Ce qui est gratuit ne vaut-il vraiment rien ?
Quelques considérations pour le XXIe siècle
La révolution numérique a libéralisé et accéléré la circulation gratuite de contenus dans les domaines culturels et informationnels. Dans ce contexte, se repose la question de la tarification de l’accès aux offres des bibliothèques.
The digital revolution has liberalised and vastly accelerated the free circulation of content in the fields of culture and information. In this context, the issue of charging for access to library content once again becomes relevant.
Tout en rendant hommage aux bibliothécaires qui ont porté le thème de la gratuité, tels que Jean-Loup Lerebours 1, Olivier Ploux 2 ou Daniel Le Goff 3, je voudrais aborder cette question sous un autre angle. La question de la tarification des services des bibliothèques est encombrée de symbolique (et d’idéologie ?).
C’est ainsi qu’une des considérations les plus couramment avancées, notamment par certains élus pour justifier le maintien ou l’introduction d’une tarification de l’inscription, s’exprime sous le sceau de l’évidence : « Ce qui est gratuit ne vaut rien. »
Or nous sommes entrés dans un monde où la gratuité est devenue un des modes les plus puissants de diffusion et d’échange dans les domaines culturels et informationnels. Ce n’est pas de l’idéologie – comme le soutient l’auteur d’un pamphlet, hélas patronné par le Syndicat national de l’édition 4 et… diffusé gratuitement –, mais de l’économie.
De l’économie marchande, d’une part, car le gratuit est devenu une des modalités de fourniture et de service d’entreprises souvent extrêmement bénéficiaires. Olivier Bomsel l’a bien analysé dans son Gratuit ! 5, caractérisant ce modèle par un « marché à deux versants » : les utilisateurs, ou du moins la plupart d’entre eux, ne sont pas ceux qui paient le service.
La chose n’est pas nouvelle. C’est déjà depuis longtemps le modèle de la radio et d’une partie de la télévision. Et si l’on passe du gratuit au bon marché, on peut remonter à Émile de Girardin qui en 1836 réduisit de moitié le prix de l’abonnement à son journal La Presse grâce à un grand nombre de placards publicitaires.
Chris Anderson, l’homme qui a popularisé sinon inventé le schéma de la longue traîne, avait d’ailleurs élargi au low cost son analyse du gratuit 6 avec, pour simplifier, deux méthodes : le financement par la publicité, et la tarification de services premium et/ou de prestations annexes.
Mais la révolution numérique en réseau a permis une expansion considérable du marché à deux versants. C’est aussi vrai des services (des moteurs de recherche aux plates-formes de réseaux sociaux) que des œuvres et informations primaires. On a assisté à un spectaculaire glissement du consentement à payer, des œuvres et services vers les matériels et prestations d’accès.
Ce déplacement pose évidemment des problèmes considérables aux acteurs traditionnels de l’information et de la culture. Nous sommes au cœur d’une transition à la fois technique, économique et juridique qui n’a pas fini de nous offrir ses soubresauts avant qu’un jour, peut-être, le paysage ne se stabilise.
Le gratuit est aussi un attribut, sinon exclusif du moins essentiel, d’une économie du partage non marchand qui certes préexiste mais a connu, elle aussi, une expansion considérable avec la révolution numérique en réseau, renouvelant la belle notion de bien commun et facilitant puissamment le travail collaboratif. La toile est pleine des fruits d’une collaboration non marchande, dont Wikipédia est sans doute l’exemple le plus spectaculaire. L’open access devient une préoccupation majeure dans le domaine des échanges scientifiques, nonobstant la captation qui perdure de la part d’éditeurs scientifiques internationaux dans un modèle, ô combien, éloigné du gratuit. Enfin, la notion de biens communs informationnels fait son chemin dans les pratiques et les esprits, même si la gratuité n’en est pas une composante obligatoire.
Ainsi, il est d’ores et déjà acquis que la gratuité, qui était l’apanage de biens communs éminemment précieux tels que l’air que nous respirons, est aujourd’hui un attribut de quantité de biens et de services auxquels leurs utilisateurs attachent la plus grande importance. L’idée selon laquelle ce qui est gratuit ne vaut rien… ne vaut plus rien.
Déjà, en 2006, Maurice Lévy et Jean-Pierre Jouyet, dans leur rapport sur l’économie de l’immatériel adressé au ministre de l’Économie et des Finances, soulignaient ce qu’ils nommaient « le paradoxe de la valeur gratuite 7 ».
Proposer un tarif de bibliothèque alors que monte la circulation gratuite non marchande… et marchande, c’est donner un bien singulier signal. Vous me direz que c’est un abonnement ? J’y viens.
Car la révolution numérique a aussi provoqué le succès d’un autre modèle : le forfait à bas coût. Il ne s’agit plus là du bas coût évoqué plus haut avec Chris Anderson, qui repose sur des tarifications de prestations annexes, mais d’une formule consistant à payer pour accéder non pas à un objet mais à un ensemble vaste et/ou constamment renouvelé 8. Elle est relativement ancienne : c’est l’abonnement.
Mais elle s’est trouvée puissamment adaptée au numérique pour une raison bien simple : le coût marginal y est quasiment nul. On peut donc, pour un prix forfaitaire, proposer non plus la possession d’une suite d’objets matériels fournis les uns après les autres mais l’accès potentiel à une masse d’enregistrements numériques dont le nombre excède de très loin ce dont on peut espérer jouir personnellement. Mais l’excès importe peu ici car il donne le choix, même si la plupart se cantonnent à un spectre étroit de possibles.
Proposer un abonnement pour emprunter en bibliothèque, c’est conduire le public à comparer les offres : pour le prix, en ai-je pour mon argent ? Certes j’ai un choix, toujours plus maigre que les promesses de l’abondance numérique (surtout si la bibliothèque ne fait pas partie d’un réseau). Mais je calcule ma probabilité d’utiliser ce forfait au cours de l’année. Pour un besoin occasionnel, autant passer son chemin !
Les usagers d’une bibliothèque ou d’un réseau de bibliothèques n’ont à être ni des adhérents ni des abonnés. Leur fidélité n’a pas à être récompensée ni l’usage occasionnel découragé. C’est un service public qui se doit d’être accessible et disponible pour quiconque en éprouve un besoin ponctuel ou régulier, modéré ou intense.
Un service public qui se décline en prestations diverses, de la simple disponibilité d’un lieu au prêt, à l’accès à des ressources numériques, à des manifestations culturelles ou informationnelles, à de l’accompagnement individuel ou collectif.
Qu’il faille délivrer une carte contre communication d’informations sur le domicile avant de consentir des prêts, c’est bien normal. Taxer cette délivrance n’a, dans le contexte d’aujourd’hui, pas de sens. Sans parler des tarifications différentielles par support qui nient la notion même de médiathèque. Sans compter non plus la pénalisation par lieu d’habitation qui crée de nouvelles barrières d’octroi.
Ni tarifé, ni abonné : usager régulier ou occasionnel d’un service public, sois toujours le bienvenu !