Médiation numérique en bibliothèque

Un point de vue professionnel

Carole Duguy

Carole Duguy – référente numérique et cinéma du Réseau des médiathèques-ludothèque en Loire Forez – revient sur son expérience professionnelle de médiatrice et porte un regard historique sur les enjeux et la place de la médiation numérique en lecture publique.

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Définir la médiation numérique en bibliothèque

Peut-être est-il nécessaire de préciser tout d’abord ce que j’entends par « médiation numérique » en bibliothèque. Une première facette concerne les usages et la compréhension du numérique, qui implique notamment l’accompagnement au quotidien 1

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L’aide sur un terminal personnel ou public est le quotidien de beaucoup de bibliothécaires encore aujourd'hui : démarches administratives, correction d’un CV, envoi d’une pièce jointe, aide à la communication et à la recherche d'informations. Les bibliothécaires sont témoins des évolutions des usages numériques quotidiens depuis près de quinze ans.

, la mise en place d’ateliers pratiques en constante évolution (premiers pas, création numérique, ateliers Wikipédia, culture maker, culture vidéoludique, etc.), de débats et de conférences sur la culture et les enjeux numériques (de l’éducation aux médias et à l’information à la protection des données personnelles…). Une autre définition complémentaire concerne la médiation via une interface numérique : rédaction et indexation de contenus en ligne, portails documentaires et sites de questions-réponses, réseaux sociaux, applications mobiles... Dans ce cas précis, on évoque la médiation numérique de l’information, pour reprendre l’expression de Bertrand Calenge 2
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Cf. Bertrand Calenge, « Médiation et dispositifs : la médiation numérique de l’information », in Les bibliothèques et la médiation des connaissances, Éditions du Cercle de la Librairie, 2015, p. 131-143.

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Dans le premier cas, on est dans une interaction humaine, dans l’échange sur cet environnement numérique qui peut paraître abstrait pour un grand nombre de personnes. C’est à mon avis la force de nos lieux et ce que viennent chercher nos usagers : remettre de l’humain et du concret dans la technique et le dématérialisé, prendre le temps d’écouter et de trouver une information, de montrer un geste sur un clavier ou proposer une méthode pour « prendre du niveau » comme on dit en jeu vidéo. La bibliothèque est ainsi un lieu ressource accessible, aussi bien pour comprendre le monde numérique que pour le pratiquer. Le rôle social de la bibliothèque est fort et s’adresse aussi bien à la personne qui est mise en difficulté par une démarche administrative qu’à celle qui souhaite créer le site web de sa micro-entreprise en temps de Covid, apprendre à gérer son identité numérique ou s’initier à la création de jeu vidéo.

Dans le deuxième cas, la bibliothèque joue son rôle fondamental de lieu repère dans l’information : elle collecte et organise les données, valorise et propose l’information, que ce soit en interagissant (recherche documentaire à distance, réseaux sociaux …) ou en produisant/organisant les contenus. Une compétence qui a prouvé son utilité pendant le confinement, au grand public curieux de découvrir comme aux professionnels étudiants et chercheurs. Ce même confinement nous a également rappelé que nous perdions celles et ceux qui ne peuvent ou ne savent pas communiquer à distance.

Petite historiographie du rapport entre médiation numérique et bibliothèque

J’ai eu la chance de vivre la création et le développement de la « médiation numérique » à la Bibliothèque municipale de Lyon (BmL) de 2004 à 2019. C’est une institution qui, sous la direction de Patrick Bazin, a donné un accès libre et gratuit à internet dès 1995, créé le Guichet du Savoir en 2004 et Points d’actu en 2006 3

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Le Guichet du Savoir (https://www.guichetdusavoir.org/) est un service de questions-réponses en ligne [cf. Bertrand Calenge et Christelle Di Pietro, « Le Guichet du Savoir® : répondre aux demandes de contenus », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2005, n° 4, p. 38-42. En ligne : https://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2005-04-0038-008]. Points d’actu est un blog d’articles documentaires [cf. Anne MEYER, « La bibliothèque est-elle un média ? » : point d’actu à la bibliothèque municipale de Lyon », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2013, n° 3, p. 66-68. En ligne : https://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2013-03-0066-010] devenu le webzine culturel L'influx (http://www.linflux.com/) en 2016 (autre temps, autre vocabulaire). Ces deux sites alimentés par les bibliothécaires ont vivement questionné leur légitimité de producteurs de contenus.

, et fut la première bibliothèque française à avoir passé un accord de numérisation avec Google en 2008. Elle a beaucoup questionné les questions de médiation des connaissances à l’heure du numérique et donc, évidemment, quand on développe la médiation numérique dans un tel environnement, cela nourrit les débats passionnels et les pratiques professionnelles !

L’accès à internet est une étape importante, qui positionne les bibliothèques dans ce changement majeur d’accès à l’information. Les bibliothécaires se sont très vite rendu compte qu’il ne suffisait pas de donner accès à internet pour que les usagers s’en emparent.

Face à ce constat, la BmL a créé à la fin des années 1990 des espaces publics numériques (EPN), avec des postes d’animateurs multimédias 4

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Maîtres « vintage » des TIC (technologies de l’information et de la communication), ils sont par la suite qualifiés d’animateurs numériques avant que les Assises de la médiation numérique à Ajaccio en 2011 ne les désignent en tant que médiateurs numériques.

occupés dans un premier temps par des emplois jeunes, puis pérennisés dès 2004. Ces nouveaux services ont été intégrés à chaque médiathèque nouvellement créée ou réaménagée.

Avantage : la BmL s’est dotée d’un pôle d’une vingtaine de personnes dédiées à la médiation numérique. Inconvénient : ces missions ont été confiées aux médiateurs au lieu d’être diffusées à l’ensemble des agents comme dans d’autres réseaux. Dans tous les cas, il a fallu créer le métier, imaginer les formes de médiation, penser notre métier de bibliothécaire au regard de ces évolutions numériques et des attentes de nos publics.

La médiation numérique n’a pas toujours été associée aux bibliothèques. Elle était même à l’origine portée par des structures associatives ou publiques liées notamment à des MJC, centres sociaux, points jeunesse, cyberbases… Les PAPI de Brest et les EPN de Drôme-Ardèche sont pour moi deux exemples très représentatifs de cette situation 5

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Les points d’accès public à internet (PAPI – http://www.wiki-brest.net/index.php/PAPI_de_Brest) sont des « lieux de médiation à Internet et au multimédia »  que l’on retrouve dans les différents quartiers de Brest aussi bien en médiathèque qu’en MJC ou foyer de jeunes travailleurs. Les espaces publics numériques (EPN) de la Drôme et centres multimédias d’Ardèche sont portés par les collectivités et acteurs locaux comme les médiathèques, à l’image de Romans-sur-Isère.

. On voit là l’importance de l’ancrage local, des services publics et des acteurs de l’éducation populaire. Tous ces acteurs se sont structurés en collectifs régionaux (notamment en Bretagne, PACA et Rhône-Alpes) pour mutualiser leurs connaissances, sensibiliser les pouvoirs publics et peser auprès des décideurs politiques et économiques.

À la fin des années 2000, on retrouve de plus en plus de bibliothécaires dans les rencontres nationales de ces réseaux comme le Forum des usages coopératifs de Brest 6

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Créé en 2004, le Forum est un laboratoire qui accueille les acteurs du numérique tous les deux ans à Brest. Dès sa création, le Forum s’interroge sur l’accès au numérique pour les publics les plus éloignés (https://www.a-brest.net/article652.html). Parmi les bibliothécaires en réseau, Pierre Ménard intervient en 2006 sur ses podcasts de création poétique et présente le Cyberlab de la médiathèque de Melun (https://www.a-brest.net/article2536.html). En 2010, Lionel Dujol explique comment la bibliothèque propose des contenus co-construits avec ses usagers (http://archives.forum-usages-cooperatifs.net/index.php/La_biblioth%C3%A8que_2.0_co-construite_avec_l'usager).

, ou les Assises de la médiation numérique qui se déroulent pour la première fois à Ajaccio en septembre 2011.

Ce sont des rencontres où l’on parle aussi bien de politiques des territoires, de création numérique et de pratiques collaboratives : on y croise des collectifs qui animent l’économie des territoires et inventent les tiers-lieux, des makers qui se soucient de citoyenneté et d’inclusion, des développeurs qui cherchent à adapter des outils au plus près des besoins de la population, des bailleurs sociaux qui équipent les logements d’un accès à internet et découvrent la nécessité de l’accompagnement… Les bibliothécaires ont été confrontés à d’autres rythmes et à d’autres réalités : cette mixité les a fait grandir, c’est certain. D’un autre côté, beaucoup de ces acteurs ont découvert les bibliothèques, fortes de leur proximité avec les usagers partout en France, et de leur modèle de service public ouvert, sur lequel s’appuyer.

Les Assises portent un « projet politique qui interroge notre rapport au monde » 7

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« Pourquoi les assises ? », Ajaccio, 19 au 21 septembre 2011 : https://assmednum.corse.fr/Pourquoi-les-assises_a21.html

. Il s’agit d’alerter sur la nécessaire prise en compte d’un « accès pour tous au numérique » et de mettre en marche l’intelligence collective. Nous sommes alors en 2011 et tout le réseau de la médiation numérique pense avoir franchi une étape.

Mais la médiation numérique repose sur un modèle fragile où les acteurs sont parfois eux-mêmes précaires. Les pouvoirs publics ont supprimé certains piliers importants (fin du portail Netpublic en 2013, fermeture des cyberbases en 2014, fermeture d’EPN). Les bibliothèques sont devenues un relais de plus en plus sollicité par les usagers, jusqu’à parfois ne plus être en capacité de répondre à toutes les attentes. Continuité de service public, mais douche froide tout de même. Il a fallu reconstruire, en réinventant parfois des modèles comme le pass numérique, et remobiliser les territoires avec la création de la Mission société numérique (MSN) 8

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La MSN (pour reprendre un acronyme très années 90) accompagne les territoires pour une montée en compétences dans le numérique et « soutient le développement des structures de culture et de médiation numériques ainsi que des tiers-lieux » : https://societenumerique.gouv.fr/

. On a perdu du temps, et des acteurs importants sur la route.

A-t-on encore besoin de médiation numérique ?

On a sans doute trop spéculé sur la recette miracle : un soupçon de formation aux bases du numérique, un accès à du matériel et à internet, et hop, voilà la population prête à faire face à toute situation. Il y a aussi des personnes que nous n’avons pas su toucher ces dix dernières années, et beaucoup d’entre nous se retrouvent encore aujourd’hui confrontés douloureusement au numérique. De plus, nous redevenons tous régulièrement débutants et devons apprendre à nous adapter à de nouveaux outils, de nouveaux contenus, de nouvelles façons de faire, comme l’a prouvé le confinement, là encore. Sans oublier l’exploration de nouveaux domaines comme la culture maker : le numérique peut aussi être une source d’épanouissement et de construction personnelle positive.

La médiation numérique doit permettre à chacun.e d’être et de rester citoyen.ne dans un monde connecté que l’on a parfois le sentiment de subir plus que de maîtriser. Le constat fait en 2004 au Forum des usages coopératifs de Brest et les besoins de médiation numérique sont toujours d’actualité !

Les bibliothèques sont plus que jamais en première ligne en tant que lieu accueillant, repère dans l’information et qui donne un accès gratuit à internet avec les accompagnements que j’évoquais précédemment. On retrouve l’importance des territoires et de la visibilité des acteurs locaux, comme sur la période 2004-2011.

Je travaille aujourd’hui dans un territoire très différent de la métropole de Lyon que j’ai quittée il y a deux ans : une agglomération de plus de 110 000 habitants avec 87 communes, dont 57 sont dotées d’une bibliothèque-médiathèque : toutes ne donnent pas accès à internet, certaines sont dans des zones blanches. Le chantier est très important. Face à ce constat, notre agglomération développe des maisons de services numériques, et même un EPN mobile avec qui nous sommes en relation. Nous invitons des structures locales pour les faire connaître et enrichir l’offre numérique que nous proposons. Pour cela, nous travaillons avec le Pôle de ressources départemental Zoomacom 9

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Zoomacom est une association créée en 2004, aujourd’hui centre de Ressources numérique de la Loire. Elle accompagne la médiation, propose des formations et des ressources, aide les acteurs publics et privés à créer des synergies : https://www.zoomacom.org/nos-missions/

et les services numériques de la Direction départementale du livre et du multimédia (DDLM) 10
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La DDLM anime la Médiathèque numérique de la Loire, un portail de ressources numériques pour tous les habitants de la Loire, ainsi que des formations et outils de médiation pour les bibliothécaires professionnels et bénévoles : https://mediatheque-numerique.loire.fr/

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Les bibliothèques n’ont pas vocation à tout faire mais elles ne doivent pas être absentes de ce terrain ; elles jouent un rôle important dans cette perspective d’accès au numérique en étant à la fois :

  • un lieu de proximité gratuit donc plus facilement accessible ;
  • un lieu ressource (qui met à disposition une information indexée) ;
  • un lieu d’éducation à l’information (qui propose des clefs de compréhension) ;
  • un lieu de pratiques et un lieu d’échange de ces pratiques.

Nous devons rester modestes avec ces enjeux forts : c’était vrai en 2004 et cela le reste plus que jamais. L’intelligence collective a de beaux jours devant elle, la bibliothèque pourrait être son environnement naturel !