenir ou si tel ou tel organisme d'État doit être sollicité : tels sont les différents aspects de ce travail collectif.
Nous avions tout lieu d'être fiers des éditions françaises et du rayonnement du livre français. Nous aimerions nous attacher à servir ce rayonnement et nous, bibliothécaires, nous en avons dans une certaine mesure les moyens puisque nous disposons d'informations précises. L'intérêt suscité par la séance des Journées d'étude de 1956 est significatif à cet égard et il est, croyons-nous, de bon augure pour l'efficacité de l'enquête permanente que nous souhaitons instaurer.
C'est aux bibliothécaires parisiens et provinciaux de recueillir les données du problème. Leur collaboration avec les chercheurs susceptibles de les éclairer est le premier stade d'un échange d'informations qui s'est poursuivi utilement à Paris, en dehors, répétons-le, de toute planification rigoureuse. Cet échange contribuerait à enrichir nos collections pour le plus grand profit des chercheurs, en même temps qu'il servirait le prestige de l'édition française.