L’antre du malin ou la part du diable
Volubilité indéfinie, dénaturation monstrueuse, folie inintelligible, voilà ce dont témoigne la prolifération des livres. L’Église du Livre unique et total, qui dit le tout à tous et invalide tous les livres vains de l’immanente raison des hommes, voudra, à bon droit, les rassembler pour les mettre à l’index. La Bibliothèque sert à déposer les livres dans l’enfer inaccessible d’un secret bien gardé : l’antre du malin. Édifier une Bibliothèque des livres non bibliques ne peut valoir que pour faire la part du diable. Avant la part du feu…
Vague volubility, monstrous distortion, unintelligible madness – this is what the proliferation of books testifies to. The unique and total Church of the Book, which tells everything to everyone and invalidates all books devoid of man’s inborn reason, would like, with good reason, to reassemble them so as to include them in the index. The Library is used for filing the books in the inaccessible underworld of a well-kept secret: the Demon’s den. To build a Library of non-biblical books can only be good for giving the Devil his due.
Unbestimmte Zungenfertigkeit, monströse Entstellung, unverständliche Verrücktheit – das ist der Beweis für die starke Vermehrung der Bücher. Die Kirche des einzigartigen umfassenden Buches, das allen Alles sagt, und somit alle Bücher denen die menschliche Vernunft innewohnt überflüssig macht, würde diese mit gutem Recht erfassen um sie auf den Index zu setzen. Die Bibliothek dient zur Aufbewahrung von Büchern in der unzugänglichen Unterwelt eines gut gehüteten Geheimnisses: im Schlupfwinkel des Dämons. Eine Bibliothek mit nichtbiblischen Büchern zu errichten kann nichts anderes bedeuten als den Teufel zu belohnen. Knapp vor dem Feuer…
Volubilidad indefinida, desnaturalización monstruosa, locura ininteligible, he aquí lo que testimonia la proliferación de libros. La Iglesia del Libro único y total, que dice todo a todos e invalida todos los libros vanos de la inmanente razón de los hombres, querra, de buen derecho, juntarlas para ponerlas en el índice. La Biblioteca sirve para depositar los libros en el infierno inaccesible de un secreto muy bien guardado: el antro del mal. Edificar una Biblioteca de libros no bíblicos solo puede valer para hacer la parte del diablo. Antes de la parte del fuego…
Il n’y a de Bibliotheca que de la Bible, comme l’atteste l’usage courant du terme tout au long du Moyen Âge. Même dépourvue de l’adjectif sacra que lui adjoint saint Jérôme, le mot bibliotheca désigne les seuls livres de la Bible. Pourquoi dès lors accumuler les livres de l’erreur volubile, de la perdition perverse que l’esprit humain, réduit à lui-même, laisse librement proliférer ? N’est-ce pas vouloir ajouter à ce qui fut, dès l’origine, totalement dit ? L’apôtre lui-même déclare inutile l’accumulation des signes de la Révélation. Ils sont par définition inépuisables et témoignent de l’infinie puissance de Dieu. En faire recension serait s’égaler à Dieu. Pire, prétendre en faire le tour ne serait-ce pas limiter l’infinie possibilité qu’a Dieu de se signifier : « Il y a encore bien d’autres choses que Jésus a faites mais si on les écrivait une à une, je ne pense pas que le monde puisse contenir les livres qu’on écrirait » 1 (Jn 21, 25).
Timeo hominem unius libri : je crains l’homme d’un seul livre ! Mais pourquoi s’en méfier si ce livre est le Livre. N’est-il pas un livre de Vrai ? Le Livre qui, de par sa transcendance avérée, contient tous les livres et les invalide tous en dictant à chacun ce qui est écrit dans son âme et qu’il suffit d’écouter pour devenir conforme à son être ? À quoi bon obéir à d’autres paroles, suivre d’autres conseils ? Tous sont vociférations volubiles de l’ange déchu.
En contenant en son sein la Bible comme un livre parmi d’autres, la Bibliothèque dénie à la Bible son caractère sacré de texte unique et total où la parole universelle fut dite une fois et doit être infiniment répétée dans sa vérité plénière. Elle seule demeure, toujours et partout, éternellement valable, compréhensible par tout humain, quelles que soient les limites de son esprit comme les particularités de son langage, les handicaps de sa naissance ou les déterminations de sa situation. Il suffit donc de la redire, recopier, imiter, pour y découvrir sans cesse le sens commun de nos existences fragmentaires et y trouver conseil absolu pour accomplir nos fins : la Voix autant que la Voie de l’Universel, atteintes l’une et l’autre par-delà les bavardages éperdus de l’être trop humain qui s’enferme dans les conseils pluriels, concurrents car issus de discours finis et incertains : ils lui interdisent par définition d’atteindre l’universalité de ses fins et l’enferment dans le fini.
L’Église médiatrice
L’une et l’autre peuvent d’ailleurs (et doivent) être éclaircies par l’autorité accréditée d’une Église catholique. Elle seule permet de nous déposséder de nos partielles opinions pour nous reconduire intégralement à l’universelle vérité. « Un eunuque éthiopien, haut fonctionnaire de la reine Candace d’Éthiopie et surintendant du Trésor, venant de se prosterner à Jérusalem, s’en retournait, assis sur son char et lisant le prophète Isaïe. L’Esprit dit à Philippe : Approche et rejoins ce char. Philippe accourut et l’entendit qui lisait le prophète Isaïe ; il lui dit : Est-ce que tu comprends ce que tu lis ? Il dit : Comment le pourrais-je, en effet, si quelqu’un ne me guide ? Et il pria Philippe de monter s’asseoir avec lui » (Ac 8, 27-31).
Présence d’une Parole, le Texte est parole sans Présence puisque le donateur s’est retiré de son don et ne peut répondre. L’Écriture requiert le commentaire car Dieu qui n’est plus là ne répond que par le Livre dans lequel il a tout dit. L’Église est là pour attester de sa présence permanente dans un texte inépuisable pour nous diriger et trouver sens final à notre finitude incertaine et aveugle. Sa fonction est justement de nous en délivrer l’exégèse, d’en interpréter la signification adaptée à toute situation, circonstance, occasion, etc. Toutes ses particularités sont infiniment réductibles, sous l’apparence bariolée de leur contingence, à l’unité de l’essence première, livrée dans le Texte, inscrite dans l’ordre naturel de la création et déposée au cœur de l’homme. « Quel homme sait en effet ce qu’il y a dans l’homme sinon l’esprit de l’homme qui est en lui ? Personne non plus ne connaît ce qu’il y a en Dieu sinon l’Esprit de Dieu. Et nous n’avons pas reçu l’esprit du monde mais un Esprit de Dieu pour savoir les dons que Dieu nous a accordés » (1 Co 2, 11-12).
Dépositaire exclusif d’une vulgate qui nous permet seule de savoir lire « l’indéchiffrable richesse du Christ », l’Église est médiatrice du sens de nos existences limitées : « mettre en lumière la gestion de ce mystère caché depuis les âges en Dieu le créateur de tout », « faire connaître par l’Église […] la si diverse sagesse de Dieu selon le dessein éternel qu’il a formé » (Ep 3, 8-10). Grâce à la médiation herméneutique de l’Église apostolique, ainsi serons-nous à même de comprendre, « avec tous les saints, quelle est la largeur et la longueur, la hauteur et la profondeur et à connaître cet au-delà de la connaissance qu’est l’amour du Christ » (ibid. 18-19).
La Bible nous fournit tous les éléments du salut et les dispense également à tous, une fois répudiées, grâce à la lecture biblique, les propriétés qui spécifient chacun. Chaque être tendant à ériger son unicité en privilège abusif et abusé, seule la parole biblique peut être le creuset d’une identité commune face à la transcendance d’un Tout Autre qui les égalise et les rassemble dans une unité universelle, par-delà leurs différenciations désormais piteuses et heureusement dépitées. Les moyens strictement humains sont nuisibles et inutiles, les livres profanes qu’ils génèrent sont les reliquats fallacieux et dérisoires d’un homme enfermé dans ses déterminations et par nature peccamineux. Recueillir ses vertiges insanes, c’est vouloir échapper à cette direction biblique, toute spirituellement et collectivement indiquée pour le Peuple de Dieu. C’est chercher ailleurs un conseil de l’universel et se condamner à la perdition : une liberté aveugle qui trahit ses finalités délivrées par Dieu dans le Livre. En délaissant cette matrice première, elle s’interdit d’accoucher de sa plénitude future. Sans la lecture du Livre et sans l’aide d’une Église qui la guide, elle s’ignore elle-même et ne peut découvrir les germes de son humanité promise.
La méditation lectorale de la Bible
Il s’agira d’ailleurs plus d’entendre le Verbe chanté par l’Institution ecclésiale, que de lire directement le texte, l’audition étant supérieure à la vue pour saisir les intentions harmoniques du Créateur et s’en imprégner musicalement afin de bien agir. La lecture biblique est la lecture acoustique, comme le rappelle Dom J. Leclercq. Le lecteur prononce les paroles sacrées pour les fixer en soi et se les remémorer afin d’en accomplir le saint conseil. Méditer, c’est lire le texte de la Parole de Dieu, écouter sa voix, l’apprendre « par cœur » au sens le plus fort de cette expression, c’est-à-dire « avec tout son être : avec son corps, puisque la bouche le prononce, avec la mémoire qui le fixe, avec l’intelligence qui en comprend le sens, avec la volonté qui désire le mettre en pratique ». Lectio et meditatio sont ruminatio, qui fait de la lecture biblique une lecture priée.
La catholicité privilégiera l’écoute collective, la cérémonie liturgique d’un rassemblement, le recueillement d’une prière commune sous la direction du prêtre : « Car là où deux ou trois sont assemblés en mon nom, je suis au milieu d’eux » (Mt 18, 20). L’écoute rassemblée de la parole transforme l’acte de dévotion lectorale en présence attestée de Dieu.
La lecture muette, solitaire, silencieuse semblera longtemps l’instrument intérieur d’une conscience autonome qui questionne, dispute, délibère par elle-même du sens, bientôt interprète à son gré, rendant inutile, voire réputant perverse la médiation institutionnelle d’une Église universelle. Promouvant un rapport direct avec Dieu, elle érige l’individu en interlocuteur savant, elle flatte l’orgueil de sa différence, réhabilitée dans sa volonté de comprendre par soi seul le sens, désormais à la seule discrétion de son propre discernement et éloignée de toute communion collective, anticipation actualisée du rassemblement universel de la communauté humaine qu’est la Chrétienté.
Lire doit demeurer l’acte sacré qui me donne à entendre la parole du Créateur. Elle doit être lectio divina qui me fait pénétrer le Sens, m’imprègne de sa plénitude suave et m’autorise alors à m’accorder à elle dans la prière pour m’adresser à Dieu comme le recommande Alcuin : « Ayez toujours entre vos mains un traité (opus) ou un opuscule (libellus) parce que dans les livres saints c’est Dieu qui parle à l’homme, tandis que dans la prière, c’est l’homme qui parle à Dieu. »
La méditation lectorale de la Bibliotheca qu’est la Bible est le premier degré de la vie pieuse, le premier moment de la magnification de l’âme. Par ce premier acte, le chrétien inaugure son Imitation du Christ. Lui aussi s’était levé dans une synagogue de Nazareth pour lire à haute voix un passage d’Isaïe (Lc 4, 16-20). La lecture vraie est donc meditatio qui précède l’oratio. « Vous êtes cette lettre, écrite dans nos cœurs, connue et lue de tous les hommes et il est manifeste que vous êtes une lettre du Christ écrite par nos soins non avec de l’encre mais avec l’esprit du Dieu vivant et non sur des tablettes de pierre mais sur les tablettes de chair de vos cœurs » (2 Co 3, 2). Sa finalité ne peut être rapide information, consultation diversifiée de références, mais elle doit être contemplation pour une récompense dans la vie éternelle. Donner d’autres fins, d’autres objets, d’autres lieux à la lecture, c’est désacraliser cet acte fondateur. C’est, plus radicalement encore, subvertir l’ordre même du salut. Écoutons Alain de Lille qui, inquiet des développements d’une lecture consultative, proteste et condamne : « Quand tu auras lu beaucoup de pages, choisis-en une tout spécialement et rumine-la en profondeur […], si tu as entamé une lecture, ne la laisse pas au bout d’un instant mais poursuis-la avec constance, ne passe pas à une autre comme si tu étais dégoûté […]. Les clercs de notre temps suivent l’école de l’Antéchrist plutôt que celle du Christ […]. Ils collectent plutôt des écus (libras) qu’ils ne lisent les livres (libros) , ils regardent plus volontiers Marthe que Marc […] Désormais, tout savoir est avili, toute lecture est engourdie, il n’est plus personne qui lise des livres. »
L’indignité indélébile des bibliothèques
Lire, certes, est l’acte déterminant du chrétien. C’est par cet acte qu’il écoute le conseil divin et se met au service de Dieu : la lecture est liturgie, « service public de Dieu ». Mais quoi lire, comment et où ? Questions décisives qui soulignent le caractère stratégique de la Bibliothèque, des livres qui y sont rassemblés. Dans quels buts le sont-ils ? Et dans ce rassemblement, quels actes s’opèrent et dans quel ordre de primauté doivent-ils s’enchaîner ? Quelle institution aura la charge de rendre accessibles tous les livres ou certains seulement ? Lisibles par tous et toujours, en certains lieux réservés, pour des fins contrôlables et comment ? On comprend alors pourquoi le statut de la bibliothèque et des lectures qu’elle autorise sera l’objet d’un débat constant. La fonction du moine appliquant les conseils évangéliques d’obéissance, de pauvreté, de chasteté était en jeu pour réaliser la fin même de l’Église militante, tendue vers la perfection rédemptrice. La Bibliothèque et son usage mettent en question l’identité même de la religion du Livre, le sens de sa primauté et la nécessité de sa présence salvatrice au monde.
Le « travail » du moine est-il lecture de la Bible ou pénitence humiliée, lecture de la Bible seule ou accompagnée des Pères et éclairée par des commentateurs, lecture priante ou savante, lecture inspirée ou lecture informée et de quel savoir se peut-elle garantir ? N’y a-t-il pas là risque de corruption par l’orgueil de l’intelligence, volonté de saisir par des moyens immanents le sens du monde créé, connaître intellectuellement les traces et les graphes de la création qui, pénétrée, y perd son irréductible transcendance ? « Ne serait-il pas plus utile à des religieux d’employer leur temps à la lecture et dans l’étude que de travailler ? », se demande Rancé. « Les moines n’ont point esté destinés pour l’étude mais pour la pénitence […]. Leur condition est de pleurer et non pas d’instruire, et le dessein de Dieu en suscitant des solitaires dans une Église n’a pas esté de former des docteurs mais des pénitents. » « Mes frères, ne soyez pas beaucoup à être des maîtres », comme le dit Jacques (Jc 3, 1).
De plus, cette connaissance savante de la Bible n’est-elle pas argument pour une nouvelle échelle de valeurs : non plus la plénitude d’un renoncement humilié mais la quantité maximale d’un savoir mérité qui, pour s’augmenter sans fin, ne s’interdit plus aucune référence et quête en tout livre et en tout lieu, ses sources et ses ressources ? Elles ne peuvent qu’enorgueillir une intelligence qui bientôt exaltera cette vérité non plus infuse mais diffuse. « L’étude tend un voile aux yeux des solitaires, qui leur cache leur bassesse ou plutôt la vérité de leur profession, elle les rend estimables à leur propre jugement et ensuite ils veulent l’estre […] à celuy des autres », rappellera le même Rancé dans son Traité de la sainteté et des devoirs monastiques. L’Église, face au savoir de la Bible ou à la Bible du savoir, affrontera toujours le même dilemme : l’homme est-il armé pour savoir ou cette arme est-elle le signe même de sa perdition ? Doit-on en annihiler l’orgueil jusqu’au dénuement d’une ignorance accueillante à la parole universelle ou, au contraire, en contrôler le développement qui exploite à bon escient une des données de la nature humaine, l’intelligence même de sa liberté qui y trouvera chance de rectifier sa catastrophique inauguration ? Validité et valeur des études dans une bibliothèque diversifiée et ouverte ou nécessaire relégation du savoir dans le silence d’une « lectio divina » ? La primauté de la Bible n’implique-t-elle pas de décréter l’indignité indélébile des bibliothèques ?
La Bible, contrepoison des savoirs humains
Celui qui cherche sa voie devra marcher non vers le savant mais vers le moine pour se diriger dans la voie apostolique, recommande saint François de Sales. La sagesse sera de s’approcher d’eux, qui ont choisi la voie la plus sûre du salut ; que donc « malgré ses études encyclopédiques et sa formation philosophique, il ait l’humilité d’interroger souvent des moines, même incultes, pour recevoir d’eux avec joie des provisions spirituelles sur la voie du salut ». Dieu ne demande aux hommes que l’hommage du cœur, non celui de l’esprit. Il n’a transmis à Moïse que le minimum de connaissance nécessaire aux fondements de la foi. Le Christ lui-même n’a pas vécu au milieu des académies et des lycées. Pour tout savoir, il suffit de savoir aimer Dieu. « De vouloir lire pour la curiosité est une marque que nous avons encore l’esprit léger […], la science n’est pas nécessaire pour aymer Dieu. » Une telle lecture est imprégnation pour le cœur et non pour l’esprit, pour édifier et non pour étudier. Elle ne flattera donc pas l’avidité turbulente de la curiosité, « cette peste de la vie spirituelle », disait saint Vincent de Paul : « Si vous voulez être écoutés de Dieu en vos prières, écoutez Dieu en la lecture. » L’Écriture est la source sacrée du chrétien à quoi toute lecture le doit faire retourner pour se (re)trouver. Cette lecture doit être méditation docile, toujours plus intègre et plus pénétrante, plus ouverte à l’advenue du sens, à l’avènement de l’éclaircie. « Le meilleur livre est celui qui disparaît le plus, la meilleure lecture est celle où le livre s’évapore. La Bible est ce livre. »
Aucune école chrétienne n’échappera à cette définition scripturaire de la lecture. Seule la Bible éclairée par l’Église universelle peut être une étude du bien lire pour bien prier et pénétrer le conseil sacré. Elle est le meilleur contrepoison du développement impie des savoirs humains rassemblés dans la bibliothèque profane et prosaïque. Celle-ci, par son rassemblement systématique, ne vise-t-elle pas à supprimer la différence de statut et de nature entre le Livre et les livres ? Comment marquer l’écart transcendant, si on égalise les textes en y cherchant la même chose disséminée également dans des textes divers qu’un même acte discriminant analyse et critique ? Comment différencier la parole et le langage, le dicitur qui marque la Vérité et le legitur qui cite un emprunt profane ? Comment distinguer la prière et le savoir, la foi et la raison, l’explication qui, à l’infini, décompose et la compréhension qui, méditant les voces paginarum, entend la Parole et reconnaît la voie conseillée ? Comment séparer l’Église militante et la société laïque ?
La Bibliothèque, symbole de la perdition
On perçoit la dangerosité du savoir bibliothécaire. Il recèle l’exaltation de l’ego intellectuel, la revendication d’une nouvelle hiérarchie du mérite. Il suscite instabilité, novation, mobilité hors du lieu par Dieu dévolu. « Demeure dans ta cellule et elle t’apprendra tout. » La méditation lectorale est le lieu du paradis terrestre, le silence monacal est le lit, un lectulus où l’âme se peut détacher des volubiles discours et se laisser envahir par le Livre. Indépendant des conflits et controverses du savoir humain dont témoigne la babélienne bibliothèque, c’est dans ce lieu isolé, fixe, proche d’une Jérusalem terrestre que la Parole sainte peut pénétrer l’âme du lecteur.
Au contraire, le lecteur dans une bibliothèque est un voyageur à travers la multitude des livres concurrents. Ce voyage bibliothécaire est la métaphore effrayante d’une transgression. Celui qui lit sans prier quitte son lieu, s’évade hors de sa place, coupe les liens et vagabonde dans le chaos. N’étant plus relié à rien d’assuré, il est livré aux errances du désir, aux éruptions du corps. Symbole d’une exclusion inquiétante, l’homme de la bibliothèque n’est plus de ce monde mais « en étrange pays dans son pays lui-même ». N’étant plus ici, ni vraiment d’ici, il perd toute attache, cultive l’ailleurs, l’étrange, l’antipodique, l’insensé dans un monde à l’envers. S’il n’est plus chrétien, il n’est plus paganus, celui qui est du pays, du culte des gens d’ici. Il n’est nulle part, de nulle part, extrait de tout lien, abstrait, diabolique, singulier et bientôt idiot. Exilé dans le monde entier, à quelle condition pourra-t-il devenir un parfait, rené par son lien avec le souffle sacré de la création et relié aux autres qui en dépendent et y trouvent leur place dans l’ordre ?
La philosophie pourra-t-elle le faire échapper à cette perdition dans le dédale des mille sources bibliothécaires ? Oui, mais à la condition de récuser la caverne bibliothécaire de la lecture pour redevenir méditation, c’est-à-dire de retrouver en elle-même l’universel inhérent à l’âme. La Bibliothèque est bien le symbole repoussant de la perdition et de la dispersion, la pérégrination sans terre première ni fin dernière. On comprend alors la véhémence de Bernard de Clairvaux : « Fuyez cette Babylone, fuyez et sauvez votre âme […]. Vous trouverez beaucoup plus de choses dans la forêt que dans les livres, les arbres et les pierres vous instruiront davantage. »
La Bibliothèque, par sa volonté obstinée de rassembler la totalité des savoirs disséminés dans les livres inutilement incertains, stérilement contradictoires, douloureusement éphémères n’est-elle pas le substitut concurrent de la plénitude biblique ? Le recueil profane ne vaut-il pas profanation ? L’universalité immanente qu’elle prétend atteindre n’est-elle pas la négation orgueilleuse de la transcendante catholicité de l’Église christique ? Plus encore et par voie de conséquence, les livres, séparés du Texte tutélaire, délestent leurs signes du rapport naturel à la création ordonnée de la nature divine. Ils ne peuvent que s’invalider dans une logorrhée artificielle. Sans fondement ontothéologique, le langage des livres ne peut que générer des monstruosités in-créées, l’insignifiance immonde d’une dénaturation. La bibliothèque profane n’est-elle pas le répertoire tératologique de l’anti-nature ?
Du même geste qui détache le signe de son ancrage naturel et divin, la nature elle-même perd son ordre, cessant d’être informée par les essences intelligibles grâce auxquelles Dieu a structuré la création et dont il tapisse l’esprit humain, lui fournissant ainsi les moyens d’en reconnaître l’harmonieuse ordonnance. Le détachement du langage d’avec les formes immuables de l’être entraîne la satanique dissolution du monde créé. À l’ordre stable de l’essence succède le désordre in-forme, proprement monstrueux, du singulier. Pire, ce verbe magique se voudra lui-même créateur, producteur d’existences artificielles.
L’abondant désordre d’une liberté sans Dieu
À la théologie de l’ordre correspond la nécessité immuable des états naturels. La contemplation fournit à chacun la certitude tranquille de sa place dans l’univers, le « conseil ecclésial » sera de nous y faire adhérer pour réaliser le plan divin. Le prêtre, militant armé de la Bible, discours de Dieu sur le sens de sa création, peut et doit permettre de conformer chacun à sa vocation. Au contraire, délesté de cette théologie de l’ordre, l’univers s’ouvre à la pluralité des possibles, à l’existence infinie des contingences, à la prolifération des particularités inattendues. Sur ce terrain empirique d’un désordre affranchi des lois divines de l’intelligibilité, domine la volonté humaine d’un libre arbitre sans norme ni fondement.
Dans ce combat, le magicien bibliothécaire décryptant les grimoires pour découvrir les arcanes se donne pour le maître initié des secrets. Aux sources du mal que produit nécessairement une liberté sans Dieu, il prend figure d’Antéchrist. Son but n’est-il pas de refaire le monde et de le dominer ? L’homme lecteur des babils bibliothécaires est l’équivalent d’un Satan. Il ne s’agit plus pour lui de contempler un monde parfait dans quoi l’homme peut s’admirer et mélodieusement s’intégrer, mais de savoir pour agir sur un monde à re-faire. Le savoir devient l’argument d’une puissance. Le conseil qu’il délivre arme une volonté de transformation. Comment ne pas y voir une concurrence, une insulte au Créateur ? Comment ne pas reconnaître dans le conseil de l’actif bibliothécaire qui arme notre volonté de faire et produire, la négation du conseil contemplatif de l’Éternel ? Les livres, séparés du Livre où sont déposés les principes de l’intelligibilité créatrice, symbolisent les inversions malignes de l’ordre que produit le péché d’orgueil : Babel et Babylone.
Volubilité indéfinie, dénaturation monstrueuse, folie inintelligible, voilà ce dont témoigne pour l’heure la prolifération des livres. L’Église, à bon droit, voudra les rassembler pour les mettre à l’index, éteindre l’abondant désordre d’une liberté humaine, ivre d’elle-même, livrée aux péchés, délivrée de Dieu. La Bibliothèque, par sa bénéfique rétention de l’impie est très utile, elle sert à déposer les livres dans l’enfer inaccessible d’un secret bien gardé : l’antre du malin. La construire en dehors de cette tutelle sera toujours l’annonce d’un blasphème ; y pénétrer, la promesse d’une déchéance ; la vouloir rendre publique, c’est entretenir le prosélytisme honteux d’une culpabilité. Édifier une Bibliothèque des livres non bibliques ne peut valoir que pour faire la part du diable. Avant la part du feu…
Ajoutons pour finir que le projet constitutif de la Bibliothèque est d’inventorier la multitude des auteurs et de les rendre disponibles dans l’anonymat grisâtre d’une égalité de droit à être lus et commentés. N’est-ce pas avaliser l’usurpation du nom de l’Auteur, ces outrecuidants et innombrables signataires ne détruisent-ils pas l’unicité exclusive de l’Auteur ? « Toute écriture est inspirée de Dieu et utile pour enseigner, corriger, former à la justice pour que l’homme de Dieu soit paré, préparé à toute œuvre », nous dit Paul dans la seconde épître à Timothée (2 Tm, 3, 16-17), et Pierre de prévenir toute assimilation de l’Écriture inspirée aux catégories d’une logique humaine : « Sachez d’abord qu’aucune prophétie de l’écriture ne relève de l’interprétation privée car la prophétie n’est jamais venue par la volonté de l’homme ; c’est poussés par l’Esprit Saint que les hommes ont parlé de la part de Dieu » (2 P 1, 20-21). Dictée par Dieu, Parole authentique de l’Esprit Saint, l’Écriture ne peut mentir, ni enseigner d’erreur encore moins être partielle ou partiale. Voix de Dieu, elle est voix de l’universel qui dit tout à tous à la différence des livres particuliers qui sont toujours voix privées à qui manque l’inerrance scripturaire de l’Universel 2.
La bibliothèque est une malédiction
Au contraire, la Bibliothèque en entassant toutes sortes de livres prend acte de la rupture du cercle herméneutique. L’affirmation du caractère sacré de la Bible n’est-elle pas encore une affirmation humaine ? Pourquoi celle-ci aurait-elle plus de vérité que celle qui la nie ? Pourquoi ce texte décrété sacré plutôt que tout autre ? Si la Bible n’est plus la voix de Dieu révélée par l’Esprit Saint, aucun livre n’est sacré et tous doivent être recueillis et reliés entre eux par le lien classificatoire d’une succession conventionnelle. Nulle hiérarchie ne s’y peut introduire et nulle fin ne la peut conclure. S’il n’est plus de diction première, il n’est plus de dictature sacrée. Aucune source ne peut liquider la relativité des livres ni tarir l’abondance de la bibliothèque : elle est sans commencement ni fin. « Mon fils, sois averti, faire beaucoup de livres n’aurait pas de fin et beaucoup d’étude fatigue la chair » (Qo Épilogue, 12).
Dès lors, la Bibliothèque, en recueillant les livres pour les rendre publics, n’invente-t-elle pas un nouveau régime de l’autorité hiérarchique à qui obéir, pour bien juger et agir ? La qualité authentifiée d’une autorité ne se mesure plus au degré de proximité avec le texte sacré qui autorise la primauté et augmente l’obligation de lui obéir, mais à la pertinence d’une information libérée des tutelles du secret ou des médiations de la foi. Il n’est donc plus de Source unique de l’Autorité, mais mille sources, générant des autorités plurielles et également contestables : elles jaillissent de la Bibliothèque. Par elle la vénération de l’Auteur est devenue révérence des auteurs référencés. L’autorité de la connaissance lue et non plus la connaissance lectorale de l’Autorité.
Par ailleurs, l’Autorité biblique se définit comme première et éternelle : tout est dit et « rien de nouveau sous le soleil ». « S’il est une chose dont on dise : “vois, c’est du nouveau”, c’était déjà aux siècles qui furent avant nous » (Qo 1, 9-10). L’actualité de l’histoire n’est que le travestissement, apparemment inédit, de l’éternel combat du Bien et du Mal. Son sens est toujours déjà donné par la foi, elle-même fondée sur l’Autorité des Écritures, elles-mêmes fondatrices de l’autorité de l’Église.
La raison humaine n’a pour charge que d’expliciter, de comprendre après coup ce que la foi nous révèle sous l’effet de la Grâce. Il ne s’agit pas, pour elle, de saisir du neuf, d’inaugurer un savoir original nous délivrant d’inédites perspectives. Son seul travail est de rendre intelligible, communicable, ce qui est originairement donné par l’évidence de l’Autorité. « De ce qui est, le nom a déjà été prononcé, on sait ce qu’est l’homme et qu’il ne peut contester avec plus fort que lui. Car s’il y a de multiples paroles, elles multiplient la vanité ; quel avantage pour l’homme ? Qui sait en effet ce qui est bon pour l’homme dans la vie, pendant les jours de sa vie de vanité qu’il passe à l’ombre ? Car qui indiquera à l’homme ce qui sera après lui sous le soleil ? » (Qo 6, 10). Déployer ce qui est contenu en notre âme, développer ce qui fut originellement semé, découvrir ce qui est recouvert par « le très grand arbre du langage […] murmurant murmure d’aveugle-né dans les quinconces du savoir […] », comme dit Saint-John Perse. Tel est le conseil de l’Église pour trouver la voie du Conseil. Sera donc réputé faux et vain tout ce qui est non déduit des Écritures ou en dehors d’un savoir inhérent à l’âme de toute éternité : « Alors, j’ai regardé toute l’œuvre de Dieu : l’homme ne saurait découvrir l’œuvre qui s’opère sous le soleil. Il se fatigue à chercher sans jamais trouver. Même si le sage prétend connaître, il ne peut trouver » (Qo 8, 7).
Au contraire, les auteurs profanes prétendent renouveler nos visions du monde, augmenter un savoir toujours insuffisant, mais par cela même ouvert dans une actualisation infinie. Ne donnent-ils pas à l’histoire humaine la positivité d’un progrès vers le mieux ? Leur finalité n’est plus le salut éternel au Jugement dernier, mais le bonheur ici-bas, grâce aux instruments patiemment accumulés de la bibliothèque savante.
Radicalisant la perspective nominaliste, la Bibliothèque, par sa profusion de textes singuliers et concurrents, témoigne qu’il n’est plus de savoir originel assuré de l’essence intelligible déposée dans l’ordre naturel de la création ou d’un a priori absolu inscrit dans les fondements de l’esprit. Son rassemblement n’est-il pas le lieu potentiel d’unification des savoirs relatifs où l’individu se peut rassembler, les individus se ressembler, l’humanité se relier ? La promesse bibliothécaire d’universalisation est l’exact inverse de l’Église universelle. Dans la Bibliothèque s’unifient les figures variées d’une même menace : le diable y est à l’épreuve pour subvertir l’ordre chrétien et conduire le monde au chaos. La Bibliothèque est une malédiction. Comment la conjurer autrement qu’en la brûlant ?
Les bibliothèques servent à être brûlées
La Bibliothèque représente la connaissance de et dans la caverne. Elle est ce à quoi et de quoi il faut savoir échapper, se séparer, pour retrouver la voie de Dieu ou sa propre voie : « Je m’étonne que vous quittiez si vite celui qui vous a appelés par la grâce du Christ et passiez à un autre évangile. Il n’y en a pas d’autre ; il n’y a que des gens qui vous troublent et qui veulent retourner l’Évangile du Christ » (Ga 1, 6-7). Elle est l’obstacle repoussoir que l’homme démuni, tenté par la variété des expériences singulières et la bigarrure des vérités, doit apprendre à surmonter pour n’être pas captivé, capturé par les multiplicités bariolées que racontent les livres de la Bibliothèque : comment ne pas la brûler ?
Comment ne pas refaire ainsi le premier autodafé des livres provoqué par la prédication de Paul à Éphèse : « Pas mal de ceux qui pratiquaient la magie apportaient leurs livres et les brûlaient devant tout le monde […]. Ainsi par la force du Seigneur, la parole croissait et était la plus forte » (Ac 19, 19-20). Car « il est écrit : Je perdrai la sagesse des sages et rejetterai la prudence des prudents » (1 Co 1, 19). Rancœur contre l’illusion de savoir que propose l’accumulation bibliothécaire : elle nous retient dans ses rets, on ne peut la quitter, elle oblige toujours à poursuivre, à enchaîner des lectures sans fin, éperdument. Aucun livre n’est un vrai commencement, aucun texte ne propose un commandement qui nous autorise à être cause de nos propres fins.
Attestant de notre culpabilité ou de notre insuffisance, l’homme n’atteindra la vérité qu’en niant l’abondance stérile de la Bibliothèque. Une fois détruite la fascination pour le mauvais silence (aucune parole n’en émerge) et la fausse solitude (aucune communauté ne s’y découvre) de la Bibliothèque, comment retrouver un sens commun, une vérité universelle indépendante des collections singulières que la Bibliothèque classe artificiellement sans loi ordinatrice ?
Dans le paradigme biblique du conseil pour devenir pleinement humain, les bibliothèques sont très utiles. Elles servent à être brûlées…
Septembre 2003