Économie et bibliothèques
Une dialectique au long cours numérique
Dans un contexte de large ouverture à l’économie numérique, les bibliothèques académiques sont amenées à se repositionner en tant qu’acteurs dans la chaîne de production et de diffusion de la connaissance, que ce soit dans leurs offres de services, en direction des chercheurs, comme maillon éditorial, ou dans leur implication dans le mouvement du libre accès.
In a context of ever-broader participation in the digital economy, academic libraries must reinvent themselves as stakeholders in the chain of knowledge production and distribution, in their range of services, in offering aid for researchers, as links in the publishing chain, or by becoming involved in the free access movement.
Économie et bibliothèques », « Économie des bibliothèques », « Économie en bibliothèques » sont autant d’expressions utilisées pour qualifier les travaux qui posent à la bibliothèque la question de sa valeur économique. La réponse à cette question a varié et varie encore selon les contextes et les époques. Le web a projeté les bibliothèques dans un univers où elles doivent composer avec de nouvelles régulations. Notre propos s’attachera à aborder cette question sous l’angle des bibliothèques académiques qui, plus que toutes autres, rencontrent le défi d’un univers de plus en plus ouvert, soumis aux régulations de l’économie numérique.
Les bibliothèques, dans la pluralité de leur typologie, ont accompagné et participé à la transition de nos sociétés vers le numérique. Par l’intégration des contenus numériques dans leurs collections, par la formation des usagers, par la transformation de leurs bâtiments et de leurs espaces de travail et d’enseignement, par leur engagement dans le mouvement du libre accès, et plus récemment par leur implication dans les données de la recherche, elles ont été d’infatigables chevilles ouvrières de cette transition. Ce faisant, elles ont participé à des initiatives, des expérimentations et/ou des projets de recherche qui ont contribué à faire évoluer leurs équipes et leurs missions. Il serait d’ailleurs intéressant qu’un travail de recherche et d’analyse puisse un jour se pencher sur cette période extraordinaire qui a vu des organisations séculaires se transformer et se réinventer de manière si significative en si peu de temps.
Pour les bibliothèques académiques, qui sont au centre de notre propos, les transformations qu’elles ont connues (et qu’elles connaissent encore) sont intimement liées à celles de la communication scientifique sur le web et de l’édition scientifique. Leur défi aujourd’hui consiste à continuer à exister dans un univers numérique, de plus en plus ouvert, où le nombre et la nature des intermédiaires n’ont jamais été aussi diversifiés. Plus fondamentalement, la question de leur valeur et de leur poids économique, qui leur a été posée dès les années 1970 par leurs tutelles, se réactive aujourd’hui dans une économie numérique de l’accès. Aux côtés des tutelles, les usagers, par leurs pratiques culturelles et sociales, posent indirectement la question de la valeur économique de la bibliothèque.
Économie et bibliothèques
Vingt ans après la parution de l’ouvrage programmatique Économie et bibliothèques, sous la direction de Jean-Michel Salaün 1, le constat fait à ce moment-là du rendez-vous manqué reste encore posé. Les deux termes, « Économie » et « Bibliothèques », sont souvent associés, mais peut-on faire état de l’existence d’un courant porté par des auteurs, des cadres théoriques, des modèles et a fortiori des corpus de littérature de référence ? Très récemment, ce même auteur revient vers cette thématique et propose un texte qu’il intitule « L’incommensurable économie des bibliothèques » pour dresser le bilan 2 : la négligence par les économistes d’une économie peu visible, mal connue ; la méconnaissance de l’économie propre aux bibliothèques ; enfin, l’isolement de la bibliothèque du processus global de production et de distribution de l’information dont elle fait pourtant partie.
Il faut surtout préciser que sur le sujet les approches divergent entre les travaux français et les travaux anglo-saxons, plus anciens et plus nombreux. En France, c’est l’économie des bibliothèques qui a été privilégiée, alors que dans les pays anglo-saxons, c’est la dialectique « Économie et Bibliothèques » qui a été développée. Elle a d’ailleurs constitué le courant dominant.
Cette différence s’explique par le poids de l’histoire, du culturel et du politique ; le système libéral anglo-saxon n’a jamais hésité à poser à ses bibliothèques la question de leur contribution à l’économie globale du pays, de la société 3. Dans d’autres pays, et en France en particulier, les bibliothèques ont été plus « protégées » de la question de leur rentabilité économique.
Le débat « Économie et Bibliothèques » a parfois été réduit à la question des méthodes et des approches employées. Certes importantes, ces questions ont parfois éludé celle plus fondamentale des objectifs intrinsèques des approches elles-mêmes. Aux côtés des bibliothécaires, des chercheurs en économie et/ou en sciences de l’information ont emprunté des modèles qu’ils ont adaptés aux contextes sur lesquels ils se sont penchés 4. Au final, quelles que soient les approches et les méthodes employées, les contenus et les collections des bibliothèques restent au cœur des modèles proposés. Les métriques et les indicateurs construits, de même que les normes de l’évaluation de la bibliothèque et de ses activités, reposent en majeure partie sur les collections 5. Mais lorsque ces dernières se retrouvent sur le web, accessibles par un moteur de recherche, comment penser la valeur économique des bibliothèques ?
Il était une fois, la crise…
La crise des subprimes survenue aux États-Unis, à l’origine de la crise économique mondiale de 2008-2009, n’a pas laissé le monde des bibliothèques en reste et a réactivé plus que jamais la question économique qui leur était adressée. Certes, elles ont réussi à prendre le virage numérique (intégration de collections numériques, augmentation des usages numériques, développement de portails de contenus et de services, d’archives institutionnelles, etc.), mais ces efforts consentis à coups d’accroissements de budgets et de subventions bénéficient-ils réellement aux publics académiques, à l’université ? Peut-on identifier (calculer !) un retour sur investissement (ou en anglais, ROI – Return On Investment) ?
La littérature autour de cette question éminemment économique montre l’impact de la crise économique mondiale de 2008 sur les approches adoptées 6. En effet, on note un glissement d’une approche fondée sur l’économie de moyens, « cost-savings », à une approche de revenus à générer, « income generation 7 ». Ainsi, contrairement aux approches traditionnelles, les approches ROI les plus récentes font le lien entre le budget dépensé d’une bibliothèque universitaire et les subventions de recherche obtenues par les chercheurs de son établissement de rattachement. Il nous faut cependant rappeler que les études ROI réalisées pour les bibliothèques académiques restent, à ce jour, peu nombreuses 8. Elles sont complexes d’élaboration et ne bénéficient pas de modèle éprouvé 9. De fait, elles représentent un champ de recherche en chantier autour de la valeur ajoutée des intermédiaires traditionnels de l’information dans l’univers du web. Dans le même temps, la richesse des méthodes mobilisées pour répondre à la question de la valeur économique des bibliothèques a été abordée par de nombreux travaux 10. Et nous retenons, pour le fil de notre raisonnement, le fait que l’intérêt de ces travaux est d’avoir montré la caducité des modèles théoriques à partir desquels la dialectique « Économie et Bibliothèques » a été envisagée jusque-là 11.
Dès lors que les bibliothèques ne représentent plus les seuls points d’accès à l’information, que la consommation de l’information scientifique repose sur des contenus dont elles ne sont pas/plus les seules détentrices, la dialectique doit être posée en tenant compte d’autres paramètres que les seules collections. C’est pourquoi les bibliothèques académiques se projettent désormais vers de nouveaux horizons 12 au sein desquels la question des nouvelles missions qu’elles développent est en lien direct avec la question de la valeur de leurs services, et donc de leur propre valeur 13.
Renouveler les catégories d’analyses
Dans un texte publié dans le Bulletin des bibliothèques de France, Bruno Latour 14 déploie cinq thèses à partir desquelles il démontre la manière avec laquelle le modèle de la bibliothèque a été « emprunté » par les principaux acteurs du web – Google en particulier – pour le positionner au cœur d’une nouvelle économie numérique de l’accès. Une lecture « économique » de ce texte permet de souligner le défi que rencontrent les bibliothèques : elles sont interpellées à l’aune d’un modèle dont elles sont à l’origine et qui met au centre de ses questionnements la valeur des intermédiaires. Dans un univers régi par une économie numérique qui se globalise, les bibliothèques s’exposent et rencontrent de la « concurrence » et de la « compétition » de la part des autres intermédiaires, positionnés sur les mêmes niches de valeur 15.
La dialectique « Économie et Bibliothèques » est réactivée plus que jamais dans ce contexte, mais en même temps, elle nécessite de nouveaux modèles théoriques qui prennent en compte les nouvelles logiques qui se structurent. Le renouvellement des modèles théoriques est d’autant plus nécessaire que la notion même de bibliothèque s’élargit à ses extensions numériques appuyées au web. Il est ici moins question de coûts 16 que de capacité à fédérer un public, à l’amener à interagir, à partager, à produire du contenu. Et comme le souligne Marion Louche dans son mémoire, le débat se déplace de la rentabilité 17 à la valeur ajoutée 18.
Au vu des régulations politiques, technologiques et économiques qui ont cours, la dialectique « Économie et Bibliothèques » est à placer dans un cadre plus large, plus proche d’une économie politique de la communication scientifique 19. Celui-ci donne la possibilité d’entrevoir les mouvements engagés par les bibliothèques pour définir leur valeur au sein même des intrications et des tensions occasionnées par les nouvelles règles du jeu posées par l’économie numérique de l’accès à l’information scientifique.
Économie numérique et bibliothèques :
acteurs et stratégies
Dans un texte récent que l’on peut qualifier de provocateur, David Nicholas 20 écrit qu’avec leur participation au mouvement du libre accès et la perspective d’un accès à 80 % des contenus sous embargo, les bibliothèques ont contribué à installer une économie de l’accès qui questionne leur valeur et les met en difficulté. Ce constat est à mettre en parallèle avec le fait que les chercheurs ont déserté la bibliothèque académique, mais aussi et surtout qu’ils ne la retiennent pas/plus dans leur paysage de référence. Au sein du projet « Trust and authority in scholarly communications in the light of the digital transition 21 » qui avait pour objectif de situer les repères d’autorité et de crédibilité des contenus pour le chercheur à l’ère du numérique, la bibliothèque n’a pas été mentionnée par les chercheurs interviewés.
Ces constats interpellent surtout sur les missions et les rôles que les bibliothèques ont à incarner (à inventer ?) dans l’économie numérique. Or, il suffit de parcourir la littérature scientifique et professionnelle, mais aussi d’observer empiriquement les initiatives et les expériences menées ces dernières années, pour mesurer l’étendue de leur mobilisation à prouver leur valeur pour la recherche ou pour l’enseignement 22. Les bibliothèques académiques se positionnent donc de plus en plus en acteurs, capables de développer une ou plusieurs stratégies de positionnement et de remontée de valeur. Même si notre propos est focalisé sur la mobilisation des bibliothèques vers les communautés de recherche, il n’en demeure pas moins que les deux approches sont complémentaires 23 et elles ont pour point commun l’usage, mis au cœur des stratégies de remontée de valeur de la bibliothèque.
Bibliothèques et économie numérique de l’accès
Les bibliothèques académiques ont toujours proposé des services aux chercheurs. Les services de prêt entre bibliothèques et de fourniture de documents, pour ne citer que ceux-là, ont été au cœur d’une offre de services destinée aux communautés des chercheurs. Or, ces derniers ont désormais Google, les portails de revues, les archives ouvertes et les réseaux sociaux académiques 24 pour rechercher et échanger l’information. C’est pourquoi la question des services aux chercheurs est devenue un axe à part entière pour la bibliothèque en quête de légitimation économique pour ses tutelles et pour ses usagers. Les bibliothèques recrutent des bibliothécaires responsables des services aux chercheurs 25 qu’elles aident par ailleurs à gérer, à valoriser et à partager leurs données de recherches 26. Les initiatives sont encore à leur début, mais la direction est déjà bien tracée 27.
Le pari des archives institutionnelles
L’implication des bibliothèques dans le mouvement du libre accès a pris plusieurs formes, dont celle de leur investissement dans le développement des archives institutionnelles. C’est sans doute l’axe le plus délicat à mener en termes économiques 28. Même si les archives institutionnelles augmentent régulièrement en nombre (en France et à l’étranger), il n’en demeure pas moins que la question de l’alimentation des réservoirs reste une problématique récurrente et transversale lorsqu’il n’existe pas de mandat de dépôt. Même si le leitmotiv des archives ouvertes est d’offrir de la visibilité à un article, le chercheur reste tendu vers la rémunération symbolique que lui procure la publication dans une revue reconnue 29. Le développement de la voie verte du libre accès, y compris par le biais des obligations de dépôt, n’a pas entamé l’attachement du chercheur aux rouages traditionnels de la reconnaissance de sa communauté, portée par la revue scientifique. Ainsi, alors que les bibliothèques prônent une réorganisation de la communication scientifique autour des archives ouvertes, elles sont confrontées aux pratiques et aux valeurs symboliques des chercheurs qui restent attachés au modèle éditorial de la revue. Les bibliothèques promeuvent d’une certaine façon la « marque » de leur établissement, le chercheur promeut son nom au travers de la « marque » de la revue. Le bilan qui peut être fait aujourd’hui est que l’évolution des missions des bibliothèques au travers de la voie verte du libre accès ne peut s’envisager que dans la mesure où elles prennent en compte les pratiques de publication et les besoins de reconnaissance des chercheurs. Tant qu’elles resteront sourdes aux attentes des communautés au service desquelles elles se disent être, elles achopperont sur l’absence de motivation de ces mêmes communautés.
Le défi des presses universitaires
Dans l’imbrication des jeux d’acteurs, les missions des bibliothèques se cherchent et la dimension éditoriale est une piste parmi d’autres. Avec le déploiement du libre accès et le développement de la voie dorée (originelle mais aussi auteur payeur), on assiste à de nombreuses initiatives de lancement de presses universitaires portées par des bibliothèques académiques, particulièrement en Amérique du Nord, en Nouvelle-Zélande et en Australie, et on compte depuis peu une University Press Week 30 qui rencontre son public. Autre signe qui mérite d’être pointé, la conférence Academic Publishing in Europe 31, rendez-vous incontournable de la publication scientifique, programme pour la troisième année consécutive des communications issues de représentants de presses universitaires lancées ou refondées autour d’un modèle Gold Open Access. La piste des presses universitaires institutionnelles est d’une certaine façon le pendant des archives institutionnelles et nous assistons actuellement au début de son exploitation. Le rapport publié récemment par Ann Okerson 32 souligne le rôle des bibliothèques académiques en tant que partenaires de plusieurs presses universitaires américaines. Le terme de Library Press est clairement avancé pour désigner la dimension résolument éditoriale du nouveau rôle des bibliothèques dans l’univers actuel du libre accès.
La valeur dans la marque ou la marque comme un repère
Peut-on parler de marque lorsqu’il s’agit de bibliothèques académiques ? Cette question nous semble importante dès lors qu’en filigrane des axes et des actions stratégiques que développent les bibliothèques, l’engagement vers la communication et la publication scientifiques se confirme. Cette question nous paraît également indispensable à poser au moment où les politiques en faveur du libre accès (publication et données) se précisent, où les universités engagent elles-mêmes des démarches de type « branding » pour se positionner dans la compétition internationale de la recherche aux financements.
Le mémoire de Pierre-Louis Verron 33 apporte un éclairage intéressant et utile pour répondre à cette question. Si l’on outrepasse les confusions et les attaques fréquentes adressées à la notion, il devient possible d’y voir un outil susceptible d’aider les bibliothèques à penser leur valeur dans l’économie numérique. Levier pour affronter la compétition et la concurrence, la marque est un repère qui distingue la bibliothèque dans un univers nébuleux saturé d’intermédiaires en recherche de niches. La marque comme repère construit une identité et une présence de la bibliothèque pour son public qu’elle tente de fédérer et de fidéliser. Elle est aussi un outil stratégique pour le dialogue avec les tutelles et les publics. Développée dans cet objectif, la marque de la bibliothèque devient un processus stratégique relationnel avec l’usager qui confère à la bibliothèque une valeur, une visibilité sur le long terme.
Conclure sur l’usager,
cœur des stratégies de remontées de valeur
Les bibliothèques académiques rencontrent aujourd’hui un double défi. D’abord, celui de comprendre et de décrypter les régulations des schémas économiques qui régissent les modalités de production et de diffusion de la connaissance. Ensuite, celui de s’y inscrire, d’y jouer un rôle, d’y montrer sa contribution. L’enjeu pour elles consiste à ne plus penser leur impact économique à partir seulement de la richesse de leurs contenus mais surtout à partir de la manière avec laquelle l’usager va exploiter ces contenus, interagir avec et les partager pour produire à son tour du contenu 34. Pour illustrer cette dimension, le travail de thèse de Sami Mabrak autour de l’analyse du concept de la bibliothèque 2.0 le conduit à la définir autant à partir des services qu’elle propose qu’à partir des pratiques participatives, de partage, de collaboration et de production de contenus qu’elle est capable de faire développer chez ses publics. Bérangère Stassin 35, de son côté, montre dans son travail de thèse l’importance que prend pour les bibliothécaires l’interaction avec les usagers pour lesquels ils développent sans cesse de nouveaux services.
Ce constat introduit les bibliothèques dans des schémas économiques nouveaux qui relèvent du capitalisme informationnel et cognitif, au sens où l’entend Yann Moulier-Boutang 36. Et alors qu’elles expérimentent de nouvelles pistes inédites pour se positionner en tant qu’acteurs, la distance théorique que doivent garder les bibliothécaires sur la manière avec laquelle ils font évoluer leurs activités est indispensable. Aussi n’est-il pas anodin de voir apparaître ces dernières années des commissions 37 ou bien des départements 38 « Recherche » dans les bibliothèques. La dialectique « Économie et Bibliothèques » reste donc une thématique work in progress !