« Image(s), imaginaire(s) et réalité(s) de la bibliothèque » – 2/2
Université de Lorraine (Nancy) – 21 et 22 octobre 2014
La seconde journée du colloque fût découpée en deux grands axes. Le premier, bibliothèques et auteurs : un lien matériel et idéel, traitait de l’importance de la bibliothèque dans le geste créateur de l’auteur puis des ambiguïtés et des limites de la bibliothèque pour certains écrivains. Le second axe, lire et travailler en bibliothèque : figures de chercheurs et de bibliophiles, questionnait quant à lui les problématiques d’innovation et de modernité ainsi que les figures de lecteurs et de bibliophiles en biblio-quêtes.
Dans sa présentation « Heiner Müller ou l’homme-bibliothèque », Bruno Dupont (université de Liège) nous présente un auteur pour qui la bibliothèque est fondamentale. En effet, celle-ci est présente dans son éducation culturelle et sexuelle. Ce sont ses lectures qui vont le construire. Pour lui, la bibliothèque est l’antithèse de la barbarie, il va même jusqu’à érotiser cette dernière. Par la suite, cette appropriation des livres va se ressentir dans l’œuvre de Müller où l’intertextualité occupe une part très importante. On note près de vingt pour cent de citations dans sa dernière pièce. Enfin, il semble que la bibliothèque, pour cet auteur, apparaisse comme un apparat. Il pose en effet devant celle-ci lors de ses différentes interviews, entretenant l’iconographie de l’intellectuel posant devant ses livres, items matérialisant en quelque sorte son savoir.
Clément Fradin (université de Nantes), lors de son exposé « La bibliothèque en langue allemande de Paul Celan. Réflexions sur une pratique auctoriale de la lecture », évoque lui aussi l’importance pour Celan de sa bibliothèque. Il débute sa constitution en acquérant les ouvrages de l’écrivain allemand Jean Paul dans des éditions de bibliophiles, soulignant ainsi l’importance de l’objet livre. Durant cette période, l’auteur s’adonne à une grande pratique de l’annotation, passant donc de l’imprimé à l’écrit. C’est l’importance de ce geste annotateur pour la recherche en littérature que Clément Fradin a notamment voulu souligner.
Ce premier axe de réflexion s’est clôturé avec l’intervention de Tina Harpin (CREF & G/LF Sorbonne Nouvelle / CRTF université de Cergy-Pontoise), « De la bibliothèque “coloniale” aux livres perdus : réflexion sur l’écriture et la transmission aux Antilles dans Victoire, les saveurs et les mots (2006) de Maryse Condé et Aimé Césaire, frère volcan (2013) de Daniel Maximin ». Le lien entre auteur et bibliothèque est toujours évoqué mais, cette fois-ci, ce lien est plus complexe. En effet, il est l’occasion de mentionner la problématique de la bibliothèque coloniale dans les Antilles fortement liée à l’histoire coloniale officielle. De plus, cette dernière est très peu fournie, la majorité des documents se trouvant en métropole. Ainsi, pour la reconstitution d’une bibliothèque plus vivante aux Antilles, les auteurs ont dû travailler sur des documents oubliés, comme des menus, et prendre en compte l’intérêt des sources orales comme par exemple les chants.
Pour certains auteurs, il ne peut pas y avoir de vie sans lecture et donc sans bibliothèques, c’est en partie cette idée qu’a défendue Madeleine Guy (université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle) dans son exposé « Imaginaire négatif et réalité positive : les rapports ambigus de Jules Laforgue à la bibliothèque ». Elle nous rappelle l’importance des livres dans l’acte de création littéraire de Laforgue qui, comme beaucoup d’autres, s’est nourri de ses lectures. Dans cet exemple, la pratique de la lecture est quasi maladive avec une fréquentation extrême des bibliothèques, l’auteur définissant sa vie comme une « vie de bibliothèque ». Cette boulimie de lecture est parfois même décrite de manière négative par Laforgue avec des expressions telles que « fumier de livres », comme si l’acte de lecture était une obligation.
Avec « Les ambivalences de la bibliothèque : l’érudition au XVIIe siècle », Sara Decoster (université de Liège) souligne le fait que la bibliothèque peut proposer trop de contenus, trop d’informations. Il est alors nécessaire pour le lecteur de faire le tri, de sélectionner et d’approfondir certains éléments. En s’appuyant sur Gabriel Naudé et Descartes, elle rappelle l’opposition entre science systémique et érudition et la nécessité de passer par la complexité pour rendre la science plus moderne.
L’exposé «Le savoir hors maîtrise. L’image de la bibliothèque dans l’œuvre d’Andrea Zanzotto » par Alberto Russo (université de Lorraine / université de Milan) est l’occasion d’explorer une autre vision de la bibliothèque. Pour ce poète, la rencontre avec celle-ci fut une limite au monde de l’enfance, une rencontre avec le principe de réalité. Comme pour d’autres auteurs, ses lectures ont été très importantes dans sa vie et sa création. En revanche, il n’hésite pas à critiquer la bibliothèque en tant que symbole d’idéal humaniste, symbole qui est, selon lui, l’antithèse de son art : la poésie.
La seconde partie de la journée débute avec Hella Straubel (université Paris 8) : « La bibliothèque et le classement de la modernité ». Après avoir précisé la notion d’ordre et ses changements de significations dans le temps, Hella Straubel explique que le classement en bibliothèque est une manière de ranger le monde. C’est ce qui empêche le livre d’être une matière morte. Sous l’angle de la collection, le classement permet de donner un sens aux éléments qui constituent le tout. Le traitement intellectuel du livre est donc primordial pour ne pas réduire la bibliothèque à un entrepôt où le livre serait réduit à sa matérialité.
La présentation d’Anne-Lise Bégué (université du Maine), « D’ouvrages conservateurs et moralisateurs à une bibliothèque innovante : une bibliothèque de l’enfance dans tous ses états », a mis en relief la rupture entre deux bibliothèques pour la jeunesse qui s’opère au XXe siècle avec l’apparition d’ouvrages comme Alice’s Adventures in Wonderland (Lewis Carroll, 1865) ou encore Pinocchio (Carlo Collodi, 1881). Ici, le terme de bibliothèque renvoi plutôt à un corpus de référence pour la jeunesse à un moment donné. Ces « nouveaux » ouvrages s’inscrivent dans une posture de rejet par rapport à la bibliothèque enfantine dite classique. Dans Pinocchio par exemple, les poissons mangent les livres d’école. Les auteurs n’hésitent donc pas à déconstruire les récits qui avaient bercé leurs enfances. Dernier point important, ces nouvelles histoires laissent apparaître plusieurs lectures possibles de leurs contenus.
« Disjecta membra bibliothecae : le motif de la bibliothèque détruite chez les bibliophiles du XIXe » par Marine Le Bail (université de Toulouse 2 Jean Jaurès) pose la bibliothèque comme objet de quête. Le bibliophile est alors envahi par une pulsion de protection et d’accumulation des livres, il ne vit plus que pour cela. La bibliothèque, centre de tout, est même érotisée avec l’exemple développé par Marine Le Bail des couvertures de livre en peau qui peuvent être perçues comme une métaphore de la femme. C’est l’idée d’un livre comme objet sensuel.
Liliana Rizzuto (université Laval) termine ce colloque avec « Le projet d’une bibliothèque municipale à Montréal ou comment les femmes se mêlent de politique municipale. Étude sur les liens entre les femmes canadiennes-françaises et leurs bibliothèques ». Dans cet exposé, elle souligne l’importance du rôle des femmes dans la construction des bibliothèques québécoises au XIXe siècle. En effet, ce sont principalement les femmes issues de la bourgeoisie qui permirent la construction de ces lieux de savoirs. Autre point remarquable, l’importance idéologique dans ces projets avec par exemple la forte implication des jésuites.
Pour terminer, voici la conclusion du colloque jeunes chercheurs « Image(s), imaginaire(s) et réalité(s) de la bibliothèque » par Noémie Budin l’une des organisatrices.
La bibliothèque, qu’il s’agisse d’un lieu ou encore d’une collection, a été décrite et interprétée comme étant avant tout dans la littérature un réseau tantôt réel, tantôt fictif, entre des ouvrages et, à travers eux, des imaginaires et des pensées. Elle témoigne également d’une volonté d’organisation, de classification, et parfois de hiérarchisation de livres et d’ensembles de livres. Elle représente aussi le passé comme provenance de nos savoirs et elle reste, par là, un lieu de pouvoirs et de mystères.
De même, la bibliothèque apparaît comme un lieu d’échanges ou de confrontations parfois dangereux, métaphoriques ou réels entre auteurs et sources, narrateurs et lecteurs, etc. Elle devient parfois l’objet d’une quête qui est celle des savoirs car elle est cet espace tantôt sacré, tantôt lacunaire, dont l’héritage, ou parfois le non-héritage, rend compte des réalités sociétales.
Ce colloque a donc permis de confronter différentes images et réalités de la bibliothèque : CQFD. La vision diachronique et internationale a montré que la bibliothèque était en constante évolution, ce qui a été confirmé par la visite de la bibliothèque Stanislas. Il semble donc possible de poursuivre à l’avenir la réflexion sur ce sujet, en développant par exemple notre questionnement synecdochique, en évoquant la représentation picturale ou cinématographique, et pourquoi pas mobilière (Ikea ?).