L’esthète, le snob, le plouc et le dandy

Daniel Bougnoux

La culture populaire, la culture de masse, la culture légitime, la basse culture, le divertissement, la culture savante : toutes ces cultures semblent assigner à chacun une place dans cette étrange hiérarchie des représentations humaines qui s’emboîtent les unes dans les autres tout en se croyant si étanches. Et si la culture consistait, tout simplement, à s’extraire des places assignées, des chemins prévus, tracés, du goût des siens ou du goût des autres ? La pratique culturelle est sociale, se nourrit de la sociabilité, mais elle ne prend son sens véritable que lorsque, à la façon du sentiment amoureux, elle emporte chacun, par-delà le jugement, vers une redéfinition de son identité et de ses plaisirs.

Popular culture, mass culture, legitimate culture, lowbrow culture, entertainment, highbrow culture – all these competing terms seem to assign individuals to a given level in the peculiar hierarchy of human representations that each slot into each other while claiming to be completely autonomous. Might it not be the case that culture is simply a matter of removing oneself from one’s assigned pigeonhole, going off the beaten track of one’s own tastes or those of other people? Culture is a social practice; it draws on sociability, but only takes on its fullest meaning when, like love, it sweeps us away beyond the reach of judgement, towards a redefinition of our identity and sources of enjoyment.

Haute culture, basse culture… Nous regardons ces notions comme des déménageurs invités à respecter les étiquettes portées sur les cartons. Mais si nous étions par exemple des cosmonautes, pfuitt ! il n’y aurait plus ni haut ni bas, les pieds n’attacheraient nulle part et nous aurions, dans nos cabrioles, le plus grand mal à distinguer l’horizontale de la verticale, ou à reconnaître les points cardinaux.

Une culture en apesanteur ?

Culture populaire, culture de masse, ces expressions font oxymore pour certains, toujours soucieux de tirer un cordon sanitaire, ou prophylactique, face aux pollutions (aux séductions ?) venues d’en bas. Contre ces grincheux dont Alain Finkielkraut, par ailleurs excellent, se fait régulièrement le porte-parole, on nous répète inversement que la culture n’est pas ce qu’une vaine élite pense, ou se réserve, et qu’il y a plus de philosophie dans une chanson de variété, ou le dernier film de la semaine, que dans tout Proust, ou Shakespeare… On nous rebat les oreilles de ce débat des hauts et des bas, j’ai là-dessus un peu lu Bourdieu (à mon avis surfait), les diatribes de l’École de Francfort ou, en sens inverse, Richard Hoggart et son éloge de la culture (du) pauvre. J’habite depuis quarante ans une ville, Grenoble, longtemps fière de son musée, de sa Maison de la culture mais aussi des associations de quartier où s’agite tout ce qu’on classe sous l’étiquette mal famée de « socioculturel »… Leurs contenus auront été beaucoup discutés et brassés ces derniers temps. Car de même que les spectateurs ne font plus assaut d’élégances pour aller à l’Opéra (seuls les ouvreurs sont en habit), l’époque n’est plus aux hiérarchies trop strictes ; les représentations de la « haute culture » au théâtre, au cinéma, dans la littérature, la musique ou les arts plastiques empruntent délibérément à la « basse » au nom du fun, du collage, de l’encanaillement cool, du marché des industries culturelles ou de la démocratie. On prend son bien où on le trouve, on chine, on picore, on recycle… Comment s’orienter dans ce grand bazar, et d’où repartir ?

Culture est devenu le mot-clé apte à recoder à peu près tous nos débats politiques ; il est recommandé, ou politiquement correct, de toujours le prononcer au pluriel, indice de tolérance et d’« ouverture anthropologique ». Toutes les cultures se vaudraient et seraient dans la nature… Mais du même coup elles nous enferment ou nous amputent à notre insu (comme les « classes sociales », terme un peu moins utilisé depuis la mondialisation) ; culture rime avec clôture dès lors que je pense selon ma langue, mon aire géographico-historique ou ma génération, et comment jamais en sortir ? En prenant un peu de recul, un peu justement de culture au vieux sens de ce terme ?

Si ma culture (au sens anthropologique) me programme ou m’assigne à résidence, mes curiosités culturelles en revanche sont un formidable outil d’ouverture ; avoir de la culture, c’est aussi voyager, s’intéresser aux autres, tomber amoureux, sauter les anciens parapets… « Cultivé », je ferai des rapprochements inattendus, ou mettrai en doute ce que d’autres (pauvres ploucs !) ne songent pas à confronter, à ébranler. Je nouerai les choses autrement, sans me laisser trop vite dicter mes goûts. Je discernerai un paysage dans une touffe d’herbe, la formation d’un tableau dans l’échevèlement des nuages. Parlant de livres, de films, d’expositions, je m’échaufferai car c’est moi que j’expose, ma sensibilité que je défends (et cherche à étendre) en la soumettant à ratification.

« J’te raconte pas », ou bien « Circulez, y’a rien à voir ! », disent l’ado, ou la doxa. Là où la plupart passeront sans rien remarquer, le curieux ralentit et s’arrête, le moindre aspect du monde le met en alerte ou lui donne à rêver. Il n’y a plus haut ni bas pour le cosmonaute pensif qui, larguant les amarres, se récite Baudelaire en croisant une passante (ou le spectacle d’une charogne), fredonne Piaf en gravissant « les escaliers de la Butte », découvre un salon dans un lac ou Combray dans une gorgée de thé.

Je verrais donc la culture à laquelle j’aspire comme une échappée hors de la doxa, pour un temps suspendue ; un espace ouvert de randonnées, de permutations et de rencontres. Occasion de nommer, de sentir autrement. Respiration plus large, dégagée. La première barrière abattue est celle du bon goût, ou du goût des autres, pourquoi consentir aux découpages de l’école, des académies ou de la mode ? Existe-t-il un catalogue d’œuvres ou d’objets sacrés qu’on doive universellement et inconditionnellement révérer ? Au nom de quoi se laisser prescrire sa sensibilité ? Celle-ci, il est vrai, s’éduque ; particulièrement à l’école où l’on apprend la littérature et l’histoire des arts à travers des programmes, filière obligée. Mais ce temps de l’école (époque aussi du conformisme fayot) n’est qu’une étape, larguée par la vie comme une fusée porteuse ; les rencontres, l’histoire de chacun l’entraînent ensuite vers d’autres gravitations, et des amours plus personnelles.

Voire infiniment personnelles : aucun couple ne ressemble à aucun autre car la gravitation amoureuse nous arrache au sol ou aux standards sociaux – le social fait la guerre au couple, qui le lui rend bien. Chacun se tient en face de l’autre dans une recréation de soi-même, une bulle ou un monde propre avec ses règles parfois bizarres nées de l’ajustement réciproque, à l’écart du monde extérieur ou commun, devenu subalterne.

S’il est vrai que nos préférences et fréquentations culturelles constituent des variantes de nos attachements amoureux, car on peut aimer de passion un livre, un film autant qu’un être de chair, y a-t-il des règles ou des hiérarchies pour savoir aimer ? Des objets a priori dignes ou indignes du lien que nous nouons avec eux ? L’amour n’a que faire de ces prescriptions puisque aimer, c’est toujours un peu inventer son objet, en tenant pour négligeables la critique des tiers : tout amoureux vit vent debout, absorbé dans sa création et sûr de son choix contre vents et marées. Les amateurs aussi.

Il faut donc que l’amour – pas seulement des individus – soit enfant de bohème. Employons toujours ce verbe aimer au sens fort : nous y subissons une gravitation, une fascination où le sol ordinaire s’absente, nous tournoyons dans un vertige d’attractions qui éclipsent les coordonnées communes de l’espace et du temps. Ne reprochez pas à un amoureux ses distractions, ses transgressions ni le beau gâchis qu’il fait de lui-même, il vous rira au nez, il n’échangerait pas sa place contre la vôtre, « vous n’y êtes pas »… Et c’est cela être un sujet, tenir à son propre monde, définir sa propre échelle de valeurs.

Quels partages du goût ?

La faculté du goût a quelque chose d’insaisissable. Dirons-nous qu’un paysage ou un visage est beau « en soi », ou est-ce mon désir, ma disposition particulière qui le façonnent à mon goût ? Pour juger beau un phénomène, il est recommandé de se tenir un peu en retrait : la tempête est belle, voire « sublime » observée du rivage, moins attrayante depuis le bateau menacé de naufrage. Mon jugement « C’est beau ! » se contenterait de prélever une pellicule phénoménale sur le cours du monde, et de la recombiner avec ma sensibilité du moment. Affichant mes goûts, je mets en avant une partie de moi-même ; la référence aux phénomènes est parasitée par l’autoréférence d’un sujet qui manifeste, à la faveur de l’expérience esthétique, sa propre subjectivité, et qui demande aux autres de la corroborer.

Kant a soutenu la thèse du « désintéressement » du jugement esthétique, terme peut-être malheureux pour dire qu’il frappe d’irréalité, ou met entre parenthèses, le monde dans ses usages et ses intérêts pratiques ; de fait, nous nous montrons très intéressés, voire passionnés dans la défense de nos goûts. Détachée des conséquences matérielles du processus mis en spectacle, l’affirmation de goût me rattache à d’autres sujets pareillement émus ; pour le dire encore avec Kant, l’œuvre d’art est « promesse de communauté ». Le goût semble donc moins au service d’une connaissance que d’une relation ; impatient de se communiquer, il exige le ralliement d’autres amateurs pour se renforcer, et nous tiendrons d’autant mieux à nos préférences que nous réussirons à les faire partager.

Ces partages du sensible n’obéissent pas du tout aux mêmes règles que ceux du savoir ou de l’information. Ce ne sont pas les faits qui règnent dans le domaine de l’art et en général du goût, mais des interprétations plus ou moins pertinentes, séduisantes ou puissantes. Une information, comme une observation scientifique ou technique, tombe sous l’alternative du vrai et du faux et se règle par la démonstration et la preuve ; nos goûts en revanche n’étant ni vrais ni faux, les ralliements qu’ils suscitent relèvent d’une reconnaissance intersubjective plus que de la connaissance : une saveur s’éprouve, se partage mais ne se fonde pas en savoir.

En résulte-t-il que des goûts et des couleurs il ne faille pas discuter ? Cette maxime défaitiste est partout contredite puisqu’on ne cesse au contraire d’argumenter au nom de ses propres goûts. Mais cette discussion ne peut conduire à la butée d’une évidence objective, et le contradicteur reste toujours libre d’en juger autrement ; la discussion ou la dispute n’est pas interdite, elle est interminable. Comme semble indéfinie et toujours à reprendre l’expression de soi.

Où sont écrites en effet les règles du goût, sinon dans nos corps (aux épidermes fort peu compatibles) et dans leurs frottements « entre nous » ? Avec quels arguments élargir ou généraliser un jugement de goût d’abord prisonnier de cette sphère charnelle ? La communauté d’amateurs promise par le sentiment du beau semble impuissante à fonder durablement une société, le sens esthétique est trop éphémère, trop inégalement distribué. Dirons-nous d’ailleurs qu’on s’attroupe autour des choses belles, ou qu’on déclare belles les choses autour desquelles on s’attroupe ? « Pour qu’une chose soit intéressante, il suffit de la regarder longtemps », écrit Flaubert à Alfred Le Poittevin (16 septembre 1845). Ou de s’y mettre à plusieurs : le plus sûr critère du goût esthétique est dans la relation de persuasion qu’il instaure, je colle d’autant plus à mon goût que je le communique. Mais le même partage du sensible qui nous réunit sans raisons démontrables contribue aussi à nous distinguer. La société à son stade esthétique demeure instable, foncièrement insociable.

D’où quelques paradoxes : « mon goût » m’apparaît comme ce que j’ai de plus propre, plus intime à moi que moi-même ; arc-bouté sur lui, je résiste absolument aux arguments des autres, je suis la somme de mes goûts qui résument mon identité, soit mon corps ou le système de mes désirs, non négociables, à prendre ou à laisser. Pourtant le goût s’apprend ; non seulement on l’éduque, mais il s’attrape par contagion instantanée, si l’on en croit les mimétismes de masse et les ondes de la mode, largement prescrites par les industries culturelles et leurs amplificateurs médiatiques.

Au fil de la consommation ordinaire, nos choix sont autant de signes et de marqueurs culturels qui nous distinguent : il m’arrive de préférer tel chanteur « vulgaire » à Souchon, ou l’accordéon au clavecin bien tempéré – et de garder pour moi cette préférence car l’expression du moindre de mes goûts ou dégoûts quelque part me définit. Un goût ne peut pas ne pas se communiquer, et cette communication m’affilie, que je le veuille ou non, et aux yeux des autres me hiérarchise. La guerre du goût s’engage pour la face, la place et, aux deux sens du mot, la classe.

La spontanéité ou l’authenticité de mes préférences intimes (cette ineffable mais peut-être imaginaire singularité à laquelle je m’accroche) risque d’en souffrir : comment définir mes vrais goûts loin du regard des autres ? S’ils sont, jusqu’à un certain point, déformables ou plastiques, n’aurions-nous de goûts ou de désirs que par procuration ? C’est, on le sait, la thèse provocante soutenue par René Girard et les romanciers chez lesquels il cueille sa théorie du désir mimétique et de ses ravages : la plupart de nos goûts et de nos désirs, bien loin de nous exprimer intimement, seraient des effets de suivisme et de mode ; laissés à nous-mêmes, nous ne saurions quoi ni comment désirer. Je m’identifie à la somme de mes goûts, or je suis est aussi la première personne du verbe suivre ; en déclarant telle préférence, je monte ou je descends sur l’échelle sociale ; mon goût m’ouvre moins une « communauté », selon la promesse kantienne, que la micro-société de ceux qui partagent le même sensible que moi. Partage à double tranchant puisque ce goût qui nous réunit en groupuscules nous sépare des autres, ou qu’il n’inclut qu’en excluant. L’esthète fabrique du plouc.

Le snob, le plouc et le dandy

Notre âge démocratique prescrit à chacun de revendiquer hautement son « propre » goût, en rejetant la hiérarchie dominante ; il renforce donc la tyrannie du goût. En avoir n’est pas adopter celui de la moyenne, mais échapper au contraire au goût majoritaire, réputé facile ou vulgaire ; ce qui suppose un discernement, l’extraction d’une composante invisible à la sensibilité générale. Beaucoup reconnaîtront après coup cette valeur, mais seule une élite d’esthètes la sélectionne ou l’invente : le « bon goût » par définition demeure minoritaire. Sa norme est donc à la fois cachée et contraignante ; contrairement à la loi que nul n’est censé ignorer, celle du (bon) goût demeure opaque, occulte et néanmoins pressante – pour ceux qui s’en réclament. Le plouc en effet non seulement lui échappe, mais il n’en soupçonne pas même l’existence. Faute d’accéder au jugement cultivé ou à certains discernements qui font LA distinction, sa sensibilité s’arrête aux injonctions publicitaires les plus évidentes ; prescrits par l’air du temps, les désirs du plouc sont média-dépendants.

Son cas permet de préciser celui du snob. Lui non plus n’élabore pas de désirs personnels, et son goût suit celui des autres, mais il déteste la vulgarité ; en proie à la phobie d’être replongé dans la masse, il vit obnubilé par l’existence d’un petit cercle, d’une caste ou d’une contre-société d’élus auxquels il n’a de cesse de s’affilier. Ses goûts fonctionnent comme carte de membre. Le snobisme met ainsi en pleine lumière les reptations du caméléon social, et les aptitudes variables de chacun à l’ajustement ; peu sûr de son premier mouvement, le snob ne désire et n’aime que selon autrui – un autrui strictement trié et minoritaire, preuve de son élection. L’œuvre de Proust (commentée par Girard) montre les mille souffrances liées à ce désir mimétique, par exemple les mortifications et rebuffades qu’un Legrandin endure pour réussir sa tortueuse insertion ; processus sans fin car le snob, qui doit constamment tuer en lui sa première nature ou ses penchants spontanés, est toujours menacé de commettre une bourde ou une faute de goût dans le monde de ses tutelles, aux caprices étroitement codés.

Et le dandy ? Lui aussi s’acharne à réprimer ses premiers mouvements, mais il est à lui-même son propre club ; le snob a la passion de s’infiltrer, le dandy celle de paraître unique ; individu pétri de semblant, de calcul, il est en rébellion acharnée contre la ou sa nature qu’il refoule méticuleusement. Sa vie peut passer pour un championnat de culture (si l’on définit celle-ci comme la négation ou la répression de la nature) : avec la frénésie de briller, et pour cela d’étonner, il cisèle à travers sa personne un code opposé point par point aux penchants ordinaires et aux préférences des autres ; en multipliant les caprices, les préférences bizarres ou les comportements biscornus, il vise une contre-culture dont il serait l’unique tenant : ainsi, dans le monde bigarré des variétés, Marilyn Manson ou Lady Gaga. Cette passion de ne ressentir comme personne semble une monstruosité sociale, mais le dandysme pourrait être promis à un bel avenir dans une société individualiste de masse où chacun est sommé moins de s’exprimer que de se distinguer, et d’afficher hautement sa différence ; de paraître à la fois original et nouveau.

Pas plus que le dandy pourtant, le snob ne reste indéfiniment minoritaire ; celui qui place ses raisons de vivre dans la distinction offre une cible de choix au mimétisme des autres. Toujours menacés d’être rattrapés dans leurs goûts, ils abandonnent précipitamment un terrain chèrement conquis dès qu’il devient common place : des vacances exotiques, un choix vestimentaire ou culinaire, un look ou une collection d’objets un temps excentriques… Les goûts ni la mode ne sont jamais stables ; le haut devient bas, tandis que les rebuts se recyclent et gagnent en « valeur ». La contre-culture punk, le trash, la « cruauté » au théâtre ou dans les arts plastiques ont promu des objets ou des comportements aux antipodes du beau ; on fête aujourd’hui le repoussant, l’idiot, l’abject ou l’obscène (le contraire de ce qui, pour le bon chic dominant, faisait scène). Mais le dégoût fait justement partie de notre faculté esthétique (définie comme la capacité de sentir), donc du goût.

Éloge du divertissement

On blâme généralement la culture de masse au nom du divertissement. Ce spectre détournerait l’individu de tâches plus profondes ou essentielles, et au fond le priverait de lui-même : étourdissement, distraction, superficialité composeraient (aux yeux de nos doctes) autant de péchés capitaux, ou contre l’esprit.

Il est bien vrai qu’au rythme du teasing publicitaire et du flot médiatique, notre attention se trouve constamment sollicitée ou harcelée – et le mot même de presse traduit cette pression, qu’on peut juger décervelante. Vrai aussi que le nouveau capitalisme ne cesse d’attaquer notre libido en nous faisant miroiter des jeux, des objets ou des simulacres nouveaux et « révolutionnaires » seuls capables de combler nos désirs – le temps que dure l’achat et le passage en caisse ! Rien ne vaut parfois un bon livre pour échapper à la ronde infernale des news, des spots, des pubs et aux cascades des pixels et des décibels sur nos écrans. Tous les pédagogues se plaignent que les enfants ne fixent plus leur attention ; on a mesuré l’impatience du jeune téléspectateur par la fréquence du zapping, de même qu’on a noté, au cinéma, l’accélération du montage (un plan durait en moyenne vingt secondes en 1960, trois secondes aujourd’hui), ou l’apparition sur nos écrans de fenêtres multiples, de pop-ups ou de messages d’alerte : l’homme en tous lieux pendu à son smartphone illustre assez sa misère.

Nous blâmons le divertissement en souvenir peut-être de Pascal, dont la fulmination marqua nos études. Pourtant nous pourrions trouver chez Montaigne un éloge de la diversion, chère à Épicure, qu’il oppose à la dramatique conversion, trop lourde à porter si nous considérons notre faiblesse, et la variation de nos humeurs. Nos désirs ont pour corollaire l’illusion ? Sans doute, mais c’est que « nous pensons toujours ailleurs ». On lit aussi dans les vers de Lucrèce une réflexion sur la prévention des peines d’amour, que le disciple d’Épicure propose d’effacer par la frénésie érotique – que celui (ou celle) qu’un chagrin d’amour momentanément écrase baise, qu’il baise autant qu’il peut car sa mélancolie ne résistera pas aux plaisirs de la chair ! Confronté à la perte de son cher La ­Boétie, Montaigne mentionne le même remède pour écarter les pensées du deuil et de la mort.

La morale, robuste et bien réelle, de ces sages qu’on stigmatise au XVIe et XVIIe siècles comme libertins n’en jugera pas autrement : « Qui ne sait que l’âme s’ennuie, si elle demeure dans la même assiette ? » (demande Saint-Evremond). Le moi dès qu’on le fixe engendre l’hypocondrie – avis aux amateurs d’analyses interminables, sur le divan ou ailleurs. L’homme diverti s’absente de soi sans doute, et se projette, mais c’est pour quitter un état de macération triste (un mauvais simulacre) au profit d’une mobilité supérieure : pour échanger sa part sombre contre une tranche plus lumineuse de mouvements ou de vie, car « la nature se varie en l’homme ». Là où Pascal, toujours prompt à identifier la vie à la déception, blâme notre agitation, le libertin revendiquera des variations, à entendre peut-être au sens musical du développement en tous sens d’un thème ; si une vie bonne consiste à naviguer avec à propos entre les deux écueils de l’ennui (quand rien n’arrive) et du dégoût (par excès de mouvement), le philosophe-artiste du libertinage tresse la morale avec le goût. Et lui aussi pourrait dire, avant Leopardi, que « il più solido piacere di questa vita è il piacer vano delle illusioni » – des illusions qui sont le sel de cette vie, et lui donnent toute son énergie.

Qui sera juge de la force que m’apportent tel livre, tel film, telle chanson ?… Question de moments, de résonance avec une histoire singulière, et de corps : à chacun, pour enrayer l’ennui et sortir de soi, de composer avec ses frayages.

Vers une démocratie du goût ?

Demandons-nous enfin, par égard pour les déclinistes, si nous allons vers une standardisation grandissante, ou au contraire vers l’ouverture de niches inédites et de goûts diversifiés ? Nous remarquerons d’abord que l’exigence du goût n’émerge qu’au stade d’une consommation qui a dépassé la satisfaction des besoins de base les plus impérieux : un affamé n’a pas de préférences culinaires. L’esthétisation de nos marchandises témoigne qu’un certain régime d’abondance est atteint. Les biens fonctionnent moins sur le marché selon leurs qualités intrinsèques, mais comme signes d’appartenance, de prestige ou de distinction (attestée par la marque, la griffe ou la signature) ; en bref, nos désirs ont supplanté d’assez loin nos besoins. L’individualisme de masse semble favoriser cette ramification des désirs et l’extension de la palette des goûts. L’industrie s’y prête, en « personnalisant » l’offre de ses objets de série : l’automobile ou le prêt-à-porter déclinent mille variations à la carte… La mondialisation, de même, approvisionne les supermarchés de saveurs inédites venues du monde entier : en marge du Macdo réputé tuer le goût, nous cuisinons et mangeons de façon sans doute plus variée (et plus sûre) que nos aïeux. Le nouvel âge individualiste, où chacun s’autorise de ses propres évaluations, a fragmenté sans retour le monde un ou commun, hiérarchisé par l’ordre théologico-politique.

Un tournant esthétique a morcelé de mille façons les anciennes transcendances ; et la promesse d’autonomie (vivre selon sa propre loi), utopique dans le champ politique et social, trouve un semblant de réalisation dans la ou les cultures : en s’hybridant, en se métissant, celles-ci produisent des modes et des saveurs originales et toujours plus déviantes vis-à-vis d’une norme centrale ou verticale, désormais obsolète.