Bibliothèques, religions et laïcité

Journée ENSSIB – ISERL – 7 octobre 2016

Caroline Hoinville

Sous l’impulsion du ministère de l’Education nationale et de la Recherche, l’Institut supérieur d’étude des religions et de la laïcité (ISERL) a organisé les Assises des religions et de la laïcité du 3 octobre au 12 novembre à Lyon et plus largement dans la région Auvergne-Rhône-Alpes. Au programme, une cinquantaine de manifestations de tous ordres : colloques, expositions, rencontres, projections, formations, etc.

Partenaire de l’événement, l’Enssib a proposé vendredi 7 octobre, avec le concours du Labex Comod , une journée d’étude intitulée « Bibliothèques, religions, laïcité » 1.

Pourquoi une énième journée sur cette thématique ?

Si la question du rapport des bibliothèques aux religions et à la laïcité n’est pas nouvelle, elle demeure plus que jamais d’actualité. Depuis les attentats de janvier 2015 à Paris, les associations professionnelles et les bibliothèques en général consacrent des temps de réflexion et de discussion à ce sujet délicat. Fait religieux, laïcité, pluralisme, valeurs de la République, vivre-ensemble, les approches ne manquent pas.

Consciente d’un possible phénomène de saturation, l’organisatrice de la journée, Fabienne Henryot 2, entend ici interroger le métier de bibliothécaire, le rôle de l’institution au sein de la société et les missions que les pouvoirs publics lui assignent.

En guise d’introduction, elle relève plusieurs paradoxes qui cristallisent les principales difficultés rencontrées : devoir de réserve et accès à l’information, pluralisme religieux et gestion « christiano-centrée » des fonds, valorisation des collections et besoin de formation des bibliothécaires, conservation du patrimoine religieux et documentation religieuse contemporaine.

Le modèle de la bibliothèque en question

Les deux premiers intervenants, le philosophe Robert Damien et le sociologue Denis Merklen, posent un regard distancié sur cette problématique et soulignent les représentations associées à la bibliothèque, tant dans la société que chez les bibliothécaires 3.

Robert Damien revient sur la confrontation entre la Bible, considérée comme le livre par excellence, celui « qui dit tout » et la bibliothèque, lieu rassemblant des livres, c’est-à-dire une pluralité de voix. La diversité offerte par la seconde remet ainsi en cause l’universalité de la première. La bibliothèque devient alors « l’antre du malin » 4, un danger à circonscrire. Le philosophe termine en évoquant deux modèles de bibliothèque, selon qu’elle s’inscrit dans un contexte catholique, érigeant l’institution en médiatrice incontournable, ou protestant, prônant l’accès direct aux livres.

À partir de son enquête sur les bibliothèques brûlées suite aux émeutes de 2005 5, Denis Merklen interroge le rapport des bibliothèques au conflit et à la violence, spécialement après les attentats de 2015. Ce faisant, c’est la notion de neutralité, à la fois des espaces et des agents, qui émerge. Si la bibliothèque se veut lieu démocratique et espace cosmopolite de cohabitation sociale, elle entend également intervenir activement en prenant position dans la société. Comment concilier ces aspirations ? Pour autant, la bibliothèque et ses agents restent perçus par les classes populaires avant tout comme des représentants de l’État, avec tout le poids symbolique que cela implique.

Religions et laïcité, des défis pour les bibliothèques de prison

L’étude en cours menée par Adèle Sini 6(chargée de mission à l’Enssib), s’intéresse aux bibliothèques de prison 7. Si le Code de procédure pénale fait de la lecture un droit, la situation de ces structures est difficile. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : des locaux de 42 m² en moyenne pour un budget annuel moyen de 1 000 euros !

Selon les textes juridiques, tout détenu doit pouvoir pratiquer son culte et satisfaire sa spiritualité. En réalité, nombreuses sont les prisons dépourvues d’aumôniers ou à défaut, d’interlocuteurs privilégiés, en particulier concernant l’islam. La religion musulmane serait pourtant la première religion carcérale de France selon le sociologue Farhad Khosrokhavar.

Le problème le plus prégnant vient de l’islam radical, marginal dans les prisons mais très présent dans le débat public. La mise en place d’unités de déradicalisation dans le cadre du Plan de lutte anti-terroriste (PLAT) s’accompagne d’un budget dédié aux bibliothèques de prison afin d’acquérir des ouvrages et d’organiser des activités culturelles. Ce financement « fléché » soulève des questions quant à sa gestion et son contrôle. Il entraîne par ailleurs un déséquilibre des collections au seul profit d’une religion.

Les personnels des bibliothèques de prison préfèrent insister sur leur mission d’aide à la réinsertion. Ils demandent un véritable accompagnement, une définition claire de la laïcité et de son application, et davantage de coordination entre les ministères concernés.

Construire des actions autour des religions et de la laïcité en bibliothèque

La deuxième partie de la journée se concentre sur les actions menées dans diverses structures entre janvier 2015 et octobre 2016. La bibliothèque universitaire Diderot a accueilli l’exposition « Apprendre à croire : l’éducation religieuse des enfants (livres et objets du XVIIIe au XXe siècle) », conçue en partenariat avec le Musée national de l’Éducation de Rouen. Au-delà d’un contenu patrimonial très riche, la visite conduite par Claire Giordanengo (commissaire de l’exposition), en éclaire surtout les coulisses. En ressortent un besoin accru d’explications, y compris auprès des collègues, et la nécessité de justifier l’intérêt de la démarche. La religion en bibliothèque ne va décidément pas de soi.

Chargée de mission Relations internationales à l’Enssib, Raphaëlle Bats présente quelques réflexions issues de la recherche qu’elle poursuit actuellement dans le cadre de sa thèse 8. Elle s’intéresse à la manière dont les bibliothèques ont réagi après les attentats de janvier 2015 et étudie les actions mises en œuvre en 2015. Les entretiens avec les bibliothécaires laissent transparaître autant les freins et craintes à aborder la laïcité ou le fait religieux 9, qu’une forte dynamique visant à « redonner du sens ». La notion d’engagement et le caractère militant (ou non) des bibliothécaires entrent alors en jeu. Le rôle émancipateur des bibliothèques doit s’appuyer sur un nouveau modèle, qui n’est plus celui de la médiathèque.

Une fois n’est pas coutume, il revient à une table ronde de clore la journée. Trois types d’institutions ont la parole, chacune porteuse d’actions spécifiques. Caroline Raynaud (programmatrice à la Bibliothèque publique d’information), revient sur le cycle de conférences « Religions, des mots pour les comprendre » 10, qui s’est tenu entre février et juin 2016, et sur la valorisation documentaire réalisée à l’occasion. Entre autres caractéristiques principales : une totale liberté laissée par la direction, un contexte particulier suite aux attentats de novembre 2015, un public peu nombreux mais très investi et très calme.

Françoise Juhel (service multimédia de la BnF), explique la conception en 2015 de l’exposition virtuelle « La laïcité en question ». Elle marque le souhait du président de l’institution de proposer un contenu sur la laïcité, tout en s’inscrivant dans la continuité de la politique culturelle engagée. Déclinable en exposition sur affiches, elle regroupe une riche documentation iconographique et des pistes pédagogiques. La fréquentation du site web est satisfaisante avec plus de 10 000 visites par mois pour 15 pages lues en moyenne.

Sandrine Cunnac (chargée de la collection jésuite des Fontaines en dépôt à la Bibliothèque municipale de Lyon), brosse un panorama des actions proposées depuis 2015. La laïcité et le fait religieux sont abordés régulièrement dans différentes manifestations, sans qu’ils soient l’objet d’une programmation dédiée : cycle des « Cafés chercheurs » à la Part-Dieu, participation du réseau aux Bobines du sacré , le festival organisé par l’ISERL, etc. Le plus significatif tient surtout dans la création d’un groupe de travail en interne destiné à réfléchir aux moyens dont la bibliothèque dispose pour s’emparer de ces thématiques.

Deux remarques pour conclure

Plus que la laïcité et les religions, ce sont bien le métier de bibliothécaire et le modèle de la bibliothèque qui sont au cœur des préoccupations pointées lors de cette journée d’étude. La place du fait religieux dans les collections tout comme la capacité à offrir des actions culturelles correspondantes semblent se heurter tantôt aux craintes et appréhensions, tantôt aux incompréhensions. Pourtant, il existe bel et bien un public demandeur et intéressé, en témoignent les manifestations évoquées.

La question de la formation est revenue plusieurs fois dans les échanges et interventions. Face à des concepts essentiels pas toujours maîtrisés, parfois détournés, il apparaît indispensable de donner les moyens aux bibliothécaires d’être des acteurs engagés dans la société. Nul doute que l’Inspection générale des bibliothèques saura prendre la mesure de cet enjeu majeur dans son prochain rapport consacré à la laïcité et au fait religieux dans les bibliothèques publiques 11.