La fréquentation en questions

Claude Poissenot

Comment ont évolué les chiffres de fréquentation des bibliothèques publiques en France ? L’article vise à répondre à cette question mais s’intéresse aussi à la manière dont cette évolution a été commentée dans la profession. Il pointe également des modifications dans la structure de la fréquentation et les enjeux qu’elles recouvrent. Il plaide pour une régénérescence des bibliothèques par une attention plus grande au public réellement desservi.

How have figures on visitor numbers in French public libraries developed over time? The present article sets out to answer this question, also studying how this development has been read within the profession. It also highlights changes in the structure of visits and the issues raised thereby. It concludes with a plea for a new generation of libraries that focus more closely on the actual profiles of library users.

Wie haben sich die Benutzungszahlen der öffentlichen Bibliotheken in Frankreich verändert? Der Artikel zielt auf die Beantwortung dieser Frage, wendet sich aber auch der Art und Weise zu, in der diese Veränderung von der Fachwelt kommentiert wurde. Er geht auch auf die strukturellen Veränderungen der Benutzung und ihre Herausforderungen ein. Er plädiert für eine Auferstehung der Bibliotheken durch ein grösseres Augenmerk auf das wirklich zu bedienende Publikum.

¿Cómo han evolucionado las cifras de frecuentación de las bibliotecas públicas de Francia? El artículo apunta a responder a esta pregunta pero también se interesa a la manera cómo esta evolución ha sido comentada en la profesión. Pone en relieve igualmente las modificaciones en la estructura de la frecuentación y en los retos que éstas abarcan. El autor aboga por una regeneración de las bibliotecas mediante una atención más grande al público atendido.

Dans le jugement sur les bibliothèques, pourquoi faudrait-il prendre en compte la réalité plutôt que le projet qui les a fondées ? Car les bibliothèques publiques, desquelles il sera ici essentiellement question, n’ont pas toujours dû leur existence à leurs résultats. Bien sûr, elles ont largement répondu au questionnaire de l’ex-Direction du livre et de la lecture (DLL) et prêté une oreille aux résultats des différentes éditions de l’enquête « Pratiques culturelles des Français » (PCF), même si c’était surtout pour s’inquiéter des données concernant l’évolution souvent négative de la lecture de livres. Néanmoins, elles doivent principalement leur développement à une volonté politique, à un projet éducatif et culturel. Pourtant, depuis une dizaine d’années, la question de la fréquentation a pris une certaine ampleur. Ainsi, avant de dresser un tableau de l’évolution et de la situation de la fréquentation et d’en produire un commentaire, nous voudrions chercher à montrer comment cette question a irrigué le débat sur les bibliothèques au cours de cette période.

Les données de fréquentation

La mesure de la fréquentation des bibliothèques (figure 1) repose principalement sur trois sources de données :

  • Le recueil d’informations auprès des bibliothèques par la DLL : chaque établissement (plus de 80 % le font) doit fournir des informations chiffrées sur les collections, les acquisitions, les personnels et les usagers.
  • L’enquête « Pratiques culturelles des Français » : organisée par le ministère de la Culture et de la Communication, elle existe depuis 1973 et recueille les déclarations des personnes interrogées sur leurs pratiques culturelles et de loisirs. L’échantillon représentatif des « 15 ans et plus » est, pour l’édition 2008, composée de 5 000 personnes.
  • L’enquête du Crédoc  1: elle est centrée sur la thématique de la lecture et de la bibliothèque. Elle repose sur un échantillon construit sur une base équivalente à celle de l’enquête « Pratiques culturelles des Français », mais composé de 2 000 individus  2.

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Figure 1. Évolution de la fréquentation des bibliothèques et médiathèques municipales selon les enquêtes

Le premier type de données se distingue des deux autres par le fait qu’il s’agit d’enregistrement d’informations d’usages et non de déclarations d’usagers. La mesure des usages par l’enregistrement des pratiques nous semble plus fiable que par les déclarations, du fait du risque de leur surestimation. Reconnaissons toutefois que les données DLL peuvent quelquefois prêter à discussion, en particulier lorsque des fichiers d’inscrits ne sont pas tenus à jour ou lorsqu’il existe des flottements dans les définitions (qui sont les « inscrits actifs » ? Qui sont les « résidents » ?).

Crédoc or not Crédoc ?

La parution lors de l’été 1998 des résultats de l’enquête « Pratiques culturelles des Français 1997 » ne donne pas lieu à beaucoup de débats dans le monde des bibliothèques. Les résultats sont bons : par rapport à 1989, on note une augmentation du taux d’inscrits (de 16 à 20 %) et, surtout, de la proportion d’usagers non inscrits dans la population (de 7 à 11 %). C’est seulement à l’automne 2001 que ces bonnes nouvelles se heurtent à la parution de la synthèse des données DLL 1999. Alors que, depuis les données de 1996, le taux d’inscrits avait franchi le seuil des 18 %, l’édition 1999 signale un tassement du taux d’inscrits par rapport à l’année précédente. Incrédule, Jean-Sébastien Dupuit (directeur du livre et de la lecture de l’époque) prépare le lecteur dans son avant-propos : « Je sais que beaucoup des lecteurs de ces données 1999 seront surpris par la légère érosion du nombre d’inscrits dans les bibliothèques. C’est pourquoi je tiens à relativiser ce fait inédit durant la décennie écoulée 3. » L’année suivante, l’érosion est confirmée et Jean-Sébastien Dupuit peine à en prendre acte en pointant « les limites de l’outil statistique actuel 4 ». Le thermomètre explique la fièvre…

La stagnation de la fréquentation des inscrits et la montée de la fréquentation des non-inscrits avaient déjà mis en cause les données DLL, qui ne prennent pas en compte cette dernière forme de pratique. Il s’agissait de montrer comment l’activité des bibliothèques est sous-estimée à travers les seules statistiques d’inscrits. Une enquête spécifique sur les non-inscrits est d’ailleurs diligentée par la Direction du livre et de la lecture à la fin des années 1990. Elle contribue à la mise en avant de ce public. En revanche, la fréquentation très occasionnelle de la plupart des non-inscrits n’est pas relevée. De même, le décalage entre le taux de non-inscrits par rapport au total d’usagers [11/(20 + 11) = 35 %] et celui constaté à l’entrée ou à la sortie des équipements (entre 10 et 20 %, très rarement au-dessus), n’est pas pris en compte. Le doute est pourtant présent quant à l’attractivité des bibliothèques et le Bulletin des bibliothèques de France l’exprime en consacrant en 2003 un certain nombre d’articles à la question de la fréquentation  5. Dans ce contexte hésitant, face à la persistance de l’érosion des inscrits selon les données DLL et à la diffusion rapide d’internet, la DLL lance un appel d’offres pour réaliser une enquête à même de rafraîchir les données de l’enquête « Pratiques culturelles des Français 1997 », dont la réactualisation n’est plus à l’ordre du jour à l’époque.

Le Crédoc est retenu pour réaliser ce travail, dont les premiers résultats paraissent au printemps 2006 et font basculer les termes du débat : « La part de la fréquentation non inscrite est importante (l’usage sur place, mais également l’emprunt par l’intermédiaire d’un tiers, qui indique l’existence d’un “public invisible pour les bibliothécaires” et pour les enquêteurs) et contribue à une embellie inespérée des statistiques 6. »

Forts de ces bons résultats, les auteurs de l’enquête s’abandonnent à des prévisions réjouissantes qui seront ensuite (trop tard ?) nuancées dans la publication du livre  7. On pourrait identifier dans les commentaires de l’époque des citations comme la suivante qui formule bien la manière dont le monde des bibliothèques s’est approprié ces résultats : « Les données quantitatives du Crédoc invitent ni plus ni moins à réviser partiellement notre jugement globalisant à propos de la désaffection des bibliothèques municipales en France. Pour le coup, c’est tout un pan du modèle interprétatif pessimiste en vigueur jusque-là qui mérite d’être revu à la lumière des nouveaux indicateurs 8. » Il n’est dès lors plus question de questionner les bibliothèques et leur fréquentation. S’ouvre une brève période au cours de laquelle « l’enquête Crédoc » devient la source de réassurance collective.

Ce chapitre heureux se referme assez vite (autour de la fin de l’année 2007) devant les doutes persistants de professionnels ou d’observateurs, alimentés par des résultats locaux qui ne correspondent pas à la réalité décrite, et encore moins à la réalité prévue par le Crédoc. Les données DLL, qui s’obstinent dans leur constat d’une érosion, alimentent les doutes collectifs, tout comme les rapports annuels de chaque direction d’établissement nourrissent les inquiétudes au niveau local. Et c’est ainsi que la nouvelle édition de l’enquête PCF montrant une érosion de la fréquentation (inscrite ou non) vient confirmer une tendance à laquelle le monde des bibliothèques s’était finalement préparé. Nous avons basculé, depuis la publication de ces résultats, dans une nouvelle période désenchantée. Non seulement les bibliothèques ne doivent plus leur existence à la qualité de leur projet éducatif ou culturel mais, en plus, la fréquentation dont elles font l’objet se révèle déclinante. Contrairement à la situation entre 2000 et 2005 dans laquelle le doute était permis et alimenté, on ne voit pas ce qui peut aujourd’hui remettre en cause ce constat dont nul ne se réjouit. Et s’il reste des traces de l’enthousiasme du Crédoc, c’est bien à l’état de trace… Et toute tentative pour maintenir cette illusion serait hautement contre-productive, tant il s’agit désormais de prendre acte de la situation pour affronter le présent et l’avenir. Beaucoup de temps a déjà été perdu…

L’érosion de la fréquentation

Les résultats de l’enquête PCF 2008 rejoignent ceux des relevés de la DLL. Depuis 1997, on assiste bien à une érosion de la fréquentation mesurée par l’inscription mais aussi par la visite sans inscription. Olivier Donnat est formel : « Le nombre d’usagers non inscrits n’a pas augmenté au cours de la décennie 9. » La proportion d’usagers (inscrits ou non) dans la population est passée de 31 % en 1997 à 28 % en 2008. Cette estimation est sensiblement inférieure à celle de 35 % fournie par le Crédoc en 2005 et signale une baisse en lieu et place d’une hausse constatée et promise pour 2010…

Le doute sur l’évolution de la fréquentation non inscrite existait avant la publication des résultats de PCF 2008 puisque, hormis les établissements nouvellement ouverts, les professionnels ne faisaient pas état d’une poussée forte du nombre de visites. Les données DLL offrent la possibilité de vérifier cette idée. Pour les équipements qui enregistrent le nombre d’entrées physiques, comment ce chiffre a-t-il évolué dans les dernières années ? Les relevés distinguent les entrées dans la bibliothèque centrale et celles enregistrées dans le réseau. Les premières représentent plus de 90 % du total des entrées. Pour cette raison et parce que toutes les communes n’ont pas de bibliothèques annexes, nous avons choisi de comparer le nombre d’entrées physiques dans la bibliothèque centrale en 2004 (ou 2005) et en 2008 (ou 2007). Nous cherchons ainsi à mesurer le nombre d’équipements ayant connu une hausse, une baisse ou une stabilité, définie comme une évolution comprise entre – 5 % et + 5 % de cette forme de fréquentation (voir tableau).

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Tableau

Plus de la moitié des équipements qui enregistrent le nombre d’entrées depuis 2004 ou 2005 ont connu une baisse significative de ce chiffre. La tendance est donc bien à une érosion de cette forme de fréquentation. Cette tendance n’est pas propre aux bibliothèques municipales car on la retrouve ailleurs. Entre 2004 et 2008, le nombre moyen de visites par jour d’ouverture a baissé de 18 % au haut-de-jardin de la Bibliothèque nationale de France et de 16 % à la Bibliothèque publique d’information entre 2004 et 2009.

Le détail de ces résultats interroge aussi, car la baisse est particulièrement forte dans les établissements de grande taille. Ce sont les trois quarts des bibliothèques centrales de communes de plus de 50 000 habitants qui sont frappés par une baisse de leur fréquentation. Les établissements qui représentent la lecture publique par des bâtiments d’envergure sont encore plus touchés que les autres. Même des réalisations récentes, qui ont fait la fierté de la profession, sont délaissées par les citoyens : Vénissieux (– 31 %), Évreux (– 30 %), Orléans (– 28 %), Villeurbanne (– 24 %), Nice (– 23 %), Poitiers (– 22 %), Châlons-en-Champagne (– 20 %), Limoges (– 20 %), Blois (– 17 %), La Rochelle (– 17 %), Chambéry (– 16 %), Reims (– 16 %), Toulouse (– 10 %), Montpellier (– 9 %). Bibliothèques municipales à vocation régionale (BMVR), établissements construits par des architectes qui ont fait briller l’étoile des bibliothèques, aucun de ces équipements n’échappe à cette désaffection. À l’inverse, les établissements installés dans les communes de moins de 20 000 habitants semblent mieux résister à l’érosion de la fréquentation physique. Cette évolution ressemble au rééquilibrage observé à propos de la consommation entre les hypermarchés et les supermarchés. Les très gros établissements auraient donc moins la faveur du public, peut-être à cause de leur grande taille et de leur éloignement. Il faudrait vérifier cette hypothèse en cherchant, à taille comparable de commune, l’effet de la surface des établissements sur l’évolution de leur fréquentation physique.

L’affaiblissement des inégalités par le retrait des publics favorisés

Le constat de l’érosion de la fréquentation ne dit rien de la structure du public. Entre 1997 et 2008, quels sont les publics qui ont le plus réduit leur habitude de venir à la bibliothèque ?

La démocratisation de la fréquentation n’a pas progressé au cours de la décennie : les catégories sociales les plus éloignées de l’univers des références légitimes (ouvriers, employés, sans diplôme ou CEP, CAP ou BEP, BEPC) n’ont pas davantage tendance à venir ou à s’inscrire à la bibliothèque qu’en 1997. On observe une grande stabilité, voire un recul important, pour les fractions supérieures de ces catégories défavorisées (employés et BEPC). Ce décrochage conduit à l’impression d’une posture de retrait plus unanimement partagée dans les catégories sociales défavorisées.

À l’autre extrémité, les catégories favorisées (cadres et professions intellectuelles supérieures, diplômés de l’enseignement supérieur) se caractérisent par un reflux sensible de leur tendance à s’inscrire ou à venir en bibliothèque. Une évolution comparable s’observe pour les catégories sociales moyennes (professions intermédiaires, bacheliers). Il est strictement impossible de savoir si cette baisse concerne les pratiques ou les déclarations de pratiques. Quoi qu’il en soit, cela révèle une attractivité en recul de cet équipement sur ce public « traditionnel » de la bibliothèque. Si c’est lui qui se retrouve toujours le plus dans les équipements, il amorce une préoccupante trajectoire de séparation. Celle-ci est sans doute imputable à la diffusion et l’intensification des usages d’internet dans les catégories moyennes et supérieures.

Le départ de ce public n’est donc pas compensé par un recrutement élargi auprès des catégories populaires et explique à lui seul une partie de la baisse de la fréquentation. La « conquête » des catégories populaires n’est plus seulement une nécessité justifiée par le souci de la démocratisation culturelle, mais un « gisement » potentiel de public…

Le vieillissement du public

La fréquentation est-elle une pratique générationnelle ? Venir ou non à la bibliothèque dépend-il de son vieillissement ou de son appartenance à une génération ? S’il existe bien sûr un effet d’âge (on peut ainsi imputer la légère remontée de la fréquentation entre 35 et 44 ans, par rapport aux 25-34 ans, par l’arrivée des enfants), celui-ci n’est pas exclusif (figure 2).

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Figure 2. Évolution de la fréquentation au moins une fois par mois d’une bibliothèque selon l’âge (données PCF)

Entre 1997 et 2008, les seules classes d’âges pour lesquelles on enregistre une augmentation de la propension à l’inscription sont les plus âgées (55-64 ans et 65 ans et plus). Pour la visite au moins une fois par mois, c’est seulement chez les 65 ans que l’on constate une hausse. « Les vieux ne sont plus ce qu’ils étaient ! » Les personnes nées avant la Seconde Guerre mondiale ont moins souvent et moins longtemps fréquenté l’école ; elles ont par ailleurs moins connu de bibliothèques dans leurs années de jeunesse. Elles sont désormais rejointes (ou cèdent la place à) par des « baby-boomers » davantage scolarisés et qui ont grandi dans un monde qui voyait les bibliothèques se développer. Les premiers ont toujours peu arpenté les bibliothèques, alors que les seconds ont une plus grande familiarité avec cet équipement.

Mais le processus n’est pas inéluctable. L’évolution de la fréquentation des 15-19 ans le confirme. La part d’inscrits et surtout de visiteurs réguliers a nettement fléchi au cours de la décennie. Plus que leurs prédécesseurs, les « nouveaux » jeunes ne voient pas toujours la bibliothèque comme un lieu qui mérite ou nécessite le détour. Bien sûr, la dématérialisation de la musique a nui à l’attractivité des médiathèques. Mais on peut aussi globalement penser que le décalage dans le temps entre le moment où se diffusent des formes d’expression et celui où les bibliothèques les proposent, et le font savoir, conduit à créer une distance (réelle et subjective) entre les jeunes et les bibliothèques. Ils n’y retrouvent pas assez les supports de leur appartenance à leur génération (internet en libre accès, jeux vidéo, mangas). L’équipement se trouve alors frappé d’obsolescence et se coupe de ce public, avec le risque que cela soit durable car générationnel.

La bibliothèque n’a pas participé à la manière dont ce groupe cherche à reformuler la culture. Elle n’accorde pas sa reconnaissance à cette culture juvénile en cours de réécriture et plonge alors dans l’indifférence, la distance… L’enquête récente  10 sur les 11-18 ans montre d’ailleurs bien que, pour eux, la bibliothèque est surtout pour « les jeunes qui font des études » (23 %), ou « qui n’ont pas de place pour travailler chez eux » (21 %). Ce n’est pas le cadre de l’expression de soi, mais celui du travail. Si les 11-14 ans sont encore 50 % à considérer que c’est un espace surtout « pour se détendre, passer un moment », ils ne sont plus que 34 % chez les 15-18 ans. Le travail scolaire ne relève pas de ce qui spécifie chaque génération, les « nouveaux » jeunes ne se sentent pas pris en compte dans ce qui les distingue de leurs prédécesseurs, de leurs parents. Ils peinent à s’approprier de façon personnelle cet équipement, qui suscite alors chez eux de l’indifférence, voire un rejet.

Le public réel

Ainsi, la fréquentation est devenue un enjeu. Le volume des usagers, mais aussi la structure de la fréquentation (qui sont les usagers ?) participent du jugement des élus et des citoyens sur la bibliothèque. Le projet de la bibliothèque tend à céder la place à l’examen des résultats auxquels il conduit. La thématique du public « décevant » par rapport aux ambitions des bibliothécaires  11 est peut-être en train de céder la place à un discours inquiet sur la bibliothèque désertée. L’insatisfaction, voire l’inquiétude professionnelle, changent de visage. Pour autant, ce nouveau désenchantement n’équivaut pas au précédent. Alors que le premier désenchantement reposait sur une ambition culturelle sans limites (peut-il exister une limite à l’aspiration à l’élévation du « niveau » ?), le nouveau dépend d’un seuil quantitatif de fréquentation. Bien sûr, ce seuil peut toujours être repoussé, mais il est identifiable et, surtout, il se fonde sur les pratiques réelles des usagers. En cela, quand la fréquentation devient une question, c’est que s’opère un basculement vers l’usager réel (y compris prosaïque), relatif, défini moins par sa conformité au projet de la bibliothèque que par le recours qu’il a au lieu ou aux collections. Ce faisant, les bibliothèques se donnent aussi les moyens de mieux le satisfaire : pour faire en sorte que les usagers s’approprient cet équipement, il faut d’abord les penser tels qu’ils sont et non tels qu’on aimerait qu’ils soient  12. L’accent mis sur la fréquentation renvoie ainsi non à une mesure a posteriori des résultats d’une offre mais à la conception du public comme point de départ de la réflexion sur les services.

La période paraît donc anxiogène (et les menaces sur les finances locales y participent), mais elle est également propice à l’innovation. Des bibliothécaires sont prêts à explorer de nouvelles manières de proposer leur offre (abandon des quotas de prêt, automates de prêts, etc.), à investir de nouveaux espaces (plages, piscines, etc.), à proposer de nouveaux supports (jeux vidéo, livres électroniques, etc.), à rejoindre les usagers dans l’espace virtuel (site internet de la bibliothèque, blog, inscription sur Facebook, etc.) et exploiter les fonctionnalités du web 2.0 (réactivité, participation à l’ordre documentaire).

C’est cette créativité qu’il faut soutenir, car c’est elle qui créera les conditions de la nécessaire régénérescence des bibliothèques. Il est en effet vain de tabler sur la capacité de résistance de la bibliothèque comme institution face à l’évolution de notre société et l’érosion durable de la fréquentation. Comme les autres institutions, la bibliothèque est mortelle et sa reformulation conditionne son avenir.

Juin 2010

  1. (retour)↑   Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie, http://www.credoc.fr
  2. (retour)↑   Voir, dans le BBF 2006, n° 6, l’article de Bruno Maresca, « Les enquêtes de fréquentation des bibliothèques publiques : à quelle méthodologie s’en remettre ? », p. 14-19, et l’article de Christophe Evans et Françoise Gaudet, « Mesurer l’audience des bibliothèques municipales : statistiques institutionnelles et enquêtes de population », p. 20-23.
  3. (retour)↑  Bibliothèques municipales, bibliothèques départementales de prêt : données 1999, Paris, Ministère de la Culture et de la Communication, 2001, p. 4.
  4. (retour)↑  Bibliothèques municipales, bibliothèques départementales de prêt : données 2000, Paris, Ministère de la Culture et de la Communication, 2002, p. 5.
  5. (retour)↑  BBF, 2003, n° 1, p. 84-101, et n° 4, p. 90-93.
  6. (retour)↑   Cristina Ion, Réception du « discours sociologique » par les professionnels des bibliothèques, mémoire de DCB (sous la dir. d’Anne-Marie Bertrand), Enssib, 2008, p. 64. Disponible en ligne : http://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/document-1829
  7. (retour)↑   Bruno Maresca avec la collaboration de Christophe Evans et Françoise Gaudet, Les bibliothèques municipales en France après le tournant internet : attractivité, fréquentation et devenir, BPI/Centre Pompidou, collection « Études et recherche », 2007.
  8. (retour)↑   Christophe Evans et Françoise Gaudet, « Mesurer l’audience des bibliothèques : statistiques institutionnelles et enquêtes de population », BBF, 2006, n° 6, p. 20.
  9. (retour)↑   Olivier Donnat, Les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique : enquête 2008, Paris, La Découverte/Ministère de la Culture et de la Communication, 2009, p. 176.
  10. (retour)↑   Virginie Repaire et Cécile Touitou, Les 11-18 ans et les bibliothèques municipales, Paris, BPI/Centre Pompidou, 2010.
  11. (retour)↑   Anne-Marie Bertrand, Bibliothécaires face au public, BPI/ Centre Pompidou, 1995.
  12. (retour)↑   Dominique Lahary rappelait avec justesse la difficulté de cette prise de distance : « J’ai parfois l’impression que plus nous fondons la lecture publique sur des principes élevés et ne souffrant aucune discussion, dans une sorte de surlégitimation de nos missions et activités, moins nous supportons ce recul » (« Le comble du bibliothécaire », BBF, 2002, n° 1, p. 18).