Les sciences de l'information et des bibliothèques au prisme de Wikipédia
Cet article s’intéresse à la représentation de la sphère bibliothéconomique sur Wikipédia. Après un rappel des tentatives d’organisation du travail sur les thématiques bibliothéconomiques, il dresse un état des lieux fondé sur les articles liés au portail « Sciences de l’information et des bibliothèques ». Il montre que le déficit d’image des sciences de l’information sur Wikipédia est en grande partie lié aux relations ambiguës entre la communauté wikipédienne et le monde des bibliothèques et plaide pour une meilleure appropriation de cette encyclopédie en ligne par les bibliothécaires.
This article looks at how library science is represented in Wikipédia. It begins with a brief look back at various attempts to classify work in the field of library science before surveying the current situation, based on the articles in the Information and Library Science portal. The article demonstrates that Information Science’s lack of visibility on Wikipédia is largely due to the ambivalent relationship between the Wikipédia and library communities, and concludes by arguing that librarians should engage more fully with the online encyclopaedia.
Dieser Artikel interessiert sich für die Darstellung des bibliothekswissenschaftlichen Bereich bei Wikipedia. Nachdem er an die Versuche der Organisation der Arbeit über die bibliothekswissenschaftlichen Thematiken erinnert hat, erstellt er eine Übersicht über den aktuellen Stand, die sich auf die Artikel des Portals „Informationswissenschaften und Bibliotheken“ stützt. Er zeigt, dass das Defizit des Bildes der Informationswissenschaften bei Wikipedia zum großen Teil mit den mehrdeutigen Beziehungen zwischen der Wikipedia-Gemeinde und der Bibliothekswelt zusammenhängt und plädiert für eine bessere Anpassung dieser Online-Enzyklopädie durch die Bibliothekare.
Este artículo se interesa en la representación de la esfera biblioteconómica sobre Wikipédia. Después de un recuerdo de las tentativas de organización del trabajo sobre las temáticas biblioteconómicas, éste levanta un inventario fundado en los artículos ligados al portal “Ciencias de la información y de las bibliotecas”. El artículo muestra que el deficit de imagen de las ciencias de la información sobre Wikipédia está en gran medida ligada a las relaciones ambiguas entre la comunidad wikipediana y el mundo de las bibliotecas y aboga por una mejor apropiación de esta enciclopedia en línea por parte de los bibliotecarios.
Si le terme de « bibliothèque 2.0 » est récent 1, le concept a connu en quelques années au sein de la communauté professionnelle des bibliothécaires un succès foudroyant qui se marque par une multiplication de blogs, de tables rondes et de communications diverses. De plus, on assiste actuellement à une « bibliothécarisation » croissante de la société : les notions d’indexation, de métadonnées, d’autorités – familières aux bibliothécaires – sont désormais connues et pratiquées par la plupart des internautes sur des sites communautaires tels que Delicious, Flickr, YouTube et autres Deezer. Nous avons ainsi assisté au cours de ces cinq dernières années à une convergence entre pratiques professionnelles et pratiques à la fois informationnelles et ludiques du grand public.
Le site le plus représentatif du phénomène 2.0 est sans doute Wikipédia. Alors qu’il a moins de sept ans 2, le site figure parmi les dix sites les plus fréquentés de France et est une des principales sources d’information des internautes. Ce succès rapide et éclatant s’est accompagné de polémiques quant à son mode de fonctionnement et à la fiabilité des informations fournies. Or la question de la recherche d’information et de l’évaluation de sa pertinence est au cœur du métier de bibliothécaire. Wikipédia vient donc à la fois empiéter sur leur travail et diffuser leurs méthodes. Elle constitue à la fois un adjuvant ambigu, un concurrent encombrant, un outil (parfois) mal connu. Aussi faut-il se poser la question de l’appropriation de Wikipédia par les bibliothécaires et, plus largement, dans le cadre d’une réflexion sur l’environnement professionnel des bibliothèques, étudier la représentation de la sphère bibliothéconomique (concepts, établissements, hommes) dans le projet d’encyclopédie en ligne. Les wikipédiens se sont-ils intéressés à cette thématique et ont-ils développé des articles de qualité satisfaisante ? À l’inverse, les professionnels des bibliothèques ont-ils apprivoisé l’outil afin d’être présents dans cette gigantesque représentation du monde modifiable à la demande ?
Après un court rappel des tentatives d’organisation du travail sur ces thématiques, nous dresserons un état des lieux fondé sur les articles liés au portail « Sciences de l’information et des bibliothèques ». Ceci pose la question de la place des sciences de l’information dans Wikipédia et notamment des relations entre les contributeurs au projet et l’ensemble de la communauté.
Organiser le travail
Wikipédia commence à être bien connue dans ses principes 3. Il s’agit d’une encyclopédie sous licence libre, en construction permanente, à laquelle les internautes sont invités à participer. N’étant pas limitée par le nombre des articles, elle n’hésite pas à aborder des sujets très pointus et, selon sa propre définition, « incorpore des éléments […] d’encyclopédie spécialisée 4 ». Toutefois, si chaque internaute peut créer des articles, tous ne sont pas conservés, notamment ceux qui, à l’issue d’un examen communautaire, ne paraissent pas remplir les critères d’admissibilité 5. Si plusieurs pages présentent ces derniers, il est toujours difficile de faire la part des choses, les critères procédant largement du pragmatisme et des choix, évolutifs, voire fluctuants, de la communauté wikipédienne.
Dans la mesure où Wikipédia a vocation à présenter tous les champs de la connaissance, les sciences de l’information y ont leur place, sachant que certains des sujets en relevant appartiennent aussi à d’autres domaines tels que l’histoire, le droit, la littérature et, de plus en plus, l’informatique.
Il est difficile de dater les premiers articles apparus en sciences de l’information. Les plus anciens paraissent remonter à l’été 2002, avec la « Classification décimale de Dewey 6 ». On en trouve à nouveau à partir du printemps 2003, avec des entrées comme « Information » (8 mai), « ISSN » et « ISBN » (3 août), « Bibliothèque » (9 novembre), « Bibliographie » et « International Standard Book Description » (21 novembre). Alain Caraco, conservateur des bibliothèques, a commencé à participer à Wikipédia en novembre 2003, précisément en créant l’article « Bibliothèque ». Le 30 juillet 2004, il lance le projet Wikipédia 7 « Sciences de l’information et des bibliothèques » avec, comme objectif, de « lister les articles à rédiger dans le domaine des sciences de l’information et des bibliothèques ». Dans le même temps, voyant une opportunité pour les bibliothèques, il écrit en août 2004 un article dans le Bulletin des bibliothèques de France 8. Après avoir présenté l’offre de l’époque en matière d’encyclopédies, il voit dans Wikipédia, encore peu connue à l’époque, une alternative possible aux encyclopédies traditionnelles, tout en restant conscient de ses limites. Pour lui, les bibliothécaires, comme les enseignants, ont intérêt à ce que Wikipédia soit la plus fiable possible, et donc à s’investir dans sa rédaction.
Au lancement du projet SIB, la liste comprend une trentaine d’articles sur les supports et les contenus (« Document », « Livre (document) », « Texte »), les types de bibliothèques, les bibliothèques célèbres (Bibliothèque nationale de France, Bibliothèque du Congrès, British Library), les personnalités marquantes (Melvil Dewey, Eugène Morel), des normes (ISBD) et des pratiques (« Désherbage (bibliothèque) »).
En août 2004, le contributeur TigH crée les premiers articles sur les archives et les intègre au projet. Ce même contributeur a également posé la question de l’intégration d’internet dans le portail, mais encore fallait-il ne pas « noyer le reste 9 ».
La création du portail 10 des sciences de l’information et des bibliothèques n’apparaissait pas alors comme une priorité. Il voit le jour à son tour le 26 novembre 2005 11. Cette création a été accélérée suite à une proposition qui avait été faite, au terme de laquelle les liens vers des domaines ne disposant pas d’un portail seraient supprimés de la page d’accueil. À la création du portail, la liste des articles liés au thème y est transférée. Cette liste ne se veut pas exhaustive et entend au contraire signaler les articles les plus importants du domaine. Le portail comprend également une liste des catégories du domaine 12, une invitation à contribuer, une liste des enrichissements récents (qu’il s’agisse de nouveaux articles ou d’ajouts significatifs à un article existant), une liste d’articles à créer et une autre destinée à accueillir le « contenu de qualité ». La structure du portail n’a guère changé depuis, si ce n’est l’ajout d’une rubrique « Actualités », le 30 novembre 2006, rubrique qui est mise à jour assez irrégulièrement. Plus récemment, la liste des articles à créer a été retirée, tandis qu’étaient créées une rubrique de mise en valeur d’un article et la « photo du jour ».
Après la création du portail, la page projet est quant à elle réorganisée en février 2006 pour adopter, comme la plupart des autres projets actifs l’ont fait à cette époque, une mise en page par cadres. En mars 2007 est créée une page d’index alphabétique de tous les articles et des pages de maintenance liés au thème, page qui est alimentée automatiquement par la présence dans l’article d’un bandeau renvoyant au portail. En juin 2007, le projet rejoint le processus dit « Wikipédia 1.0 13 ». En décembre 2007, le nombre d’articles liés au domaine atteint 500. Au 12 avril 2009, il est de 663.
Depuis la création officielle du projet SIB, 35 personnes se sont inscrites parmi les participants et 26 en font encore officiellement partie aujourd’hui, après une annulation volontaire et des retraits d’office de contributeurs inactifs en 2006. Il n’y a plus eu de retrait d’office depuis lors, mais plusieurs de ces contributeurs ne sont pas actifs pour autant. Sur les 26 actuellement inscrits, neuf personnes se présentent comme conservateurs des bibliothèques, trois comme bibliothécaires, un comme discothécaire, cinq comme documentalistes (plus une « technicienne de documentation »), un comme analyste informatique, un comme assistant, trois comme étudiants en sciences de l’information, et un comme « candidat au concours », bien qu’il n’ait pas modifié cette indication depuis 2004. Le dernier se définit comme bibliophile. Parmi les démissions figurent un professeur documentaliste en centre de documentation et d’information et un adjoint du patrimoine (qui se décrivait déjà comme « futur ex-bibliothécaire » et exerce désormais un autre métier).
Cette analyse des inscriptions peut donner une idée du profil de ceux qui contribuent dans le domaine des sciences de l’information ou ont, un jour, envisagé de le faire. Mais l’inscription au sein d’un projet n’oblige pas à y contribuer, ni même à alimenter Wikipédia. Depuis, certains contributeurs ont cessé de contribuer ou ne contribuent qu’épisodiquement, revenant de temps à autre. D’autres semblent avoir trouvé un autre centre d’intérêt, comme le patinage artistique.
Pour intéresser d’autres professionnels, six contributeurs (cinq conservateurs des bibliothèques et une documentaliste), dont Alain Caraco et les deux signataires du présent article, ont lancé en juillet 2007 un appel sur la liste biblio-fr 14. Ce message n’a pratiquement eu aucune retombée sur l’arrivée de nouveaux contributeurs. L’époque de la diffusion, en plein été, la longueur du message peut-être, n’ont pas favorisé l’attention qui y a été portée. On peut toutefois penser que la méfiance avec laquelle Wikipédia continue d’être considérée dans la profession n’est pas étrangère au faible écho qu’il a reçu.
Plusieurs contributeurs, inscrits ou non à Wikipédia, participants officiels du projet ou pas, sont intervenus pour créer un ou deux articles. Par exemple, un contributeur a créé l’article consacré à l’Association des bibliothécaires de France et celui sur les « Principes de classement des documents musicaux ». Une autre a créé les articles « Institut régional des techniques documentaires », « Recherche d’information » et « Gestion des documents d’archives ». Un autre a créé l’article « Répertoire de vedettes matière ».
Certains contributeurs réalisent une série d’articles sur un même thème : plusieurs articles sur des bibliothèques nationales sont dus au même contributeur, de même pour les archives nationales des différents pays ou les bibliothèques cantonales suisses.
Les sciences de l’information et des bibliothèques sur Wikipédia : un état des lieux
Bien qu’il existe un lieu de discussion et un projet destiné à mieux organiser le travail, le principe même de Wikipédia est de laisser chacun contribuer à son rythme et selon ses envies et ses compétences. Dès lors, la qualité des articles, leur avancée, leur création même ne reposent pas entièrement sur une volonté rationnelle, mais sont un reflet des intérêts et de la culture des contributeurs. Six cent trente articles créés jusqu’au 15 février 2009 ont été répertoriés et analysés. Tous ne sont cependant pas évalués dans le cadre de Wikipédia 1.0 15.
Créer des articles
Si l’on considère le nombre de ses entrées, Wikipédia a connu une spectaculaire croissance au cours de ses premières années d’existence jusqu’à compter aujourd’hui plus de 800 000 articles 16.
Les SIB n’ont pas connu un destin différent : comme l’indique la courbe sigmoïde 17, les premiers articles sont créés à des intervalles assez longs en raison du faible nombre de contributeurs (voir fig. 1). Puis, l’outil étant de plus en plus connu, les articles sont créés rapidement en grand nombre ; ce n’est que récemment que la vitesse de création s’est ralentie en raison d’une couverture du sujet allant croissant.
Comme pour tout outil, la forme de Wikipédia influe sur son contenu. La présentation par article portant sur des thèmes autonomes favorise l’éclatement de l’information. On trouve ainsi un grand nombre d’établissements (234 + 40 organismes divers) et de personnes (113), car ces thèmes se prêtent bien à la rédaction de monographies. Contrairement à ce que pourrait laisser penser une approche instinctive, l’informatique documentaire n’a pas une place surdimensionnée (seulement 38 articles) : Wikipédia n’est pas réservée qu’aux geeks 18.
L’ordre dans lequel les articles ont été créés n’est pas sans signification. Le tout premier article, « Classification décimale de Dewey », apparaît avant des articles plus en rapport avec l’informatique documentaire : « Moteur de recherche » et « TLFi » (Trésor de la langue française informatisé). Rapidement apparaissent des articles sur des institutions ou des établissements.
Plusieurs influences viennent alors se contrebalancer. D’une part, les grandes institutions françaises et internationales auxquelles on pense aisément : la Bibliothèque nationale de France est la première créée ; les bibliothèques du Congrès et d’Alexandrie viennent en quatrième et cinquième positions. D’autre part, les institutions bénéficiant pour une raison ou pour une autre d’une large couverture médiatique (l’Imec/Institut Mémoires de l’édition contemporaine est créé en deuxième). Enfin, celles qui sont fréquentées par les wikipédiens eux-mêmes (Service historique de la Défense, troisième article créé 19). Les débuts ne présentent guère de surprise : on écrit sur ce qui est le plus proche de soi, que ce soit par la culture générale (BnF) ou par la facilité d’obtention des sources (médiatisation, traduction depuis l’anglais). Seule l’individualité d’un contributeur intéressé par un sujet spécialisé vient parfois troubler ce déroulement. Les créations ont tendance, dans un premier temps, à être franco-centrées – les rares institutions étrangères créées étant les plus importantes –, avant de se diversifier.
Des articles plus proprement bibliothéconomiques ou professionnels apparaissent à partir de 2004. Ceux sur les écoles sont créés dans la foulée, c’est-à-dire relativement tôt : les notices sur l’École des chartes et l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (Enssib) sont toutes deux créées dès mars 2004 20 et sont de bonne tenue, ce qui démontre à la fois une implication d’anciens élèves dans Wikipédia et un attachement à ces écoles, dont bénéficient rarement les universités.
Signe peut-être du peu de reconnaissance des bibliothécaires dans la société, les premiers articles portant sur des personnes sont créés assez tardivement et concernent avant tout ceux qui ont posé les bases de la réflexion bibliothéconomique au tournant des XIXe et XXe siècles. Apparaissent, dans l’ordre, Melvil Dewey, Eugène Morel, Shiyali Ramamrita Ranganathan, Paul Otlet et Charles Ammi Cutter. Ce n’est que bien plus tard encore que des articles sont consacrés à des personnes vivantes. Si l’on s’en tient à ce qui est significatif 21, la première personne est Michel Melot. Cet article est créé extrêmement tard (janvier 2006) et le considère davantage comme un historien que comme un bibliothécaire. Il en est de même des second et quatrième bibliothécaires, Alfred Fierro 22 et Henri-Jean Martin 23. Les deux premières personnes auxquelles on a consacré un article pour leur seul travail de bibliothécaire sont donc la Canadienne Carol Couture, puis la Française Anne-Marie Bertrand, en novembre 2006, soit à une période où Wikipédia approche déjà des 400 000 articles.
Entre-temps, de nombreux articles consacrés à des personnalités décédées ont été rédigés, mais la plupart n’ont pas été créés par des membres du projet SIB et concernent des personnes qui sont bibliothécaires par hasard : on a écrit sur eux parce qu’ils étaient historiens, écrivains, administrateurs, hommes politiques. Être bibliothécaire semble rarement donner droit à un article.
Il arrive en revanche que des articles soient améliorés quand l’actualité les met sur le devant de la scène. Ce peut être le cas lors d’une inauguration (« Bibliothèque et archives nationales du Québec »), d’un décès (« Henri-Jean Martin ») ou d’une question reliée de manière plus lâche aux bibliothèques (« Maison de la sagesse », suite à la polémique entourant la publication d’Aristote au Mont-Saint-Michel : les racines grecques de l’Europe chrétienne de Sylvain Gouguenheim en 2008). L’afflux de sources facilement accessibles et de contributeurs intéressés par ces questions est bénéfique, mais peut parfois donner des articles déséquilibrés. En dehors de ces événements exceptionnels finalement assez rares, le nombre de contributeurs d’un article dépend pour une large part de sa date de création : plus les articles sont récents et plus le nombre de contributeurs différents ayant effectué des modifications est petit ; il est rare que l’un d’entre eux fasse l’objet d’un engouement subit de la part d’un grand nombre de contributeurs et le rôle de l’actualité dans le développement du portail est réduit (voir fig. 2).
Les articles du portail SIB proviennent donc d’une complexe alchimie. Sa taille ne permet pas une complète maîtrise dans la rédaction des articles (qui n’est de toute façon pas souhaitée) ni même de poser des priorités de travail : il vogue au hasard de la volonté de ses contributeurs, voire souvent de wikipédiens extérieurs au projet. Il en ressort assurément une certaine hétérogénéité qui a du moins permis la création d’un nombre d’articles suffisant pour couvrir approximativement le thème. Qu’en est-il cependant de la qualité de ces articles ?
La qualité des articles
Même si le nombre d’articles du projet est relativement modeste par rapport à d’autres 24, le champ est assez bien couvert et les manques criants demeurent rares 25. La faiblesse réside plutôt dans le caractère peu approfondi des articles et dans leur insuffisante qualité. Sur les 461 articles évalués, un seul est de niveau supérieur à B et seulement 60 supérieurs à « bon début 26 ». Les articles sont donc pour la plupart des ébauches ou des ébauches avancées, ce qui est relativement inquiétant à ce stade d’avancement de Wikipédia. Pire, ceci est également valable pour les articles classés d’importance maximum : sur les quinze, trois sont des ébauches et huit sont classés comme « bon début ».
Le poids moyen des articles est de 4,9 Ko, ce qui est relativement peu et provient du fait qu’un bon nombre d’articles sont restés à l’état d’ébauche. Une forte corrélation existe bien évidemment entre le poids d’un article et son avancement 27. Plus encore, l’analyse des articles existants montre que plus le nombre de contributeurs (et de contributions) est important et meilleur est l’article, ce qui conforte l’utilité du travail collaboratif 28 (voir fig. 3).
Corrobore également ce jugement le fait que l’augmentation du nombre de modifications d’un article apporte réellement du contenu en faisant augmenter son poids : ce ne sont donc pas que des modifications orthographiques, des guerres d’édition ou des passages de bots 29 (voir fig. 4).
On comprend dès lors que la qualité des articles dépende partiellement de la taille de la communauté susceptible de les modifier. C’est pourquoi, au sein des SIB, la présence d’un grand nombre de contributeurs intéressés par l’informatique et les nouvelles technologies entraîne un plus grand nombre de contributions sur les articles traitant de l’informatique documentaire et, partant, une meilleure qualité de ces articles (voir fig. 5).
La qualité d’un article ne dépend cependant pas uniquement de sa taille, mais également d’un certain nombre de critères formels, parmi lesquels l’un des plus aisément quantifiable est le nombre de notes et de références 30. On ne s’étonnera certes pas qu’il existe une corrélation entre la taille d’un article et le nombre de références qu’il comporte. Plus inquiétant toutefois est le fait que le nombre de notes ne soit pas plus important pour les articles récents que pour les anciens : on continue actuellement à créer des articles sans notes qui seront dans le meilleur des cas « sourcés 31 » plus tard (voir fig. 6).
Un grand nombre d’articles du portail SIB ne comportent pas de page de discussion (ou une page minimale destinée à héberger l’avancement et l’importance de l’article), ce qui peut être le signe du caractère peu polémique des sujets abordés ou, encore une fois, du trop faible nombre de contributeurs pour que le travail soit véritablement collaboratif. En dehors des distinctions thématiques 32, il existe cependant une corrélation que l’on peut mesurer entre le poids d’une page et celui de sa page de discussion (voir fig. 7).
Le ralentissement de la création des articles devrait ainsi pouvoir amener à un approfondissement progressif de ceux qui existent déjà. Mais, pour cela, il faut un plus grand nombre de contributeurs à la fois capables de connaître les sources à utiliser, d’y avoir accès et de rédiger des articles fouillés : si les deux actions sont utiles, ce ne sont pas forcément les mêmes contributeurs qui créent des ébauches et qui rédigent de longs articles documentés. Si le premier type de contributeur manque, nous avons vu que des biais permettent de pallier le problème. En revanche, seule une plus forte implication de personnes motivées permettra de venir à bout de la seconde tâche.
Quelle place pour les bibliothèques sur Wikipédia ?
Une incompréhension de la communauté ?
Finalement, la représentation des bibliothèques est pour le moins ambiguë et, plus grave, on peut se demander dans quelle mesure ceci n’est pas représentatif d’une incompréhension plus large de la société à l’égard de la profession.
L’incompréhension se marque par la difficulté à établir des critères qui permettent de déterminer quels articles du projet ont leur place dans Wikipédia. Cette question est particulièrement marquante pour les personnes. L’article sur Gérald Grunberg a ainsi été supprimé en septembre 2008, après moins de deux ans d’existence 33 : les avis donnés par les wikipédiens sont particulièrement intéressants en ce qu’ils montrent le brouillage qui existe autour de la notion de bibliothécaire. En l’absence de critères exprès, le conservateur est tantôt considéré comme haut fonctionnaire, tantôt comme chercheur, tantôt comme écrivain. La spécificité du métier est ainsi très mal comprise et l’on aboutit à d’étranges paradoxes : tel érudit de province qui a publié deux mauvaises notices d’histoire locale sera accepté 34, tandis qu’un bibliothécaire au sens plein du mot verra son article supprimé. Finalement, la même question des critères se pose au niveau des établissements, où les questions de pertinence encyclopédique ne correspondent pas à la perception bibliothéconomique. Ainsi, plus une bibliothèque est spécialisée dans son domaine et capable de faire montre de sa spécificité et plus aisément elle sera acceptée sur Wikipédia. On y trouvera donc des bibliothèques de composante 35 ou des sections de service commun de la documentation (SCD), alors qu’un SCD tout entier, jugé trop généraliste, sera supprimé, les informations le concernant pouvant uniquement prendre la forme d’un chapitre de l’article sur l’université dont il dépend 36.
Du point de vue le plus pragmatique qui soit, le problème n’est pas insurmontable. L’exemple d’autres projets montre qu’il suffit de quelques contributeurs motivés capables de s’appuyer sur des travaux sérieux (et les publications en matière de bibliothéconomie sont très nombreuses et facilement accessibles) pour inverser la tendance et faire comprendre à l’ensemble de la communauté les critères d’importance et de pertinence propres à un champ disciplinaire précis.
Vers une action institutionnelle des bibliothèques ?
Bien qu’il comporte déjà plus de 600 articles, il reste à la fois des articles à créer et des articles à améliorer ou à mieux relier entre eux.
Sur le plan des établissements, par exemple, nombre de bibliothèques ne font pas encore l’objet d’un article. Il en va ainsi de plus de la moitié des bibliothèques municipales des grandes villes de France, à commencer par Paris 37, Lyon ou Bordeaux. Pour ce qui est des bibliothèques universitaires, s’il paraît, comme nous l’avons vu, difficile de leur consacrer un article particulier, les pages dédiées à chacune des 85 universités françaises devraient contenir au moins un paragraphe sur le SCD, au même titre que les composantes et les diplômes proposés. Hors de France, s’il existe déjà des articles sur plusieurs bibliothèques, seule la moitié des bibliothèques nationales ont leur article et d’autres bibliothèques patrimoniales prestigieuses comme la Biblioteca Angelica attendent encore le leur. Pour les personnalités, comme on l’a vu, il faut rester prudent, mais des confrères comme Martine Poulain, Réjean Savard ou Jean-Michel Salaün mériteraient sans doute de figurer dans l’encyclopédie. En bibliothéconomie, il y aurait sans doute de la matière pour des sujets comme les rayonnages compacts ou les fantômes.
Mais l’objectif n’est pas seulement de créer de nouveaux articles, il faudra aussi et plus encore peut-être améliorer les articles existants, d’autant qu’un seul article ayant trait aux sciences de l’information arbore un label de qualité attribué par la communauté. Certains articles consacrés aux sciences de l’information sont extrêmement courts, comme celui consacré à la bibliothèque de l’Arsenal (l’article homologue en anglais est trois fois plus long). La bibliothèque Mazarine est mieux lotie, mais cet article est loin d’être complet. D’autres articles souffrent de pareils travers, comme l’article « Bibliothéconomie » qui, visiblement, n’intéresse presque personne, du moins pour le compléter. D’autres articles présentent un biais, comme celui consacré à la politique documentaire : à le lire, il n’y aurait de politique documentaire que dans les CDI (centres de documentation et d’information) !
Cependant, le biais le plus courant est d’ordre culturel, qui tend à mettre systématiquement la France en avant, voire à ne parler que d’elle, alors que l’encyclopédie n’est pas française, mais francophone, et surtout à ambition universelle. Sur ce plan, des articles comme « Prêt entre bibliothèques », « Bibliothèque publique » ou « Dépôt légal » ont partiellement échappé à ce piège tout en consacrant plus de lignes à la France qu’à tout autre pays, mais ce n’est pas le cas général. Malgré la création d’un article spécifique sur les bibliothèques en France, l’article « Bibliothèque » s’appuie essentiellement sur la France, tout comme l’article « Bibliothèque universitaire ». De même, l’article « Bibliothécaire » est insatiable sur le statut des personnels des bibliothèques en France, mais n’aborde pas la situation dans les autres pays. Certes, les sciences de l’information ne sont pas les seules touchées par le phénomène 38 et les articles dans d’autres versions linguistiques de Wikipédia rencontrent le même type de problème 39. Cet idéal d’internationalisation n’en devra pas moins être pris en compte dans l’avenir du projet.
Une fois que ces obstacles sont franchis, il faut penser à illustrer les articles, même si ce n’est pas toujours facile. L’article « Bibliobus » montre effectivement quelques véhicules espagnols, mais des photos supplémentaires y seraient les bienvenues. L’article « Bibliothèque départementale de prêt » est, quant à lui, toujours privé d’illustration.
Mais, comme dans d’autres domaines, le principal défaut de nombreux articles est le manque de sources de référence. En effet, pour accroître sa fiabilité et sa qualité, Wikipédia affiche de plus en plus les sources des articles sous forme de notes renvoyant à des sites internet ou à des références bibliographiques précises. Les articles sur les sciences de l’information devront donc, comme les autres, s’appuyer sur la littérature professionnelle (revues spécialisées, ouvrages) ainsi que sur les sites web pertinents.
En contribuant, il faut surtout éviter d’enfreindre deux principes fondateurs que sont la licence libre et la neutralité de point de vue. Wikipédia est en effet diffusée sous double licence libre GFDL et Creative Commons, de la même manière que les logiciels libres. La priorité étant la diffusion aisée de l’information, elle peut être librement redistribuée, y compris sous forme commerciale. Pour respecter pleinement la licence, Wikipédia accueille donc presque exclusivement des textes originaux. À côté de ces derniers, d’autres sont des republications autorisées d’autres textes, mais cela suppose que le titulaire des droits accepte que ce texte puisse être modifié et redistribué, y compris sous forme commerciale. Or, il est fort peu probable, par exemple, que la collectivité ou l’établissement public de rattachement accepte que l’on reprenne dans ces conditions le texte du site internet sur Wikipédia.
L’autre principe à bien prendre en compte dans la rédaction sur Wikipédia est la neutralité de point de vue. Selon ce principe, les articles de Wikipédia n’ont pas à prendre position, mais à exposer les éléments avec le maximum de neutralité. En pratique, cela implique de s’abstenir de tout propos qui pourrait paraître publicitaire, notamment dans la présentation des services documentaires.
Appel à contribution
L’encyclopédie Wikipédia ne laisse pas grand monde indifférent. Elle garde ses détracteurs comme ses défenseurs. Quand on sait que tout le travail est assuré par des bénévoles, on peut avoir une certaine admiration pour tant d’activité. Cela ne doit pas cacher les défauts de l’encyclopédie et les possibilités d’amélioration. Le secteur des sciences de l’information s’est fait une petite place dans l’encyclopédie et continue d’y progresser à son rythme. Cependant, les interventions dans ce domaine restent le fait d’un petit nombre de contributeurs motivés rejoints, de temps à autre, par quelqu’un qui vient ajouter ou compléter un ou deux articles. Mais, à cheval entre sciences humaines et sciences et techniques, elles peinent parfois à trouver une position claire au regard de la communauté, comme en témoignent la difficulté à situer le portail des sciences de l’information au sein de l’ensemble ou les difficultés rencontrées dans les débats de suppression. Il faut que le monde des bibliothèques entre dans l’actualité pour que d’autres personnes s’y risquent. Ainsi les lancements largement médiatisés de la Bibliothèque numérique européenne en novembre 2008, puis de la Bibliothèque numérique mondiale en avril 2009, ont entraîné un soudain frémissement sur les articles.
Si les sciences de l’information souffrent d’un déficit d’image au sein de Wikipédia, c’est sans doute dû à leur faible médiatisation mais aussi à une visibilité médiocre. Pour que cette situation s’améliore, il faut que ce secteur fasse parler de lui, si possible par des articles reconnus bons ou de qualité.
Il ne faut pas attendre un miracle : personne ne se substituera aux professionnels pour rédiger, compléter et corriger les articles consacrés à ces domaines 40. Chacun devrait au moins avoir à cœur que la bibliothèque – ou le service d’archives – où il travaille soit mentionnée dans cette encyclopédie maintenant largement consultée. Peut-être cet article suscitera-t-il quelques vocations ?
* Les auteurs placent leur contribution sous licence Creative Commons (CC-BY-SA). Les droits de l’éditeur sont réservés.
Juin 2009