IFLA 2013
Jean-Philippe Accart
Isabelle Nyffenegger
« Les bibliothèques au futur : d’infinies possibilités »
Singapour a accueilli du 17 au 23 août dernier la Conférence mondiale des bibliothèques et de l’information 1 (IFLA), soit quelque 3 500 représentants provenant de 120 pays. Avec un thème générique très large ouvert sur le futur et les infinies possibilités des bibliothèques, il fut surtout question – dans les discours officiels – du livre en général (« l’amour des livres » était omniprésent) et moins de l’information en particulier : le livre papier était repris à l’envi comme un support n’allant jamais cessé d’exister, sans réelle confrontation avec les nouveaux supports et la technologie. Cependant, le Dr Yaacob Ibrahim, ministre de la Communication et de l’Information, a indiqué que si « Google lui fournit des milliers de résultats suite à une requête, le bibliothécaire lui donne la réponse qu’il recherche ». Les conférences ont démontré que le paysage actuel de l’information est beaucoup plus nuancé que ce qui est dit dans les discours officiels et que les bibliothécaires ont dépassé – de loin – le stade du livre « seul » comme support d’information. La réalité des bibliothèques – notamment des bibliothèques publiques – singapouriennes montre que nos collègues asiatiques ne comptent plus seulement sur le seul support livre pour exister et se développer, avec la mise en place de nombreux services pour leurs publics.
Les services des bibliothèques publiques à Singapour
Sans vouloir réécrire l’excellent article d’Aurélie Bosc paru en 2008 dans ces colonnes 2 et qui donne l’essentiel sur l’organisation de ce réseau, ce qui prédomine à première vue est la qualité des services et des prestations offertes 3. C’est le leitmotiv des bibliothèques à Singapour, avec un éventail de services destinés à des publics très ciblés : les très jeunes et leurs parents, les jeunes (« Young Adults »), les seniors, et, plus inattendu, les managers 4. Les trois bibliothèques régionales, les dix bibliothèques de taille moyenne et les douze petites bibliothèques qui maillent Singapour ont pour thème principal l’accessibilité pour les habitants. La dernière bibliothèque en date inaugurée en janvier 2013 est celle du quartier de Chinatown, spécialisée dans les arts et la culture chinois : c’est la première bibliothèque du réseau construite grâce à des fonds privés et qui fonctionne en partie avec l’aide de volontaires. En 2014, une nouvelle bibliothèque élaborée selon les derniers principes du design ouvrira ses portes, library@orchad, située dans le quartier commerçant sur Orchad Street.
La lecture sous toutes ses formes, par tous et à tout âge, semble être l’idée principale qui motive les bibliothécaires singapouriens : de nombreux programmes et animations en découlent tels « The Whole School Reading Programme » piloté dans 14 écoles de 2010 à 2012, « Read.Write.Tell » afin de développer l’envie d’écrire et de lire, « kidsREAD » avec des adolescents qui vont lire dans des clubs de lecture.
L’espace numérique n’est pas oublié avec l’offre d’un certain nombre de services de référence virtuels (ASK ! Service), des blogs spécialisés (pour la musique notamment), des pages Facebook ou des comptes Instagram.
The Green Library
Le lundi 19 août était organisée la journée « Green Library » à la Bibliothèque nationale de Singapour 5 sous l’égide d’Ensulib 6 : l’occasion était donnée de présenter l’ouvrage The Green Library 7 avec des contributions et études de cas d’Allemagne et autres pays européens, ainsi qu’en provenance d’Asie, d’Australie et des États-Unis. Celles-ci montrent différents aspects de la réduction de « l’empreinte écologique » dans les bibliothèques, leur rôle social et la responsabilité des bibliothèques comme chefs de file en matière de durabilité environnementale. Le « Green Library Day » fut l’occasion de présenter et de visiter « The Tree House », la première bibliothèque verte au monde pour les enfants. À cette occasion, nos collègues du Niger étaient toutes de vert vêtues et en costume traditionnel pour leur intervention intitulée « Future Libraries Going Green »… une bibliothèque verte, respectueuse de l’environnement mais aussi des populations. « The Tree Library » est construite avec des matériaux de construction respectueux de l’environnement tels que l’éclairage LED, des étagères remis à neuf et un revêtement de sol durable. L’élément central de protection contre les chutes est fabriqué à partir de plus de 3 000 bouteilles en plastique recyclées recueillies auprès du public. 45 000 livres sont rassemblés dans cette bibliothèque, dont un tiers relié à la thématique écologique avec des documents sur les animaux, les plantes, la nature, l’eau, la météo, l’environnement, le recyclage des déchets et le changement climatique.
Bibliothèques hybrides
Au cours d’une des sessions plénières, Parag Khanna, directeur du Hybrid Reality Institute 8, a exploré les différentes tendances qui nous ont amenés à ce qu’il appelle « l’âge hybride », qui est finalement une confluence d’âges précédents : l’âge de pierre, l’âge agraire, l’ère industrielle, l’ère de l’information. Des technologies très différentes fusionnent et l’homme fusionne avec la technologie. De par l’omniprésence de la technologie, l’homme connecté en permanence devient aussi plus intelligent, plus intégré, plus social. Le secteur de l’éducation évolue fortement avec les nouvelles technologies : au vu des coûts élevés induits, certaines universités proposent leurs cours en ligne avec la capacité d’avoir des milliers d’étudiants inscrits à un cours. On pense bien sûr aux MOOCS (Massive Open Online Courses) en France ou en Suisse dans les écoles d’ingénieurs et de commerce, aux États-Unis avec Udacity, Coursera ou eDX. Du côté de l’industrie, celle-ci est confrontée à une concurrence accrue : ainsi, pour être concurrentiels sur le marché de l’édition, les éditeurs Penguin et Random House ont l’intention d’offrir des manuels numériques à des prix moins élevés.
Ces changements ont un impact sur les bibliothèques et leurs services. Les bibliothèques peuvent aider leur public à mettre à niveau les compétences existantes, en créer de nouvelles, être en réseau, s’intégrer dans l’économie numérique. P. Khanna cite les ouvrages de David Weinberger qui parlent des changements auxquels font face les institutions du savoir et donc les bibliothèques. Ces institutions participent au réseau des connaissances, au partage et à l’échange de celles-ci. Elles permettent d’organiser et de mieux gérer les flux d’informations et de connaissances. Pour P. Khanna, l’âge hybride est numérique et global aussi bien que social. Les bibliothèques ont un rôle important à jouer et sont particulièrement bien positionnées : elles conjuguent technologie, culture matérielle ainsi qu’espace virtuel et physique dans la sphère publique.
The IFLA Trend Report
Ce que dit Parag Khanna est à mettre en parallèle avec le désormais célèbre IFLA Trend Report lancé à grand renfort de publicité lors de la conférence de Singapour. Ce genre de document peut être aisément critiqué, mais c’est, à n’en pas douter, un des rôles de l’IFLA de le produire. On lira avec intérêt les cinq grandes tendances énoncées 9 : le rôle des technologies et leurs effets (positifs et négatifs) ; l’éducation en ligne ; la redéfinition des frontières entre vie privée et vie publique ; la société hyper-connectée ; l’impact des technologies sur l’environnement informationnel.
Pour celles et ceux qui veulent en savoir plus sur l’IFLA et sa dernière conférence, on ne peut que les inciter à consulter le site de la fédération. Et enfin, le prochain grand rendez-vous annuel des professionnels de l’information est fixé à Lyon du 16 au 22 août 2014 et sera placé sous le signe de la confluence.
La 2e édition du « Sommet du livre » à Singapour
En amont du 79e Congrès annuel de l’IFLA, s’est tenue la deuxième édition du « Sommet du livre », manifestation crée en 2012 à l’initiative de la Bibliothèque du Congrès et qui se fixe pour objectif de valoriser l’apport du livre aux civilisations humaines.
Pour atteindre cet objectif ambitieux et sans doute un peu général, la Bibliothèque du Congrès avait mis l’accent, lors de la première édition en décembre 2012 à Washington, sur le rôle du livre dans le dialogue des cultures, mais également sur le dialogue entre auteur et lecteur.
Accueilli cette année en Asie, par la Bibliothèque nationale de Singapour, ce deuxième sommet joliment intitulé « A book by any other name » (Le livre, quel que soit son nom) entendait rappeler l’apport du livre, depuis deux mille ans, aux grandes civilisations orientales (monde arabe médiéval, Chine, Inde). Soulignant que, dans de nombreuses régions du monde, l’ère contemporaine, loin de sonner la « mort du livre », était marquée par la « redécouverte » du patrimoine écrit de « civilisations endormies », des professionnels du livre venus des cinq continents se sont attachés à montrer combien nouveaux supports de l’écrit et innovations technologiques pouvaient servir ce projet mémoriel.
Cette journée a aussi été l’occasion pour les historiens présents de souligner que l’enjeu, tout au long de l’histoire, et à toutes les époques, avait été et demeurait celui de la diffusion et de l’accès au savoir à une part toujours plus grande de l’humanité, dans un mouvement continuel d’ouverture et de volonté de contrôle, d’enthousiasme et de craintes. Et de souligner que l’enjeu réside désormais dans les rapports de structures de pouvoir finalement relativement constantes avec des modes d’accès à la connaissance en profonde et constante évolution.
La Bibliothèque nationale de France a été retenue par la Bibliothèque du Congrès et le comité d’organisation pour accueillir la 3e édition, européenne, de ce Sommet du livre. Elle entend faire de ce sommet une vitrine de politiques publiques et d’un monde du livre européen porteurs d’un modèle singulier, qui contribue largement à la construction des valeurs de diversité culturelle et linguistique qui sont celles du projet européen.
La section « bibliothèques nationales » de l’IFLA : nouvelle gouvernance, nouveaux projets
Signalons d’abord les changements de gouvernance : Monica Rizzo Soares Pinto a été élue présidente de la section (BN du Brésil). Elle succède à Martyn Wade, directeur de la bibliothèque nationale d’Écosse, qui a souhaité quitter ses fonctions en même temps que la secrétaire de section, Irina Lynden (Russie).
La section va par ailleurs poursuivre cette année le travail engagé par Hans Jansen (Pays-Bas) et Andy Stephens (British Library) pour établir un document cadre pour le développement d’une bibliothèque nationale. S’appuyant sur l’enquête réalisée par nos collègues de la Bibliothèque royale des Pays-Bas et de la British Library, ce document s’attachera à définir les missions communes à l’ensemble des bibliothèques nationales, leurs missions complémentaires et les éventuelles fonctions spécifiques, avec des exemples concrets sur la manière dont ces missions sont mises en œuvre et par quels pays. Pragmatique et destiné aux décideurs et collègues en charge de créer ou de développer une bibliothèque nationale, ce document fera l’objet d’une étroite collaboration avec la Conférence des directeurs de bibliothèques nationales (CDNL) et pourrait être présenté lors du prochain Congrès à la session « standardisation » et au comité de direction, pour commentaires et éventuelle adoption. La BnF sera associée à ce projet.
Cette année, la section « bibliothèques nationales » avait choisi de consacrer sa session plénière aux stratégies de développement des collections numériques dans les bibliothèques nationales. La majorité des interventions a, on s’en doute, porté sur les questions de moissonnage, de conservation de long terme, de copyright et d’accès aux documents sous droits.
Caroline Brazier (British Library) a ainsi donné une brillante présentation du plan stratégique de la British Library, Born.digital@British.library, tandis que le responsable juridique de la Bibliothèque nationale de Suède, Jerker Ryden, a fait le point sur les différentes dispositions législatives en matière d’accès aux documents numériques, et notamment aux documents indisponibles, soulignant la nécessité qu’il voyait dans le développement de dispositifs collectifs de gestion des droits dans un contexte de numérisation massive. La France a été citée en exemple dans ce domaine. J. Ryden a conclu son intervention en rappelant cependant que les récentes directives de la commission européenne sur la protection des données personnelles ou la réutilisation des données publiques constituaient sans doute une contrainte bien plus importante encore que celle de la gestion des droits pour l’accès aux documents numériques.
Gene Tan, directeur de la BN de Singapour, a quant à lui présenté le projet de collecte de la mémoire collective des Singapouriens mené par la Bibliothèque nationale de Singapour 10. Ce projet de crowdsourcing vise à collecter à la fois la mémoire institutionnelle, à travers des partenariats avec tous les grands fournisseurs nationaux (ministères, etc.) du domaine public et privé (presse, notamment) mais également la mémoire des individus, qui sont invités à déposer leurs souvenirs sous format papier dans des espaces dédiés dans la bibliothèque et les lieux publics, sur le portail SingaporeMemory.SG (via une version smartphone et tablette) ou sur Twitter (Twitter #SG Memory). Le moissonnage des médias sociaux complète ce dispositif innovant et très volontariste, à l’image de la Bibliothèque nationale de Singapour et de son équipe. Il témoigne de l’intérêt stratégique porté par les pouvoirs publics singapouriens à la construction d’une identité et d’une mémoire collective nationales.
L’an prochain, à Lyon, la session plénière sera consacrée à l’accès aux documents ne relevant pas de la législation sur l’accès aux documents numériques. Cette thématique mettra l’accent sur la coopération entre archives, bibliothèques et musées dans ce domaine. •