Attention, lycéens !
Enquête sur les publics réviseurs à la BPI et à la BnF
Cet article à quatre mains rend compte de deux enquêtes, menées l’une à la BnF, l’autre à la BPI, auprès de lycéens venus réviser le bac. Les raisons de leur venue (pourquoi dans ces bibliothèques-là ?), le processus de socialisation attendu, les représentations de ces bibliothèques, sont quelques-uns des thèmes abordés.
The article looks at the results of two studies of high-school students revising for their final exams at the BNF and the BPI. The studies looked at why they came to these particular libraries, the expected process of socialisation, and the picture they had of the libraries, among other issues.
Dieser vierhändige Artikel berichtet über zwei an für das Abitur lernenden Gymnasiasten durchgeführten Umfragen, eine an der BnF, die andere an der BPI. Einige der angesprochenen Themen sind die Gründe ihres Kommens (warum gerade in diese Bibliotheken?), der erwartete Sozialisationsprozess, die Darstellungen dieser Bibliotheken.
Este artículo a cuatro manos da cuenta de dos encuestas, llevadas a cabo una en la BnF, y la otra en la BPI, entre los estudiantes de liceos que han venido a revisar el bachillerato. Las razones de su llegada (¿por qué en estas bibliotecas?), el proceso de socialización esperado, las representaciones de estas bibliotecas, son algunos de los temas abordados.
Peut-on parler d’un phénomène lycéen dans les bibliothèques publiques 1 ? La question paraît un peu déplacée : on associe en effet plus volontiers l’adolescence contemporaine à l’évitement des institutions culturelles, bibliothèques comprises. Contre toute attente, on observe aujourd’hui qu’une partie non négligeable des lycéens, en particulier certains élèves de terminale à une période clé de leur existence, prennent ou reprennent le chemin des établissements de lecture publique 2. Ils s’y s’approprient les espaces mis à la disposition du public pour venir réviser le bac en grand nombre au cours des quelques mois ou des quelques semaines qui précèdent l’épreuve décisive. Ce phénomène est très perceptible dans les grands établissements. Et pour cause, il ne passe pas inaperçu et génère parfois des conflits avec les autres publics et les personnels. Les lycéens dérangent l’institution. Ils sont perçus comme un public qui ne respecte pas les codes d’usage en vigueur dans les bibliothèques : ils font masse, sont relativement bruyants et dissipés, mais surtout font figure de passagers clandestins puisqu’ils utilisent peu, voire pas du tout, les collections. Il y a cependant beaucoup à apprendre de leur présence, tant sur le plan des usages (leurs motifs de visite, leurs pratiques) que sur celui des représentations et des attentes (leurs perceptions des établissements, des collections, la dimension symbolique de leur fréquentation). C’est la raison pour laquelle la BnF et la BPI, sans se concerter, ont mis en chantier deux enquêtes qualitatives sur ce sujet (voir encadré méthodologique ci-dessous). L’article qui suit présente une synthèse croisée des résultats obtenus sur ces deux terrains particuliers mais qui peuvent intéresser toutes les bibliothèques.
Méthodologie des deux enquêtes
À la BPI comme à la BnF, les enquêtes consacrées aux publics lycéens venant réviser le bac ont été confiées avec profit à des étudiants en sociologie à l’occasion de stages pratiques d’étude :
– Agathe Zuddas, dans le cadre d’un master pro réalisé à l’université Paris 4, a conduit une enquête qualitative exploratoire par observation, entretiens semi-directifs et focus group (groupe de discussion), auprès d’une vingtaine de lycéens venus réviser à la BPI aux mois de mai et juin 2010, sous la direction de Christophe Evans. Agathe Zuddas, « Préparer le bac à la BPI. Enquête auprès des usagers lycéens », BPI/Service Études et recherche, août 2010 :
– Corentin Roquebert, dans le cadre d’un master 1 à l’ENS Lyon, a conduit pour sa part une enquête qualitative par observation et entretiens semi-directifs individuels et collectifs à la BnF de mai à juin 2012, sous la direction de Cécile Touitou : 88 entretiens ont été réalisés à cette occasion auprès de 180 lycéens. Corentin Roquebert, « Les lycéens, le bac et la BnF. Enquête sur les usagers lycéens à la Bibliothèque nationale de France », BnF, septembre 2012 :
http://www.bnf.fr/documents/enquete_lyceens_bac_bnf.pdf
Le choix d’une même démarche qualitative ouverte reposant sur une prise de contact personnalisée via des entretiens réalisés par de jeunes enquêteurs se justifie par la spécificité des publics étudiés. Il était en effet impératif de mettre en confiance les lycéens pour faciliter leurs témoignages au-delà d’un discours convenu. L’approche informelle – ou du moins peu formalisée : les entretiens sont tout de même administrés à l’aide d’un guide – permettait par ailleurs de surmonter l’évitement ou le rejet d’une approche impersonnelle et standardisée telle qu’un sondage par questionnaire. Une enquête quantitative par questionnaires auto-administrés a ainsi été tentée sur le public lycéen à la BPI en mai et juin 2011. Si la procédure a permis de produire des données représentatives sur la base d’un échantillon de 565 personnes interrogées, elle a également montré ses limites : certains types de lycéens n’ont pas répondu au questionnaire (les bacs professionnels) ; certaines questions ont été mal renseignées, voire mal comprises ; de nombreux formulaires, enfin, ont été « bidonnés » ou ont tout simplement servi de défouloir. À l’inverse, le groupe de discussion réalisé à la BPI avec quatre lycéens invités à s’exprimer pendant près de deux heures a été l’occasion d’approfondir en toute franchise des questions sensibles qui n’avaient été qu’effleurées au cours des entretiens : celles qui portaient notamment sur le sentiment de relégation des lycéens vis-à-vis des publics étudiants et vis-à-vis des bibliothécaires. Les méthodes de recueil de données doivent s’adapter aux publics qui sont étudiés et aux contraintes spécifiques des terrains d’enquête. À la BPI comme à la BnF, très vite, les deux enquêteurs ont ainsi fait le même constat : s’ils étaient bien accueillis en général par les lycéens du fait de leur proximité générationnelle, les entretiens qu’ils envisageaient de faire se devaient d’avoir lieu sur place, à l’endroit même où étaient installées les personnes interviewées ; ils devaient par ailleurs être assez courts étant donné le programme de révision intensif auquel les lycéens se soumettaient.
Pourquoi sont-ils là ?
Commençons par le plus simple, les raisons premières invoquées par les lycéens pour justifier leur présence à la BPI ou à la BnF – par « lycéens », il faut entendre ici des élèves de première et des élèves de terminale (largement majoritaires), les séries générales étant les plus représentées, notamment la filière S.
D’une manière générale, tous s’accordent pour dire que les bibliothèques sont des lieux particulièrement propices à la concentration et au travail collectif. C’est donc bien l’espace lui-même et surtout l’ambiance studieuse de ces deux grandes bibliothèques qui attirent les lycéens, bien plus que les collections et les services qu’on peut y trouver. « J’utilise pas la bibliothèque en elle-même, j’utilise le support et le cadre 3 » (Pedro, à la BPI). « Je suis de ceux qui pensent qu’un lieu où tout le monde travaille, réfléchit en même temps, ça m’aide, ça aide soi-même à réfléchir plus facilement, je ne sais pas, à enregistrer plus facilement » (Oscar, à la BPI). « Bah, chez moi il y a plein de trucs qui vont faire en sorte que je vais arrêter de travailler. La télé, l’ordi, les jeux vidéo, tout ça quoi… Ici, les conditions sont optimales » (Euripide, à la BnF). Comme le dit Benjamin, interviewé à la BnF, le simple fait de venir sur place pour tenter de travailler est déjà gratifiant en soi grâce à l’atmosphère industrieuse des bibliothèques et permet de se rassurer : « Ici, c’est vraiment un cadre de travail, tu es conditionné… À la limite, même si tu ne fais rien, au moins tu es devant un livre, tu pourras dire que tu as essayé, alors que si t’étais resté chez toi à rien faire, à glander, ça aurait pas été pareil… Ici, il y a l’ambiance déjà… » L’idée de cadre, comme on le voit, revient sans cesse dans les témoignages recueillis, un cadre institutionnel qui permet de s’autodiscipliner sans pour autant devenir aussi pesant et coercitif que celui du lycée ou du CDI. Cet encadrement volontairement imposé est d’autant plus utile que certains lycéens rencontrés témoignent de grandes difficultés à travailler longtemps, en particulier à travailler seul : « Je travaille jamais, mais c’est vrai qu’ici ça me permet de travailler » (Pedro, à la BPI). « Chez moi je peux pas travailler, je vais pas vraiment en cours et donc la seule solution que j’ai trouvé, c’est de travailler ici quoi » (Aurélien, à la BPI).
La grande bibliothèque procure, qui plus est, un environnement relativement anonyme (au contraire du lycée et du CDI déjà évoqués) et une amplitude horaire d’ouverture considérable et très commode : « Le CDI, il ferme à 18 heures Et en général, il y a quand même du bruit, c’est moins un espace de travail » (Rayan, à la BnF). « Ça m’arrive d’y aller au CDI. Pour me documenter, ou l’an dernier pour le TPE 4, mais là-bas, il y a le corps professoral, la direction, tu es beaucoup plus encadré, alors que là, il y a une bonne ambiance, on se guide tout seul, on gère… » (Charles, à la BnF). Il faut dire aussi que les conditions d’accueil de la BPI et de la BnF rendent possibles des modalités de fréquentation collective qui ne laissent pas indifférents les jeunes publics : venir à plusieurs ou retrouver sur place des connaissances de manière programmée ou fortuite rendent supportable le temps consacré au travail scolaire. « Bah ici, c’est calme, et comme on vient en groupe, on se sent un peu “en communauté” (rires), nan, mais c’est vrai, c’est sympa, on rigole et tout, on peut se détendre, parler à voix haute en même temps qu’on travaille… Ouais, c’est cool et en même temps on est concentré […] c’est toujours bien de travailler avec des potes, on peut s’aider ! » (Hamid, à la BnF). La séance de révision en bibliothèque se transforme alors en « sortie », ce qui permet de joindre l’utile à l’agréable : « Même si on travaille, ça reste un loisir. Moi, je considère ça comme ça. Ça me permet en même temps d’avoir travail et loisirs, quoi. Enfin, même quand je travaille, je peux aller respirer à la cafétéria et avec le balcon » (Pedro, à la BPI).
C’est toutefois cette sociabilité lycéenne assez voyante et parfois bruyante qui est à l’origine de certains dérapages, voire de conflits. On vient pour travailler mais le sérieux et l’ennui pointent vite. Le lieu de retraite des uns est susceptible alors de se transformer en kermesse pour les autres (les mêmes, souvent, après plusieurs heures de travail plus ou moins intensif). Il faut bien voir que le balancement permanent entre la recherche de cadre – au double sens de lieu propice au travail et d’espace de contrainte – et l’envie récurrente de sortir du cadre est emblématique de cette génération qui fait ses premières armes en bibliothèque d’étude. Significativement, ceux qui redoublent leur terminale et reviennent à la BPI pour réviser pour la seconde année consécutive changent parfois leur fusil d’épaule ; ils s’installent dans des espaces moins exposés au bruit et à la foule, ils viennent plus facilement seuls ou en plus petit nombre pour éviter toute tentation : « Déjà, la première année, on venait, enfin, je venais en groupe. Donc là, je pouvais pas dire que j’arrivais à bien réviser ici et tout. Mais là, depuis cette année qu’on vient avec Mayssa, ça va, on arrive à bien réviser et tout » (Rania, à la BPI). On retrouve ce comportement vertueux chez certains lycéens minoritaires interviewés à la BPI comme à la BnF qui insistent quant à eux sur les mérites du travail individuel : « Je viens tout le temps tout seul, si je viens avec quelqu’un, j’arrive pas à bosser, c’est la galère, on discute, on se déconcentre et tout… Du coup, ouais, faut que je me force à venir seul » (Baptiste, à la BnF).
Si les collections sont très peu utilisées, elles jouent un rôle dans l’expérience que les lycéens font du lieu. A minima, elles font partie d’un décor qui a du sens et qui contribue à l’ambiance générale (ainsi qu’au conditionnement pour effectuer un travail de nature intellectuelle). Elles sont toutefois bien repérées par certains lycéens qui laissent entendre qu’elles pourraient leur servir dans un autre contexte, en dehors des révisions pour le bac, ou plus tard, lorsqu’ils seront étudiants. « Il y a plus d’ouvrages ici. Là, pour le moment, j’utilise que les annales mais après, pour les études supérieures, il y aura beaucoup plus ! C’est sûr, quand j’aurai plus de temps… Oui, c’est sûr que je reviendrai […] il y a plein de trucs qui m’intéressent ici » (Younès, à la BnF). « Des fois, je vais en fin de journée, quand je commence à m’ennuyer je vais voir un peu les livres au rayon Philo, mais sinon, j’utilise rien quoi » (Aurélien, à la BPI).
Il faut dire que ce qui apparaît comme une ressource précieuse et indispensable à d’autres publics plus âgés ou aux bibliothécaires laisse parfois les lycéens démunis. On sent en effet dans certains témoignages une grande perplexité, une crainte même, face à une offre de collections qui mériterait sans doute une médiation spécifique pour des usagers peu aguerris. Soumaya, interviewée à la BPI est explicite sur le sujet : « En plus, moi, perso, ça m’est jamais venu à l’idée de chercher des livres… À part les Annabacs, je sais pas, je trouve que c’est trop grand, j’ai l’impression de me perdre, j’ai même pas envie d’essayer. […] Ça nous ferait peur. Parce que j’ai remarqué… Enfin, moi, une fois par hasard j’ai ouvert un livre, je crois que c’était un livre de SVT qui recensait ce qu’on avait fait dans l’année et il y a des mots qu’apparemment t’es censé savoir, en tant que Terminale scientifique et toi, c’est la première fois que tu vois. Alors je veux dire, imaginons que ça tombe au bac, tu sais pas ce que c’est, et tu te mets à flipper. » Le moment est assez mal choisi, il faut le redire, pour que la rencontre ait lieu entre les lycéens, les collections et les outils qui permettent d’y accéder : le temps manque et tous les efforts sont concentrés sur les notes de cours ou les Annabacs.
La grande bibliothèque comme rite de passage
Au-delà des explications utilitaires et fonctionnelles, la fréquentation de la BPI ou de la BnF a des répercussions symboliques importantes. L’ambiance studieuse de ces établissements – lieux de silence, majoritairement fréquentés par des étudiants de cycles universitaires, et où le cercle des pairs est en partie brisé – rejaillit sur la personne. Cette plongée dans un nouvel univers fait que leur fréquentation pour venir y réviser le bac fonctionne comme un rite de passage : un passage de l’enfance (ou de l’adolescence) vers le monde adulte ; une étape sur le chemin qui conduit du lycée vers l’enseignement supérieur et ses nouveaux codes ; un passage pour beaucoup du lieu de résidence périphérique (le quartier ou la cité pour certains) vers des centralités urbaines convoitées. « Passer à autre chose », comme on l’entend dans les entretiens, c’est ainsi trouver un espace de déconnexion qui permet de se concentrer et de tenir à distance de soi des sources de distraction dont on a du mal à se couper, mais c’est également prendre une décision importante quant à sa scolarité et à la suite que l’on souhaite lui donner au-delà du bac. « Ça veut déjà dire qu’on se dirige vers… qu’on se fixe des objectifs, et pour arriver à ses fins, ben on vient ici. Donc c’est déjà une étape pour se diriger là où on veut aller […] Déjà, en venant ici, on marque déjà… on fait déjà un stop à autre chose, aux sorties entre amis, les parcs, les cinés. On met un point sur ça » (Melchior, à la BPI). Même écho à la BnF, qui est paradoxalement plébiscitée par les lycéens dans la mesure où elle n’est pas faite pour eux, mais pour un public plus âgé, en particulier étudiant. Il est intéressant à ce titre de constater que la bibliothèque est aussi reconnue par les parents et par les enseignants comme un lieu autorisé et très profitable : nombreux sont les témoignages à ce propos qui font état d’une forme de fierté et de soulagement quand les lycéens s’enferment en bibliothèque pour bachoter. Autre indice qui montre que des bibliothèques telles que la BnF et la BPI peuvent être utilisées comme un lieu de transition et comme espace de substitution : le fait que des étudiants inscrits en candidats libres viennent s’y installer longuement pour y réviser.
Le rite de passage est toutefois incomplet, ou du moins partiellement achevé. Les deux premières phases du rituel – l’arrachement à sa condition initiale et la réclusion temporaire – sont faciles à identifier dans les témoignages des lycéens. Ceux-là décrivent bien en effet, comme Alain Coulon l’avait déjà montré dans ses travaux sur l’apprentissage du métier d’étudiant 5, le sentiment d’étrangeté qui est le leur quand ils découvrent pour la première fois la BnF et la BPI (« J’imaginais pas ça comme ça, quoi. C’était pas comme, genre, dans les films américains, avec les rangées de livres… Tout le monde qui chuchote… », reconnaît spontanément Oscar, à la BPI). Ils décrivent également avec beaucoup de lucidité leur enfermement volontaire au sein des bibliothèques ; ils le font d’autant plus facilement qu’il ne s’agit pas d’une retraite monastique comme on l’a dit. Ce qui fait défaut, et pour cause puisqu’il faudra attendre les résultats du bac, c’est ce qu’Alain Coulon nomme la phase « d’affiliation », c’est-à-dire l’accès à une nouvelle condition sociale entérinée par un diplôme, un savoir-faire et un savoir-être qui lui sont associés (être un étudiant autonome et adulte). Inutile de dire qu’au cours de ce processus de grandissement de soi auxquelles les bibliothèques peuvent servir de point d’ancrage, la susceptibilité des jeunes novices est exacerbée. C’est ce qui explique en partie les dérapages qui peuvent survenir quand le règlement est rappelé de manière forte ou quand les lycéens sont – injustement souvent de leur point de vue – rabaissés à leur condition d’apprentis aux pratiques illégitimes et déplacées.
BPI et BnF : différentes et pourtant similaires ?
Compte tenu des enjeux que nous venons de mentionner, il faut insister sur la dimension élective de leur venue dans ces lieux : aucun lycéen ne franchit les portes de la BPI ou de la BnF simplement parce qu’il a vu de la lumière. Fréquenter ces deux bibliothèques est un choix, qui se vérifie dans l’effort requis pour accéder aux espaces : file d’attente à la BPI, processus et prix de l’inscription à la BnF. Ces obstacles n’empêchent pas certains lycéens de venir de loin pour y travailler 6. Un tel choix indique un attachement fort au lieu et une conscience de sa singularité, que le lycéen se construit en partie lui-même.
Ainsi que nous l’avons dit, la BPI et la BnF se distinguent nettement dans les représentations lycéennes des autres bibliothèques qui leur sont accessibles : médiathèque de quartier, CDI du lycée, etc. Ce que les élèves de terminale viennent chercher à la BnF ou à la BPI, institutions souvent plus éloignées de leur domicile ou de leur lycée, ce sont des horaires plus étendus, un relatif anonymat, une ambiance de travail et un sentiment général de promotion d’eux-mêmes. Mais ces deux institutions singulières sont en même temps fortement distinguées entre elles, voire opposées dans les propos tenus, au point que chacune semble jouer le rôle de contre-modèle de l’autre. Ce contraste renforce bien entendu l’idée de choix : chaque lycéen « défend » sa bibliothèque d’élection, même si les pratiques révèlent dans la réalité des flux d’une bibliothèque à l’autre (quand l’une est fermée, son public peut se déporter en partie vers l’autre). Nous allons cependant voir qu’il ne faut pas surinterpréter l’opposition BPI vs BnF, car ce sont finalement les mêmes associations mentales qui jouent dans les deux cas.
Partons dans un premier temps de ce qui a été entendu dans les deux enquêtes.
Du côté des lycéens fréquentant la BPI, Agathe Zuddas souligne que la BnF « est peu connue et semble par ailleurs relativement peu appréciée des lycéens rencontrés 7 ». Seulement 13 % des lycéens interrogés dans l’enquête générale de fréquentation de 2009 disent fréquenter la BnF ; alors qu’ils sont 17 % à fréquenter un CDI pourtant peu plébiscité. À un accès plus exigeant (prix de l’entrée, obtention d’une carte), s’ajoute l’image d’une institution trop grande et compliquée, peu accueillante, où les bibliothécaires « tirent la tronche » (Nora, à la BPI), où règnent le silence et un sérieux légèrement emprunté. La figure de l’étudiant en médecine résume avec humour la perception générale de son public : « Ben, ils font médecine et ils veulent faire sérieux, alors ils ont décrété que la BnF est plus sérieuse » (Aurélien, à la BPI).
Du côté des lycéens fréquentant la BnF, l’image négative se renverse au détriment de la BPI, avec une série éloquente de comparatifs : « plus une ambiance de travail » (Salma, à la BnF), « plus calme, plus grand, plus professionnel » (Charles, à la BnF). Contrairement à la BPI, dont l’aspect extérieur peut rebuter, voire décevoir, car elle ne correspond pas à l’image que l’on aurait a priori d’une bibliothèque (« […] c’est Charlie et la chocolaterie », commente Majid, « On a l’impression que c’est pas fini, que c’est un chantier », fait remarquer Soumaya, tous deux à la BPI), la BnF attire à la fois par son architecture (« C’est sûr que ça joue, c’est classe, c’est beau et tout […] et puis le jardin aussi il est super, super vue et tout ») mais aussi par le nom du site : François Mitterrand, nom à la fois d’un président, entendu en cours d’histoire, et d’une grande station de métro. Image « culturellement légitime » souligne Corentin Roquebert. Le prix à payer pour entrer à la BnF, rédhibitoire pour certains lycéens, peut même jouer pour d’autres comme une garantie d’excellence et un moyen positif de sélection : « Le prix au jour, c’est cher, mais au moins, comme ça, il y a moins de bruit, moins de clochard, tout ça… Ça élitise, quoi » (Shanico, à la BnF).
Ces discours semblent reconduire une opposition simple entre un lieu ouvert et un lieu fermé, un lieu de grande mixité culturelle et sociale et un lieu qui « élitise ». Cette opposition semble par ailleurs confirmée par une différence importante dans les modes d’initiation. Dans les deux cas, une simple information suffit rarement à déclencher une visite : pour franchir le seuil, le lycéen doit être conseillé ou accompagné par un tiers qui va lui expliquer la marche à suivre et le profit qu’il peut en tirer. Dans le cas de la BPI, l’information qui va déclencher la venue vient majoritairement du bouche-à-oreille entre copains, frères et sœurs ; l’initiation verticale (parents) fonctionnant moins bien, voire constituant un frein. Pour aller à la BnF, l’initiation verticale joue au contraire un rôle important, même si elle n’annule pas mais s’articule souvent à une initiation par les pairs (en particulier en début de chaîne d’information). Un exemple intéressant d’initiateur est le professeur d’histoire qui aura eu l’occasion d’évoquer en classe le programme politique de François Mitterrand.
Il est possible cependant, et sans doute nécessaire, de dépasser cette première lecture. Tout d’abord, parce que les deux études mettent en lumière la diversité des publics lycéens, entre lesquels des lignes de fracture apparaissent quel que soit le lieu, à l’image de celle qui passe entre les lycéens de banlieue et les lycéens « bécébèges » à la BPI. À la BnF, cette diversité se fait sans doute encore plus fortement sentir. Premièrement dans les titres d’accès, sur lequel pèsent des raisons aussi bien géographiques que culturelles ou sociales : les lycéens venant avec un ticket journalier habitent plus loin, sont d’origine plus populaire et sont plus souvent en filière technologique et bac pro que les lycéens titulaires d’une carte annuelle. La diversité se retrouve ensuite dans les manières différentes de s’approprier les espaces : certains lycéens n’entrent pas dans les salles de lecture de la BnF du fait du prix ou parce qu’ils se sentent intimidés, préférant investir ses espaces périphériques (espaces de détente, halls, etc.). D’autres encore alternent les espaces en fonction du type de travail (réviser seul en salle de lecture, aller dehors pour travailler en groupe). Apparaissent ainsi des usages nomades qui ne correspondent pas exactement à l’image que porte par ailleurs l’institution. Il faut donc aborder avec grande prudence la catégorie « lycéen », souvent ramassée en un unique et douloureux problème par certains personnels des bibliothèques alors qu’elle recouvre des attentes et des pratiques diverses.
Mais surtout, en mettant en regard les deux études, on se rend compte que ce sont finalement les mêmes réflexes qui vont plébisciter chacun des lieux, par ailleurs opposés dans les discours. Dans l’appréciation portée sur la BPI, s’entend aussi quelque chose de l’excellence mise en avant par les publics lycéens de la BnF : la BPI, « c’est une grande bibliothèque, elle est un peu connue de tout le monde […] je connaissais de nom » (Meryem, à la BPI) ; c’est « grand », « immense », « moderne », « confortable ». Cette immensité fascine et intimide à la fois : de même que certains n’osent entrer dans les salles de la BnF et restent dans les halls, certains n’osent à leur première venue monter au deuxième étage de la BPI (« Je pensais pas qu’on pouvait monter », avoue Léa), hésitent à circuler, à explorer.
D’un lieu à l’autre, sont également reconnues et appréciées les règles en vigueur, plus strictes que dans les bibliothèques municipales et les CDI. Ces règles sont appréciées dans la mesure où elles apposent sur l’institution le sceau du sérieux et du travail, au point de reconduire chez les lycéens des jugements discriminants sur d’autres publics dont les comportements ne seraient pas adéquats au lieu. Ainsi des enfants ou des collégiens qui font trop de bruit à la BPI et empêchent les lycéens de se sentir « entre grands » : « […] moi je dirais que les jeunes, ceux qui sont au collège, ils n’ont pas besoin forcément de venir ici, quoi. […] parce que ce sont des enfants et puis ils ont tendance à rigoler sur les gens, donc s’ils peuvent aller travailler ailleurs c’est bien. Non, c’est vraiment, à partir des étudiants » (Hadiya, à la BPI). Ce qu’écrit Agathe Zuddas sur la BPI peut très bien être appliqué à la BnF : « Venir à la BPI, c’est grandir symboliquement en fréquentant une grande bibliothèque. » La BnF ne fait finalement que décupler – par sa taille et son prestige particuliers – les impressions ressenties à la BPI. Les deux lieux offrent finalement la même expérience, même si l’une peut sembler être l’image agrandie et en partie déformée de l’autre : être dans un lieu de travail dont la découverte prend la forme d’une épreuve : épreuve de soi (éprouver sa capacité à travailler – la vérifier en se déplaçant) ; épreuve du lieu (à travers tout ce qui le rend au premier abord non familier : la taille, le silence, etc.) ; épreuve des autres (différents de soi, car plus âgés et majoritairement étudiants, mais qui représentent en même temps l’avenir du lycéen).
Parce qu’elles permettent cette expérience, la BPI et la BnF sont non seulement appréciées mais plébiscitées, en particulier pour leur apparence extérieure, bien au-delà de ce qui s’entend chez les publics plus âgés, beaucoup moins portés à louer la beauté ou la grandeur des lieux. Cette confiance dans l’importance du lieu qu’ils ont élu, les lycéens la justifient jusque dans des menus faits qui semblent au premier abord surprenants : ainsi du contrôle Vigipirate qui atteste que la BPI est « une bibliothèque importante » (Hadiya, à la BPI) ou de la présence d’une « grosse station de métro » à proximité de la BnF qui vérifie que « c’est quelque chose » (Linda, à la BnF). Par ces petits faits, les lycéens se construisent une image de l’importance du lieu ; image dont leur expérience a besoin pour s’accomplir vraiment.
Quelles généralisations ?
Les lycéens ne forment pas une communauté homogène aux comportements et aux attentes similaires. Il ne faut pas ranger trop vite dans le même panier les élèves de première et les élèves de terminale (sans parler des différentes filières) ; ceux qui viennent seuls et ceux qui viennent accompagnés ; ceux qui viennent toute l’année en bibliothèque et la grande masse de ceux qui ne viennent que quelques semaines ou quelques jours avant le bac ; ceux qui utilisent les collections et ceux qui les évitent soigneusement ; ceux qui ne respectent pas les codes d’usage et ceux qui au contraire s’y conforment volontiers. Il ne faut pas oublier non plus que certains dérapages sont co-construits et se développent parfois sur le terreau d’incompréhensions mutuelles liées à des ancrages culturels différents et une susceptibilité juvénile exacerbée. Ces deux enquêtes réalisées sur des terrains très différents montrent bien cependant à quel point les lycéens tirent grand profit de leur fréquentation de la BPI et de la BnF, même s’ils utilisent assez peu les collections.
Ce genre de constat devrait nous inciter à améliorer encore nos modalités d’accueil à l’encontre de ces usagers spécifiques, en termes d’hospitalité publique comme en termes de contrôle social 8. Il est important en effet que les grandes bibliothèques (cela est vrai également pour les grandes bibliothèques municipales soumises au même régime) participent à la socialisation précoce des futurs étudiants qu’elles sont appelées à recevoir par la suite 9. •
Février 2013