Faux et fraudes en bibliothèque

6e journée « droit et patrimoine en bibliothèque » – 13 décembre 2012

David-Jonathan Benrubi

Si le bibliothécaire de lecture publique a depuis longtemps renoncé à proposer un Vrai à ses administrés, le bibliothécaire patrimonial ne s’est pas suffisamment penché sur le Faux dans ses collections. Ce second terme est l’opinion de Dominique Varry (Enssib)qui n’hésite pas à dénoncer « une question taboue en France » ! Brisant l’omerta, l’audacieux Centre Gabriel Naudé, en collaboration avec le Centre de conservation du livre, a invité un cénacle d’éminents – et passionnants – spécialistes des faussaires de livre à faire le point sur quelques cas d’école. Plantons le décor : un salon feutré de la Mazarine, avec des airs d’académie de province et des langages de « cher maître, vous en êtes un autre », mais des récits de police scientifique, de truands, de bibliographie matérielle. Ambiance…

Vrais faux et gilotage…

Assumant le registre des « detective skills », Margaret Lane Ford, de Christie’s Londres, présente quelques récentes affaires de faux croisées dans sa carrière. Peut-être quelques-uns dans l’auditoire se souviennent-ils du best-seller espagnol, Las nueve puertas, mis sur écran par Polanski. Car, dans le domaine du faux, c’est une tautologie, la réalité flirte avec la fiction. Voici le tristement célèbre Mark Hoffman, cadre au sein d’une secte mormone, auteur d’un attentat à la bombe à Salt Lake City, et producteur de nombreux faux, dont ce qui manqua devenir le seul exemplaire subsistant de l’impression par Stephen Daye de l’Oath of a freeman – rien moins que le premier fragment imprimé en anglais sur le sol nord-américain (1639). Une impossibilité typographique (la queue d’un y dont la descendante empiétait sur l’espace de la ligne inférieure) prouve la contrefaçon. Et voilà le seul exemplaire complet – un vrai – de la Propalladia (1517) du poète et dramaturge espagnol Bartolomé de Torres Naharro. Problème : il est censé être conservé à la Bibliothèque royale du Danemark. De fil en aiguille, des dizaines de livres volés à Copenhague sont retrouvés. L’occasion de rappeler ce qui deviendra un leitmotiv de la journée : quand il y a affaire de faux, il y a souvent d’abord affaire de vol. Enfin, voilà un superbe exemplaire de l’Hypnerotomachia Poliphili, dont la reliure contemporaine aux armes du cardinal Lomellini suggère que cet exemplaire du chef-d’œuvre d’Alde Manuce (1499) a été offert par le prélat à sa nièce pour son entrée au couvent. Mais quelle inadéquation entre le choix du sujet et l’occasion ! Ce remboîtage eût du conférer une provenance prestigieuse, mais fausse, à un exemplaire remarquable. Cette dernière pratique entre dans la catégorie assez vaste du gilotage (en anglais, « sophistication »), qui consiste à combler les lacunes d’un document authentique avec des extraits d’un autre document authentique en masquant cette opération. Le gilotage était, aux XVIIIe et XIXe siècles, une pratique recommandable. Margaret Lane Ford souligne que la détection des faux ne nécessite pas systématiquement des compétences techniques pointues. Les principales observations bibliographiques (composition des cahiers, repérage des filigranes, styles typographiques, rubrication, etc.) permettent souvent de relever les anomalies les plus frappantes.

Affaires de faussaires

Dominique Varry, après un bref rappel des grandes affaires de faux qui secouèrent le monde bibliophile anglo-saxon dans la première moitié du XXe siècle, évoque plusieurs cas analogues, moins étudiés, dans le monde francophone : la tromperie du mathématicien Chasles par le faussaire Vrain-Lucas qui mit sur le marché des quantités de faux autographes (1861-1869) avant un procès célèbre en 1870 ; l’activité du Suisse autodidacte et borgne Henry David Favre, amateur et producteur de faux théologiques à la teneur textuelle douteuse (« ceux de Genève ont été pour la plupart identifiés, mais il faudrait regarder les fonds des BM de Chambéry, Grenoble, Lyon… ») ; les reliures suspectes (les « chagrin » du xvie siècle, les reliures aux armes révolutionnaires...), etc. D. Varry revient ensuite sur un exemple qu’il a développé ailleurs, celui de l’exemplaire de l’édition supposée princeps des œuvres de Louise Labé (1555), qui continue d’opposer un ou deux bibliographes (pour qui il s’agit d’une fabrication parisienne des années 1830) et un ou deux littéraires (qui fondent l’édition scientifique des œuvres sur ce document), mais n’en est pas moins intéressant.

La star du jour, Nicholas Barker, éditeur de la revue The Book Collector, à l’origine de nombre de dossiers cités par les orateurs précédents, a une aura suffisante pour s’autoriser le registre des souvenirs et anecdotes professionnels. Suit un exposé long et technique sur le roi des « facsimilistes à la main », John Harris. Celui-ci fut le plus brillant des artisans qui, à la demande (alors considérée comme légitime) des libraires d’ancien du début du XIXe siècle, produisait de faux feuillets pour compléter les exemplaires authentiques mais lacunaires. Harris, toutefois, poussa l’amour de son art jusqu’à vouloir que ses feuillets ne fussent pas repérables. Présentés à l’Exposition universelle de 1851, Harris rendit publiques plusieurs recettes pour créer un fac-similé. Mais on ne découvrit que tard que, sur trente incunables imprimés par le typographe Caxton conservés à la British Library, huit sont gilotés par Harris.

Cécile Raynaud, du département de la Musique de la Bibliothèque nationale de France, parlant aussi au nom de Richard Macnutt, collectionneur et donateur à la BnF, présente le cas des faux Berlioz. En 1969, année du centenaire de la mort du compositeur, plusieurs projets scientifiques et éditoriaux (musique, correspondance...) sont en cours. C’est alors qu’éclate un scandale : le Musical Times dénonce la circulation sur le marché de très nombreux faux Berlioz, le plus souvent des lettres adressées à des membres de la famille. Au début des années 1990, le biographe David Cairns indique que plusieurs lettres éditées dans les années 1970 ont disparu du fonds de la BnF auquel elles appartiennent. Une enquête permet d’identifier le voleur, qui est aussi le faussaire : il s’agit d’un ami de la famille, dont le nom ne peut être révélé, aucune plainte n’ayant été déposée. Depuis les années 1960, ce proche volait des originaux au domicile des héritiers, et les écoulait par le biais de libraires ayant pignon sur rue. La source se tarissant, il en vint à les imiter. Le fait que Berlioz ait été très productif (on connaît de très nombreuses esquisses d’une même mélodie, écrites à des années d’intervalle) facilite son travail. Condamné pour vol, mais pas pour faux, le mélomane est aujourd’hui responsable au sein d’une maison de fac-similés musicaux (sic).

Avec Nick Wilding, nous plongeons au cœur de l’actualité : l’affaire des faux Galilée. Celle-ci s’inscrit dans une vaste opération de vols et de faux mise en place par Massimo de Caro, ancien industriel lié à l’Ukraine puis au Vénézuela, assistant personnel des ministres de la culture de Berlusconi, nommé en 2011 directeur de la bibliothèque Girolamini à Naples, et depuis mai 2012 en prison pour avoir dépouillé cette dernière. En parallèle des quelque 3 000 vols de manuscrits, incunables et autres documents précieux, De Caro semble avoir été à la tête d’une organisation vouée à la contrefaçon. Les faux Sidereus Nuncius, et notamment le faux présent dans la librairie Martayan Lan de New York, qui contient de supposées aquarelles préparatoires aux gravures présentes dans les exemplaires authentiques, est peut-être le faux le plus abouti de l’histoire du livre. De nombreux tests chimiques sur la composition du papier, de l’encre, etc, n’ont pu établir l’inauthenticité du livre. Mais la mise en évidence d’erreurs bibliographiques traditionnelles (deux défauts graphiques dans l’imitation de l’estampille De Cesi, le relevé d’une aberration sur le mot « periodis », la présence d’une petite tache noire au pied du P du privilège de la page de titre qui ne se trouve que sur la mauvaise impression d’un fac-similé de 1964…) permit à Nick Wilding de débusquer un faux pourtant authentifié par une bonne partie de la communauté scientifique.

Au regard de la loi

Comment donner une définition positive du faux ? Dans le domaine du livre, le droit apporte peu d’éléments de réponse. Agnès Maffre-Baugé, juriste, rappelle que les faussaires sont plus fréquemment condamnés pour le vol préalable que pour contrefaçon. Comment celle-ci peut-elle être caractérisée ? La question se pose surtout dès lors qu’on veut plaider au pénal pour obtenir plus que l’annulation d’une vente et d’éventuels dommages et intérêts. Le « principe de légalité du droit pénal » commande en effet une interprétation stricte des textes (« nullum crimen sine lege »), or les textes en la matière sont imprécis. Ainsi, outre le fait qu’elle ne s’applique qu’aux œuvres encore protégées par le droit d’auteur, la loi Bardoux (9 février 1895), qui définit la « fraude artistique » comme le fait de faire « apparaître frauduleusement un nom usurpé sur une œuvre de peinture, de sculpture, de dessin, de gravure et de musique », n’inclut pas le livre ou le manuscrit dans l’énumération. Le crime de « faux » (article 441-1), utilisé notamment en droit des affaires, qualifie une action qui « a pour objet […] d’établir la preuve d’un droit ou d’un fait ayant des conséquences juridiques », et ne s’applique donc pas au livre précieux. L’escroquerie (article 133-1), qui est le fait « soit par l’usage d’un faux nom ou d’une fausse qualité, soit par l’abus d’une qualité vraie, soit par l’emploi de manœuvres frauduleuses, de tromper une personne physique ou morale et de la déterminer ainsi, à son préjudice ou au préjudice d’un tiers, à remettre des fonds, des valeurs ou un bien quelconque », peut servir à qualifier la vente d’un faux, mais quid si la vente n’a pas eu lieu ?

Au civil, la tromperie, définie par le Code de la consommation (L.213), porte sur les marchandises ; peut-on considérer un incunable giloté comme une marchandise (quantifiable, qualifiable...) ? En tout état de cause, pour obtenir l’annulation de la vente, il faut que le juge statue sur le caractère excusable de l’erreur de l’acheteur. Issus du droit des affaires, les moyens en « concurrence déloyale » et surtout en « concurrence parasitaire » seraient théoriquement applicables dans certains cas. L’utilisation du droit d’auteur – qui définit la contrefaçon comme l’atteinte à l’un des quatre droits moraux de l’auteur – n’est possible que dans le cas où les œuvres ne sont pas tombées dans le domaine public – ce qui n’est que rarement le cas, notons-le (Alde Manuce, Galilée...). À aucun moment, le recel n’a été évoqué.

De la valeur du faux

Au-delà du caractère plaisant et instructif (et même utile, pour le dernier) de chaque exposé, l’ensemble de la journée donne à réfléchir sur une question qui n’intéresse pas que les conservateurs de fonds anciens, libraires et collectionneurs. C’est en effet la variété des rapports à l’objet patrimonial qui se dessine à travers la variété des rapports au faux. Quand une experte de Christie’s explique qu’un exemplaire des chroniques de Nuremberg voit son estimation de vente divisée par deux après qu’on a découvert qu’il est composé de deux jeux différents (chacun étant authentique – il s’agit d’une pratique courante aux XVIIIe et XIXe siècles), on peut se demander si cet exemplaire n’a pas, pour l’historien, une double épaisseur (sémantique, bibliographique...) ! La plupart des intervenants ont placé leur discours sous l’égide (légitime) de la défense des intérêts des budgets d’acquisition patrimoniale des bibliothèques (ne pas se faire avoir). On peut le comprendre, mais l’historien ne comprend pas et à n’a que faire de la « pureté » désirée par le bibliophile. Une fois sorti des cas exceptionnels (Galillée...), le faux, notamment le faux ancien, ne peut-il avoir une valeur en soi supérieure à l’énième exemplaire d’une édition présente ailleurs ? Dominique Varry rappelait que les plaquettes des faussaires britanniques Wise et Forman sont aujourd’hui des collectors. Agnès Maffre-Baugé, un peu par provocation, a émis l’hypothèse que le droit d’auteur pourrait protéger un faussaire revendiquant la paternité d’un faux. À l’inverse, une partie des faux Berlioz et des faux Vrain-Lucas ont été détruits – une opération qu’il serait utile de caractériser sociologiquement.

Terminons ce long compte rendu – dont l’auteur ne saurait garantir l’authenticité – en émettant le souhait que cet excellent, mais intimiste colloque, puisse donner lieu à publication, et si possible, au regard de l’investissement (les intervenants venaient de loin), publication gratuite et en ligne. •