Les collections à l’épreuve des emprunteurs
L’écart est souvent important entre l’offre de collections proposées par les bibliothèques et l’appropriation réelle qui en est faite par les usagers. Cette enquête menée sur une cinquantaine d’établissements permet de dégager quelques tendances fortes concernant les taux de rotation des documents en fonction des supports, des sections dans lesquelles ils sont proposés, des lecteurs auxquels l’offre s’adresse… Où il apparaît que la marge est parfois grande entre les attentes du public et la prescription du bibliothécaire…
There is often a significant discrepancy between the collections on offer in libraries and the actual use made of collections by readers. A survey of some fifty libraries reveals strong trends in terms of the number of times a document is borrowed depending on the medium, the section it is available in, and the readers it is on offer to. This in turn indicates that there is often a significant disparity between what readers want and what librarians offer them.
Que font les usagers des bibliothèques des collections qui leur sont proposées ? Cette question intéresse tous les bibliothécaires. Et c’est sous cet angle que nous avons lancé ce travail dans le cadre de la formation des futurs professionnels des bibliothèques de l’IUT « Métiers du livre » de Nancy 1. Bien sûr, cette interrogation est formulée dans une période particulière de reconfiguration des bibliothèques. La prise en compte des publics devient une évidence 2. La « qualité » des documents n’est plus le critère premier à l’aune duquel juger un établissement. Y compris certaines bibliothèques ayant ouvert leurs portes dans les années 1990 (et un temps fait la fierté de la profession), dotées de collections impressionnantes, qui ont dû se rendre à l’évidence et retirer cette offre abondante et exigeante face à l’absence d’intérêt qu’elle suscitait auprès de la population.
Désormais, la prise en compte du point de vue des usagers dans la définition des politiques culturelles ne relève plus d’un tabou. Il devient alors intéressant de connaître l’accueil que les usagers réservent aux documents proposés. L’ouverture intellectuelle à cette question se double désormais d’une actualité particulière, à l’heure de la restriction des dépenses publiques. En effet, le choix de collections établies prioritairement selon le critère de « qualité » était d’autant plus possible que les budgets d’acquisition étaient généreux. Au contraire, les professionnels doivent à présent faire face à des restrictions de ressources qui ne peuvent laisser inchangés les rapports des collections avec les usagers : peut-on choisir un document qui risque de ne pas être emprunté quand on sait qu’un autre serait plus certainement source de satisfaction pour les usagers ?
C’est pour nourrir cette réflexion qu’il nous est apparu nécessaire d’enquêter, afin de rassembler des éléments de mesure de la réalité. Bien sûr, localement, les responsables peuvent avoir des indications plus ou moins précises quant à l’usage des collections par les usagers, selon la curiosité et la maîtrise du SIGB de ceux qui en ont la charge, mais nous n’avons pas une connaissance globale des situations dans les bibliothèques de lecture publique et il nous apparaît que ce travail pourra encourager les professionnels qui n’utilisent pas ces fonctionnalités à s’y lancer.
Afin de fournir une représentation assez large de la réalité, nous avons choisi de rassembler des informations sur une cinquantaine d’établissements desservant une population allant de moins de 1 000 à plus de 500 000 habitants pour une moyenne de 24 500. Au total, ce sont donc plus d’un million de personnes desservies qui ont mis à l’épreuve les collections proposées par tous ces établissements. Chacun d’entre eux a fourni son accord pour que C3RB (éditeur des progiciels Orphée, SIGB qui administre leurs données) nous transmette des informations 3 sur les fonds et les prêts qui constituent leur activité. De façon à ne pas pointer du doigt une bibliothèque par rapport à d’autres, C3RB nous a fourni des données sans qu’il nous soit possible d’identifier la commune d’origine.
Un fonds mort restreint mais pas marginal
La constitution des collections n’implique pas mécaniquement leur usage. Quelle est la part des collections qui n’a jamais fait l’objet d’au moins un prêt ? Nous sommes désormais en mesure de répondre à cette question (qui demeure souvent sans réponse). Mais avant cela, il nous faut préciser la nature des données rassemblées.
Pour chaque établissement, nous avons collecté le nombre de documents exemplarisés entre le 1er janvier 2000 et le 31 décembre 2013. Il s’agissait de prendre une échelle de temps suffisante pour couvrir une large partie des collections, y compris récentes. En moyenne, ce volume correspond à 74 % du fonds propre des bibliothèques. Nous avons également choisi d’exclure les dons parce qu’ils n’ont pas fait l’objet d’une démarche volontaire d’acquisition. Certains documents peuvent être « admis » dans les rayonnages parce qu’ils n’ont pas affecté les budgets d’acquisition alors qu’ils ne l’auraient pas été sans ces dons. Nous voulions réellement confronter le choix des professionnels avec les prêts des usagers. De même, nous avons mis de côté les documents prêtés par les BDP. Là encore, ceux-ci n’ont pas donné lieu à des dépenses d’acquisition de la part de la bibliothèque et révèlent donc des choix faits en partie par d’autres.
Parallèlement à cette information, nous avons recueilli le nombre de documents jamais sortis jusqu’au 31 décembre 2015 et exemplarisés entre le 1er janvier 2000 et le 31 décembre 2013. Nous voulions savoir quelle part des documents acquis pendant 14 ans et présents dans les rayonnages ont été choisis par les usagers. Cette durée étendue nous semble de nature à percevoir la réalité de façon assez complète.
Si l’on rapporte le nombre de documents qui ne sont jamais sortis au nombre total de documents exemplarisés entre 2000 et 2013, on obtient un pourcentage du fonds qui, bien qu’ayant été acquis, n’a jamais été emprunté. Ce que nous appellerons le « fonds mort » représente en moyenne 13,7 % des collections acquises parmi les 45 établissements pour lesquels nous avons pu le calculer. Cette proportion n’est pas négligeable au sens où elle vient souligner que plus d’un document sur sept reste sur les rayonnages. Ces documents en lesquels les professionnels ont cru identifier une source d’information de qualité et/ou susceptible d’intéresser le public ne suscitent pas l’attention des usagers. Ils constituent bien sûr une dépense non négligeable qui conduira, après leur désherbage, au pilon ou à la vente d’occasion d’une des nombreuses braderies que les bibliothèques organisent régulièrement pour faire de la place dans leurs locaux.
Une tendance qui connaît de grands écarts
Mais cette tendance générale n’est pas homogène selon les établissements. La moyenne écrase les fortes différences entre bibliothèques. Ainsi, trois bibliothèques ont un taux inférieur à 1,5 % et un tiers des 45 équipements ne dépassent pas 5 % de fonds morts. Mais à l’opposé, on enregistre un niveau de 50 %, voire un peu plus dans trois bibliothèques, et un tiers des taux dépasse les 17 %.
Cette dispersion des résultats surprend car on pourrait penser que l’identité professionnelle plutôt unifiée des bibliothécaires se traduirait par des pratiques d’acquisition assez proches. Malgré les concours et les formations communes, les pratiques divergent assez sensiblement pour qu’on puisse repérer de tels écarts dans l’accueil que les usagers réservent aux choix de documents faits par les bibliothécaires. À l’évidence, si certains ont clairement fait de la satisfaction des usagers la priorité de leur politique d’acquisition, une proportion au moins aussi grande n’est pas entrée dans cette logique et continue de faire prévaloir des jugements de qualité sur des documents qui passent à côté de l’appréciation d’emprunteurs pourtant visés. Toutefois, cette interprétation n’est pas la seule, il se peut aussi que la différence tienne à un défaut de valorisation des collections acquises. Tout ce qui permet aux documents de ne pas rester tassés dans les rayonnages (tables thématiques, présentation par les couvertures, mise en avant des jaquettes sur le site web, chariots de retour, etc.) est en effet à même de stimuler l’emprunt. Peut-être certains établissements se livrent-ils moins à ces pratiques.
Il est possible aussi que ces écarts trouvent leur source dans des budgets d’acquisitions inégaux. Sans doute les professionnels les mieux dotés en budget ont-ils, plus que les autres, les moyens de faire des choix peu en phase avec les publics. Faute d’information, nous ne pouvons pas vérifier directement cette hypothèse qui tendrait à suggérer que l’attention aux goûts des publics se développe surtout en cas de pénurie de ressources. Toutefois, nous pouvons rapporter le nombre de documents exemplarisés au nombre d’habitants de l’agglomération. Et il apparaît qu’en moyenne, les établissements avec le niveau le plus faible de fonds mort ont acquis 2,1 documents par habitant quand celles qui ont au moins 17 % de fonds mort en ont acquis 2,2. C’est dire que la différence de budget ne saurait suffire à expliquer systématiquement l’écart dans le succès des collections auprès des usagers. On repère des cas suggérant que cette hypothèse est sans doute à l’œuvre mais sans que cela ne forme un principe explicatif majeur.
La taille de l’agglomération ne se révèle pas davantage une source d’explication de la variation du taux de fonds mort. Les bibliothèques avec une forte circulation de documents ne desservent pas une population plus restreinte que les autres.
À défaut d’identifier des principes organisateurs de la diversité des situations, on peut faire l’hypothèse selon laquelle chaque bibliothèque est marquée par un univers normatif en matière d’acquisitions et de mise en valeur des collections. Les prises de positions des acquéreurs au fil des interactions entre collègues, l’esprit insufflé par la direction de l’équipe, l’attention accordée au point de vue des usagers par tout le personnel, la politique (ou son absence) formulée par les élus, forment autant de modalités par lesquelles se construit une norme locale et durable en matière d’acquisitions ayant des retentissements majeurs sur la rotation des collections. Cette variété de facteurs, leurs effets et leurs interactions seraient à même d’expliquer la grande dispersion du taux de fonds mort entre les établissements.
Le succès des non-livres
Si la proportion de fonds mort varie entre établissements, elle varie aussi en fonction des supports proposés au prêt. Et c’est à dessein que nous avons choisi de récupérer les données en prenant en compte la diversité des supports qu’offrent désormais la plupart des bibliothèques (tableau 1).
Les données ainsi mises en forme révèlent des variations assez importantes. On repère d’abord la proportion plus élevée de documents n’ayant jamais été empruntés pour les périodiques. Pour ce type particulier de support, la notion de « fonds mort » serait impropre car on ne saurait réduire l’usage de ces collections à leur emprunt. La lecture des périodiques est avant tout une pratique de consultation sur place et les journaux ou magazines qui n’ont pas été empruntés ont probablement fait l’objet d’une lecture in situ. D’ailleurs, souvent ces documents ne sont pas empruntables immédiatement et, une fois ce délai dépassé, ils ont perdu une partie de leur actualité (souvent à tort) aux yeux des usagers qui les délaissent, comme le signale ce taux plus élevé.
Si les livres sont plus empruntés que les périodiques, ils le sont moins que les autres types de documents. Encore très largement associées par la population à ce support, les bibliothèques en achètent beaucoup et plus d’un sur dix n’aura jamais l’occasion de quitter les rayonnages pour entrer dans l’univers des lecteurs. Bien sûr, les livres recouvrent une extrême diversité et il est bien certain que le taux de fonds mort variera très sensiblement selon qu’il s’agira de fiction, de documentaires ainsi qu’à l’intérieur de chacune de ces sous-catégories. Et on peut en percevoir quelques signes à travers les bibliothèques qui distinguent les livres des BD ou des livres en gros caractères. Pour les 19 établissements dans ce cas, le taux de fonds mort s’élève à 14,3 % contre 12,6 % quand la catégorie « Livre » n’est pas subdivisée (24 cas) et inclut ces types de documents. Ce résultat n’est pas surprenant puisque, séparément, les BD comme les livres en gros caractères ont moins tendance à rester en souffrance dans les rayonnages avec un taux de fonds mort respectivement de 9,5 % et 4,7 %.
Mais le taux de BD apparaît relativement élevé. L’attractivité de ce type de support aurait pu laisser penser que les albums dédaignés seraient un cas très rare, ce qui est inexact puisqu’ils sont presque un sur dix dans cette situation. Sans doute l’activité soutenue des fonds de BD cache une partie de la production qui demeure sans succès auprès des lecteurs. On peut y voir la confirmation du thème de la surproduction dans la BD auprès de ceux-là même à qui elle s’adresse.
Quand on s’intéresse au livre sur support sonore (principalement CD), on observe un niveau assez faible de fonds mort puisqu’il s’élève à 4,9 %. La présence de ce support découle d’une demande particulière de certains lecteurs. Les professionnels satisfont cette demande de niche comme s’ils savaient implicitement qu’une collection par trop éloignée des centres d’intérêt des lecteurs serait vouée à l’échec et donc contradictoire par rapport à l’intention première de satisfaire cette demande. On peut aussi faire l’hypothèse que l’offre des éditeurs propose parmi la production éditoriale papier les titres qui seront le plus à même de trouver de l’intérêt pour cet usage audio.
DVD et CD ont en commun les niveaux les plus faibles de taux de fonds mort (respectivement 6,9 % et 5,1 %). La banalisation de ces supports, dits « non-livres » dans les bibliothèques devenues médiathèques, se repère dans le succès de ces collections. Le fait qu’ils demandent moins de temps pour être appropriés que les livres favorise leur circulation et donc la limitation de la part de ce fonds restant sur les rayonnages. Peut-être les usagers sont-ils plus nombreux à s’aventurer dans l’emprunt de CD ou de DVD auxquels ils ne consacreront qu’un temps limité (une à trois heures), que dans celui de livres plus coûteux en temps. En cela, les médiathèques participent à la reformulation des offres culturelles vers des pratiques moins chronophages 4. Les choix audacieux des bibliothécaires peuvent trouver un public peut-être plus facilement.
Les sections jeunesse
Une autre manière de caractériser les documents en vue de mesurer l’accueil que leur réservent les usagers réside dans leur affectation à des sections précises. Le clivage le plus commun concerne celui entre les adultes et la jeunesse. Il faut dire que toutes les bibliothèques opèrent désormais cette distinction sur la base des publics qui s’imposent aux collections. Mais avec l’arrivée des supports non-livres, de nouvelles sections ont vu le jour : discothèque, vidéothèque, image et son, etc. Dans notre échantillon de bibliothèques, leur nombre n’est pas toujours suffisant pour produire des résultats suffisamment fiables. On a ainsi 5 sections « images et son », 6 sections « vidéo » et 6 sections « multimédia ».
Le propre de ces sections est de rassembler (presque toujours) des collections de supports différents. Dès lors, la rotation que l’on observe porte sur l’ensemble des documents regroupés souvent dans un espace assez délimité, quel que soit leur support. On peut donc trouver des livres lus en Jeunesse, des DVD chez les adultes ou des livres dans les sections « image et son » (tableau 2).
La première tendance découle de l’effet des supports. Les sections dont l’offre se compose principalement de non-livres enregistrent un niveau plus faible de fonds mort que celles dont le fonds est formé de livres. Le degré d’attractivité des collections prend d’abord sa source dans les supports proposés plutôt que dans la section qui les accueille.
Toutefois, on repère une tendance moindre des collections des sections Jeunesse à rester sur les rayonnages que celles des sections Adultes et Adolescents. On sait grâce au baromètre des acquisitions et des prêts 5 que les emprunts de livres pour la jeunesse sont encore moins que ceux des adultes liés à l’actualité. L’obsolescence est moins à l’œuvre, ce qui donne aux collections une chance accrue de quitter les rayons. Par ailleurs, on sait l’importance quantitative de la fréquentation juvénile alimentant cette rotation de documents (qui, pour les livres, demandent moins de temps de lecture que les titres pour les adultes). Une partie du niveau plus élevé de fonds mort dans les sections Adolescents tient à ce défaut de public. L’offre proposée se heurte à l’absence de public. Si les collections peuvent être une condition de la fréquentation de ces publics, la faible présence de ces adolescents peut donc également expliquer le niveau peu élevé d’activité concernant ces documents.
Le relativement faible taux de rotation des documents en section Adultes peut s’expliquer par le fait que les livres demandent plus de temps de lecture. Cela peut être aussi lié à une plus grande sensibilité à l’actualité éditoriale. Les bibliothèques sont parfois en décalage par rapport à cette actualité ou ne proposent qu’un seul exemplaire des titres faisant l’objet d’une forte demande du fait de leur actualité. On peut aussi faire l’hypothèse selon laquelle la politique d’offre des bibliothécaires visant à proposer des documents sur la base de leur qualité intrinsèque présumée (à juste titre ou non) est moins couronnée de succès chez les adultes que chez les enfants, les premiers restants plus accrochés à leurs choix que les seconds. Il est possible aussi que les bibliothécaires aient particulièrement à cœur de promouvoir une certaine idée de la lecture chez les adultes là où, en jeunesse, les professionnels se préoccupent avant tout de la pratique de la lecture, quitte à renoncer à certains critères de qualité. On le voit par exemple dans le palmarès des prêts et des acquisitions avec le succès considérable de la série « Max et Lili » de Dominique de Saint-Mars.
Les livres de la section ado à la traîne
Mais, parmi les livres, est-ce que ceux proposés en section Adolescents demeurent sans emprunteurs au même titre que, pour ce support, dans les sections Adultes ou Jeunesse (tableau 3) ?
La tendance que l’on observait précédemment se trouve confirmée. Les livres restent davantage sur les rayonnages des sections Adolescents que dans ceux des rayons Adultes et surtout que de ceux des sections Jeunesse. La demande est plus forte chez les jeunes publics que chez les adolescents dont on sait qu’ils diminuent sensiblement leurs pratiques de lecture au cours de leur scolarité secondaire (Sylvie Octobre et al., 2010). Dans ce dernier cas, l’offre pourtant ciblée peut se heurter à l’absence de publics pour la recevoir.
Le niveau de fonds mort des livres en secteur Adultes est assez élevé. Bien sûr, il faudrait pouvoir entrer dans le détail des domaines qui sont les plus concernés (probablement les documentaires au premier chef) mais la tendance se révèle assez forte. Si les bibliothèques couvrent une large diversité des lectures des abonnés, il reste que cette « longue traîne » n’est pas réellement asymptotique. Là où on aurait l’image que toutes les collections, même si cela est rare, font l’objet de prêts, nous montrons que sur une échelle temporelle longue (15 ans), ce sont 15 % des livres qui finissent sans jamais trouver de lecteurs pour s’y intéresser. Mobiliser la théorie de la longue traîne pour justifier des acquisitions peu en phase avec le public semble donc discutable en cela qu’une frange tout de même consistante de ce qui a été retenu meurt sur les rayonnages dans la parfaite indifférence des lecteurs.
Quatre documents sur dix ne sont pas sortis depuis deux ans
Parmi les collections proposées au public, si une partie reste sans jamais sortir (fonds mort), une autre connaît un destin qui s’en rapproche sans lui correspondre totalement. Parmi les collections disponibles à la fin de 2015, quelle est la part des documents n’ayant jamais fait l’objet d’aucun prêt depuis le 1er janvier 2014 ? Autrement dit, quelle est l’importance des collections non empruntées depuis deux ans ? Nous parlerons à propos de cette part des collections de « fonds mourant » pour signaler que ces documents ont de grandes chances de ne plus donner lieu à aucun prêt. Dans le circuit marchand, cette offre de documents serait très probablement déjà sortie des espaces de ventes. C’est aussi la spécificité des bibliothèques de proposer ces collections, mais ces dernières ne donnent pas souvent lieu à estimation quantitative, ce que nous nous risquons à proposer.
Sur les 47 établissements pour lesquels nous avons pu le mesurer, le taux de fonds mourant représente en moyenne 41 % du total. Ce niveau paraît assez élevé puisqu’il signifie en clair que plus de 4 documents sur 10 proposés dans le catalogue attendent déjà depuis au moins deux ans pour trouver un usager intéressé. Si on tient compte du fait que les documents ayant donné lieu à emprunt ne sont pas visibles par les usagers qui découvrent les rayonnages, cela signifie que, pour ceux-ci, sans doute la moitié ou plus de ce qui est proposé n’a pas été récemment empruntée. Cela traduit une attractivité assez faible des collections proposées. Choisir ses documents, pour les usagers, consiste largement à mettre de côté cette proportion importante de ce qui est donné à voir. On comprend dès lors mieux pourquoi certains usagers recourent avec tant d’empressement à l’emprunt sur les chariots de retour. Cela leur permet de ne pas avoir à faire la part entre ce qui a déjà été emprunté et ce qui reste sur les rayonnages. Proposer ce chariot est donc un service précieux pour les usagers.
Comme pour le fonds mort, les variations sont importantes entre bibliothèques. Si un tiers des établissements ont un taux de fonds mourant inférieur au tiers, entre un tiers et un quart d’entre eux dépassent les 50 %. Et, comme on pouvait s’en douter, là où le fonds mourant est le plus faible, le fonds mort l’est aussi. Dans ce dernier cas, il s’établit à 5 % contre 33 % là où le fonds mourant dépasse les 50 %. Ce lien entre fonds mourant et fonds mort suggère que là où les collections sont délaissées depuis deux ans, le risque est nettement accru que les acquisitions proposées ne trouvent plus preneur. Sans doute cela pourrait-il avoir pour conséquence pratique que les professionnels en charge du désherbage des collections prennent ces données en compte pour conserver des références n’ayant pas trouvé preneur depuis deux ans.
L’attrait des BD et DVD
Comment varie la part des fonds mourants selon le type de support ? Il s’agit de répondre à cette question (tableau 4).
À l’instar de ce que l’on a observé pour le fonds mort, le support « livre » se situe dans la moyenne. Plus de 4 livres sur 10 n’ont pas trouvé d’emprunteurs dans les deux dernières années. Seuls les périodiques connaissent un taux plus élevé, avec presque la moitié d’entre eux dans ce cas. L’emprunt n’est décidément pas le mode principal d’usage de ces collections. Toutefois cet indicateur pourrait être utilisé pour avoir un ordre d’idée des titres recevant le plus ou le moins d’échos auprès des lecteurs sur place.
Dans l’univers du livre, seuls les livres en gros caractères parviennent à se démarquer. Cette offre de niche reçoit un succès sans doute d’autant plus important que les bibliothèques en limitent l’acquisition. La proportion de BD restant en souffrance dans les bacs est encore plus faible, avec un titre sur cinq. Ce niveau assez bas tient à sa rapidité de lecture mais aussi à l’attractivité des images sur les lecteurs. On peut y voir un signe du succès du mélange de la culture de l’image avec l’univers du livre. Le succès de la télévision, de la vidéo musicale, et plus largement de la culture des écrans, a familiarisé nos contemporains avec l’image, y compris comme support de la fiction. La BD s’est installée dans le paysage culturel d’aujourd’hui et les bibliothèques satisfont la demande forte dont celle-là fait l’objet.
Les supports matériels d’information numérique reçoivent un succès inégal. Les cédéroms ont perdu l’attractivité qu’ils ont pu connaître dans les années 1990. Certains titres conservent sans doute leurs publics fidèles mais la question du renouvellement est sans aucun doute posée. La proportion de fonds mourant parmi les CD conduit à une interrogation proche. Comme si certains CD avaient été empruntés il y a plus de deux ans mais peinent désormais à trouver leur public. Les pratiques d’écoute de la musique sont bien en voie de basculement vers le support informatique. Ce que les professionnels observent dans leur établissement se trouve confirmé de façon générale. La situation des CD contraste également avec celle des DVD. Seul un cinquième des titres semble ne pas intéresser les usagers ou alors rarement. Les fonds sont souvent constitués depuis peu et proposent un nombre de titres plus restreint (1 200 en moyenne contre 3 800 pour les CD), ce qui participe à l’attractivité de cette offre. Les professionnels bénéficient de cet appel vers la vidéo et certains sont tentés de faire prévaloir des choix exigeants sans que ceux-ci ne soient couronnés de succès. Ainsi, dans près d’un tiers des établissements, ce sont plus de 30 % des DVD qui n’ont donné lieu à aucun emprunt dans les deux ans. Cela montre que l’attrait pour le support ne fait pas disparaître la sélectivité de la part des usagers. Les « incontournables du cinéma » en noir et blanc sont ceux qui restent dans les bacs 6 et qui peuvent conférer à l’offre proposée une connotation élitiste et désuète.
Quand on rassemble les CD et DVD à l’intérieur de sections « image et son », le taux de fonds mourant atteint un niveau intermédiaire qui s’établit en dessous de celui atteint en moyenne. En revanche, le résultat est plus incertain s’agissant des sections Adolescents, Adultes ou Jeunesse (tableau 5).
Pour des raisons sans doute différentes, les sections Adultes et Adolescents se caractérisent par un niveau équivalent de fonds mourant. Dans le premier cas, c’est sans doute l’abondance d’offre qui engendre ce niveau élevé, alors que pour les adolescents l’importance du fonds mourant s’explique sans doute davantage par l’absence (au moins relative) de ce public qui a du mal à franchir les portes des bibliothèques et à s’y montrer fidèle.
En tous les cas, les sections Jeunesse déplorent moins de documents en souffrance, ce qui peut tenir à la sensibilité plus forte des bibliothécaires Jeunesse envers la demande des enfants, mais aussi à la plus grande ouverture des enfants face à ce qui leur est proposé.
Les collections vivantes
Si, jusqu’à présent, il a surtout été question des documents restant sur les rayonnages, on peut aussi se pencher sur ceux qui font l’objet de prêts. Plus précisément, dans les deux dernières années (2014 et 2015), combien de fois les documents ayant été exemplarisés entre 2000 et fin 2013 ont-ils été empruntés ?
En moyenne, sur les 42 établissements permettant de produire le calcul, les documents sont sortis 2,5 fois, soit environ une fois par an. Cette tendance ne doit pas cacher la disparité des situations puisque le taux varie de 0,5 à 7,4 et que l’écart moyen s’établit à 1,2. Reste que ce taux de rotation est théorique puisqu’il est calculé sur tous les documents exemplarisés, y compris ceux qui n’ont pas été empruntés en 2014 ou 2015. Afin d’avoir une vision réelle de la vie des documents, il convient de tenir compte de la part du fonds ayant déjà été empruntée au moins une fois. Ainsi corrigé, le taux de rotation des documents réellement sortis s’établit à 3,9. En moyenne, chaque document du fonds sorti au moins une fois a été emprunté presque quatre fois au cours des deux années écoulées. Si donc une partie des collections tend à rester sur les rayonnages, celle qui sort atteint un niveau assez élevé : presque un prêt tous les 6 mois.
L’importance de la taille et de l’attractivité du fonds
Mais existe-t-il des conditions favorisant un taux de rotation plus élevé ? On peut d’abord se demander si le volume des collections est un facteur important. Les documents sortent-ils davantage quand ils sont plus nombreux que quand ils sont en faible nombre (tableau 6) ?
Les données montrent que le taux de rotation augmente avec le volume des collections. Et il s’agit bien d’un effet de volume d’offre et non de taille rapportée à la population. En effet, le taux de rotation est le même que le nombre de documents exemplarisés par habitant soit minimal (moins de 2) ou maximal (plus de 3). L’attractivité des documents serait donc plus grande quand ils sont nombreux. À l’inverse, les étagères vides réduisent l’effet d’appel des documents. Il existe donc un seuil critique en volume et en nouveautés pour qu’un fonds capte l’attention des publics.
La rotation des documents est-elle plus forte quand seule une partie des collections est vivante ? On pourrait en effet imaginer que là où la proportion de documents restant sur les rayonnages est élevée, ceux qui sortent tendent à sortir davantage que dans un contexte où les usagers s’emparent d’une plus grande part des collections. On croise donc le taux de rotation avec le taux de documents qui sont sortis en 2014 ou 2015 parmi ceux exemplarisés entre 2000 et 2013, ce que nous nommerons le taux de fonds vivant (tableau 7).
Notre hypothèse se trouve largement invalidée. C’est au contraire là où la part de fonds vivant est la plus élevée que les documents sont également le plus empruntés. Cela signifie clairement que le fait de proposer des collections peu attractives affecte directement le succès des documents qui le sont pourtant. Quand trop de documents obsolètes, austères, obscurs, entourent les références attrayantes, celles-ci perdent de leur éclat. Et au contraire, quand les fonds dans leur ensemble sont attrayants, chaque document a plus de chance de connaître le succès. Ce résultat milite pour une attention des professionnels portée sur l’attractivité de leurs collections et sans doute plus largement sur celle de la bibliothèque à travers ses horaires, sa communication, etc.
DVD en tête et CD à la peine
Quelles sont les caractéristiques des collections qui sortent le plus et de celles qui sortent le moins ? Et d’abord, comment varie le taux de rotation selon le support (tableau 8) ?
Hormis les CD et DVD, on ne repère pas de grandes différences dans les taux de rotation des documents réellement sortis. Ils tournent autour de la moyenne c’est-à-dire autour de 4. Ainsi, le sous-ensemble des fonds « qui sortent » connaît une intensité de sortie à peu près équivalente. Ce qui change, c’est la taille du fonds qui sort par rapport à l’ensemble de la collection. Alors qu’il atteint un minimum (39,4 %) pour les périodiques, il atteint un niveau deux fois plus élevé pour les livres lus (79,2 %). C’est comme s’il fallait un fonds deux fois plus important pour que les documents qui sortent connaissent finalement le même niveau de demande. Le livre occupe une position intermédiaire avec un taux de rotation assez élevé, mais plus d’un tiers des livres n’ont pas rencontré les yeux des lecteurs depuis les deux dernières années.
Les CD marquent leur perte de vitesse à travers non seulement une part assez élevée de collections qui n’ont pas été empruntées récemment et un faible taux de rotation du sous-ensemble des documents qui ont déjà été choisis. Y compris là où les fonds sont larges (plus de 3 000 titres), le taux de rotation reste aussi faible que là où l’offre est plus réduite (moins de 1 000). Les usagers délaissent donc effectivement bien ce support. Cela justifie les questions que les professionnels se posent sur la pérennité de l’offre de CD à moyen terme.
Au contraire, les DVD sont peu nombreux à ne pas être empruntés et chaque titre l’est très nettement plus en moyenne que pour les autres supports. Il existe une forte demande de vidéos que ne tarit pour l’instant pas l’offre en ligne. Cette tendance est générale, y compris là où les fonds sont relativement limités puisque le taux atteint un niveau de 5 (pour les collections de moins de 500 titres) contre 7,5 (entre 500 et 1 000) et 8,3 (plus de 1 000). L’offre d’un rayon même réduit connaîtra certes un taux plus faible que si le fonds était vaste mais recevra tout de même un accueil largement favorable auprès des usagers. Cela peut convaincre les responsables d’équipement qui hésiteraient à basculer vers cette proposition.
Parce que les CD et DVD divergent sensiblement du point de vue de leur rotation, la rotation des documents des sections « image et son » conduirait à un niveau artificiellement moyen. Pour cette raison, on peut laisser de côté cette section et se concentrer sur celles qui sont structurées autour de l’âge des usagers (tableau 9).
Les documents en section Jeunesse enregistrent des taux de rotation sensiblement plus élevés que ceux dans les autres sections. À l’instar des DVD, cette section soutient sensiblement l’activité des bibliothèques. C’est ainsi que sur les 43 établissements pour lesquels nous disposons de données, les sections Jeunesse ont généré plus de 1,46 million de prêts en 2014-2015 avec seulement 658 000 documents et plus, alors que les sections Adultes qui rassemblent plus de 957 000 références ont totalisé seulement 1,14 million d’emprunts. Il est vrai que les albums de jeunesse se lisent plus rapidement que les romans ou les essais, ce qui favorise cette section. En revanche, ces résultats se concentrent sur une tranche d’âge beaucoup plus faible puisqu’il s’agit au mieux des moins de 18 ans et surtout des moins de 14 ans, étant donné qu’à partir du collège, on sait que la fréquentation et, encore plus, l’emprunt tendent à diminuer sensiblement. On peut d’ailleurs en prendre la mesure puisque, pour les onze établissements distinguant les sections Adolescents et Jeunesse, le nombre de prêts pour les premières s’élève à un peu plus de 40 000 contre plus de 370 000 pour les secondes. Les sections Adultes qui rassemblent de plus larges collections et s’adressent à une tranche d’âge autrement plus étendue ne parviennent pas à égaler l’activité des sections Jeunesse.
Du point de vue de leur rotation, les collections des sections Adolescents ressemblent beaucoup à celles des sections Adultes. La part des documents sortis au cours des deux années passées n’atteint pas 60 % et le nombre moyen de prêts par document emprunté ne dépasse guère les trois dans la même période. Cette similitude se confirme quand on observe les résultats pour le sous-ensemble des établissements qui ont à la fois des sections Adultes et Adolescents, puisque le taux de rotation est rigoureusement identique dans les deux. Du point de vue de la vie des collections, l’activité diverge bien davantage entre les sections Jeunesse et Adolescents qu’entre les sections Adultes et Adolescents. À l’effervescence et au rythme effréné des sections Jeunesse s’oppose le rythme lent (voire une certaine torpeur ?) des sections Adultes et Adolescents. Les professionnels qui travaillent dans ces cadres respectifs et circulent entre elles doivent très certainement éprouver cet écart perceptible des atmosphères.
Limites
Cette enquête qui repose sur une cinquantaine d’établissements donne à voir la manière dont les usagers s’emparent des collections qui leur sont proposées. Il convient de bien en rappeler les limites. Chaque bibliothèque apparaît comme la rencontre singulière entre une population et une offre documentaire. Les caractéristiques de chacune (sociodémographique pour la première ; espace, histoire, présentation, personnel, etc., pour la seconde) font de chaque établissement une situation particulière. Et la grande disparité des réponses témoigne de cette forte singularité.
Mais, à l’instar des individus (qui sont eux aussi singuliers), les bibliothèques peuvent être rassemblées selon certains critères et comparées à d’autres, et c’est ce que nous avons fait à plusieurs reprises en considérant que, par-delà la singularité, il existe des tendances générales qui se dégagent. Si nous en avons mis au jour plusieurs, il convient de rappeler que le nombre d’établissements étant réduit, les résultats établis, voire les tendances dégagées pourraient varier sur un échantillon plus large ou différent. Et les résultats étant des moyennes, il est bien sûr possible que des professionnels n’y retrouvent pas la description de la situation de leur équipement. Pour autant, cela n’invalide pas nos conclusions qui reposent toujours sur un minimum d’une dizaine de bibliothèques. Bien sûr, des travaux sur d’autres échantillons seraient les bienvenus pour conforter ou repousser nos résultats.
Apports
Les politiques documentaires prennent bien sûr en compte le point de vue des usagers mais aussi d’autres critères parfois explicites (comme l’équilibre entre les domaines de la connaissance), parfois implicites (tels ceux de la « qualité » des documents). Notre enquête donne à voir la réception de ces politiques non pas tant à travers des discours ou commentaires des usagers mais simplement à travers l’emprunt dont les documents font l’objet. Il nous est ainsi donné à voir la vie effective des collections par-delà les éventuelles déclarations des emprunteurs. De même que l’on peut étudier la non-fréquentation en considérant que les usagers potentiels « votent avec leurs pieds », on peut aussi se pencher sur les collections en considérant que les lecteurs votent avec leurs emprunts. Vue sous cet angle, l’enquête nous conduit à certaines conclusions à propos des politiques documentaires.
Les acquisitions faites sur des critères de « qualité » des documents ou d’équilibre des collections agissent peut-être sur les prêts mais sans faire disparaître la liberté des usagers de procéder à leurs propres choix. La part non négligeable de documents qui ne sont jamais sortis ou qui ne l’ont pas été dans les deux dernières années montre que l’idée selon laquelle la qualité intrinsèque d’un document finira par suffire pour qu’il soit emprunté ne correspond pas (ou pas souvent) à la réalité. Les usagers ont sans doute tort de bouder ces documents mais ils ont les moyens de le faire, ce qui place cette politique sous la condition de la demande dont elle peut faire l’objet. Ce que nous formulions comme hypothèse (Poissenot, 2009) trouve avec cette enquête un élément de vérification et de mesure.
Les collections se construisent au fil du temps. Les audaces des acquéreurs s’accumulent et lestent l’offre documentaire de titres qui ne trouvent pas preneurs. Si plus de 40 % des collections ne sont pas sorties en 2014-2015, c’est parce qu’elles se composent de titres qui ne sont plus attractifs et figurent encore dans les rayonnages et aussi peut-être parce qu’ils ne sont pas ou plus mis en avant. Le désherbage 6 est une nécessité au sens où il rend service aux usagers en leur évitant de devoir eux-mêmes faire le tri entre ce qui n’est plus attractif et ce qui peut l’être encore. On peut aussi faire l’hypothèse que certains emprunts sont faits à regret pour cette même raison. Enfin, cette abondance de titres délaissés par les usagers nuit certainement à l’attractivité et à la « mise en scène » de la vitalité des collections et, au-delà, à la bibliothèque dans son ensemble.
À l’heure où les budgets d’acquisition sont souvent revus à la baisse et parfois très largement, notre enquête revêt une importance particulière. Si un tiers environ des établissements étudiés exploitent de façon optimale leur budget d’acquisition en faisant en sorte que les documents sortent largement, un autre tiers d’entre eux offrent des collections dont une part très importante reste en souffrance sur les étagères. Pour ces équipements, une révision des critères d’acquisition se révèle non seulement nécessaire mais aussi possible puisque les budgets trop faibles ne sont naturellement pas la cause de ces fonds morts ou mourants. Il suffirait juste de réorienter les choix vers des documents plus attractifs. Cela peut passer par le recours à d’autres outils d’acquisitions. La valorisation des acquisitions est également un facteur important qu’il convient de ne pas négliger.
De façon plus précise, mais qui pourrait concerner beaucoup d’établissements, notre enquête inclinerait à légitimer une acquisition plus soutenue des meilleures ventes et notamment un nombre accru d’exemplaires pour les titres très largement demandés. Après tout, ces titres rendent service aux usagers plus que ceux qui demeurent en souffrance sur les rayonnages.
Enfin, de façon très accessoire, l’importance des fonds morts et mourants justifierait la mise en cause de l’équipement systématique de tous les documents. À quoi bon couvrir des livres qui ne sortiront pas ou seulement une ou deux fois ? Ce serait un moyen de faire des économies non seulement de matériel mais aussi de temps de travail pour le personnel.
Conclusion
Cette enquête a vu le jour dans un contexte qui lui donne son actualité. La redéfinition en cours des bibliothèques vers l’offre d’espaces, repérable à travers le succès mérité de la notion de troisième lieu (Jacquet, 2015), pourrait conduire à délaisser la question des collections. Ce serait ne pas admettre le fait que la prise en compte du point de vue des publics (réels et potentiels) peut s’appliquer aussi au rapport de ceux-ci aux documents qu’on leur propose. Par ailleurs, les collections occupent de la place, et le désherbage qui semble nécessaire dans une partie conséquente des établissements permettrait de retrouver des marges de manœuvre pour proposer de nouveaux espaces et ainsi mieux accueillir les visiteurs.
Les résultats et les conclusions de cette enquête sont à même de susciter des réactions compréhensibles de la part d’une partie des professionnels. Ceux qui sont entrés dans un métier très largement défini par le document risquent de voir ainsi se défaire leur cadre habituel d’action. Cette expérience, loin d’être agréable, se révèle une nécessité imposée par les changements dans les pratiques de lecture de nos contemporains et dans leurs attentes à l’égard de cet équipement public. Elle impose de prendre un virage déjà emprunté par une partie de la profession. Au cœur des bibliothèques se trouvent désormais moins les collections que les publics. Et si cela se révèle vrai pour les questions d’espace ou d’accueil, cela l’est aussi pour les collections qui ne peuvent rester inchangées dès lors que le point de vue de ceux à qui elles sont offertes est pris en considération. En cela, notre enquête ne fait que pousser l’orientation-usager jusque dans l’ancien cœur du métier. Il ne s’agit pas de retirer le cœur mais de le remplacer par un autre à même de faire de la bibliothèque un équipement durablement pertinent, en phase avec son environnement.
Références
– Philippe COULANGEON, Les métamorphoses de la distinction : inégalités culturelles dans la France d’aujourd’hui, Grasset, 2011.
– Françoise GAUDET et Claudine LIEBER, Désherber en bibliothèque : manuel pratique de révision des collections, Éditions du Cercle de la Librairie, 2013, 3e édition.
– Amandine JACQUET (dir.), Bibliothèques troisième lieu, Association des bibliothécaires de France, 2015.
– Sylvie OCTOBRE, Christine DETREZ, Pierre MERCKLÉ et Nathalie BERTHOMIER, L’enfance des loisirs. Trajectoires communes et parcours individuels de la fin de l’enfance à la grande adolescence, La Documentation française, coll. « Questions de culture », 2010.
– Claude Poissenot, La nouvelle bibliothèque : contribution pour la bibliothèque de demain, Territorial Éditions, 2009.