Mort et transfiguration du droit d'auteur ?
Éclairages historiques sur les mutations du droit d'auteur à l'heure du numérique
L’histoire du droit d’auteur est marquée par l’affrontement de deux modèles, l’un fondé sur la propriété privée et l’autre sur le contrat social. L’essor des nouvelles techniques de l’information et de la communication a exacerbé cet antagonisme, dans un contexte d’industrialisation, de commercialisation et de mondialisation croissantes du secteur culturel. Aujourd’hui, la protection économique des œuvres ne cesse de gagner du terrain. En réaction, la tentation de la socialisation du droit d’auteur traduit la montée en puissance des consommateurs.
The history of copyright has been marked by the confrontation of two models, one founded on private property and the other on social contract. The expansion of new information technology and communication has exacerbated this antagonism in the context of industrialization, commercialization and growing globalization in the cultural sector. The economic protection of works continues to gain ground today. In reaction to this, the temptation to socialize authors’ rights expresses the growth in the power of consumers.
Die Geschichte des Urheberrechts ist von der Gegenüberstellung zweier Modelle gekennzeichnet, eines auf dem Gedanken des persönlichen Eigentums beruhend, das andere das sich auf den Gesellschaftsvertrag beruft. Das Aufkommen von neuen Techniken auf dem Gebiet der Information und der Kommunikation hat diesen Konflikt verschärft und zwar im Zusammenhang mit der wachsenden Industrialisierung, Vermarktung und Globalisierung des kulturellen Sektors. Heute weitet sich der wirtschaftliche Schutz von Kulturwerken immer mehr aus. Die Reaktion darauf ist der Versuch einer Sozialisierung des Urheberrechts über den wachsenden Einfluss der Konsumenten.
La historia del derecho de autor está marcada por el enfrentamiento de dos modelos, uno fundado en la propiedad privada y el otro en el contrato social. El desarrollo de nuevas técnicas de la información y de la comunicación ha exacerbado este antagonismo, en un contexto de industrialización, de la comercialización y de la mundialización crecientes del sector cultural. Hoy en día, la tentación de la socialización del derecho de autor traduce el ascenso en potencia de los consumidores.
« Le droit d’auteur est-il anachronique 1 » ? « Le droit d’auteur est-il soluble dans l’économie numérique 2 » ? « Le droit d’auteur est-il une parenthèse dans l’histoire 3 » ? Avec l’essor de la société de l’information et la révolution numérique, la survie du droit d’auteur est devenue une question obsédante.
Permettant de stocker sans limitation textes, images et sons, de les restituer sans déperdition, de les soumettre à une incessante interactivité et de les communiquer à volonté, les nou-velles techniques de l’information et de la communication bouleversent les catégories fondamentales du droit d’auteur.
Objet du droit, définie comme la forme originale donnée aux idées communes à tous, l’œuvre de l’esprit perd, off-line ou on-line, la fixité et la permanence qu’elle revêtait dans le monde physique. L’hyper-textualité, succédané informatique de l’intertextualité chère au post-structuralisme, permet à l’internaute de donner son propre sens à l’œuvre, voire d’y apporter sa propre contribution, et brouille ainsi les frontières entre création et réception, auteur et public 4.
Difficile à identifier, l’auteur individuel ne s’efface-t-il pas devant un « auteur collectif sui generis des réseaux 5 » ? L’exercice des droits, le bénéfice des exceptions et les schémas traditionnels qu’ils sous-tendent sont également perturbés par les possibilités qu’offrent les nouvelles techniques et l’ampleur des expériences souvent inédites qu’elles suscitent : mise en ligne des œuvres par leurs créateurs sans intermédiaire, offres de consommation à la carte par les entrepreneurs, échange des fichiers par les logiciels de peer to peer entre utilisateurs, projets « borgésiens » de bibliothèque universelle… Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que l’émergence d’un nouveau paradigme économique et juridique fasse débat 6.
Pour l’heure, le moins que l’on puisse dire est que la rencontre du droit d’auteur et de l’environnement digital provoque une « exacerbation des antagonismes 7 », une « guerre » sans merci « des copyrights 8 ». Loin d’être circonscrites aux prétoires et à la littérature spécialisée, les querelles prennent la tournure d’un passionnant débat de société. Et pour cause ! Les enjeux dépassent la sphère juridique et technique et concernent plus largement la place des créateurs dans la société, l’accès au savoir et à la connaissance, le marché des biens culturels et sa régulation par l’État… Les acteurs intéressés au débat sont nombreux.
Cependant, au regard des discours, des pratiques et des règles adoptées ou avortées, l’avenir du droit d’auteur est actuellement dominé par un affrontement entre deux tendances. Celle qui unit les autorités internationales et nationales et les titulaires de droits dans un même effort pour adapter et étendre le droit d’auteur au nouvel environnement suscite l’hostilité croissante de celle qui, à l’inverse, convaincue que l’adaptation du droit d’auteur ne profite qu’aux grandes firmes, plaide pour l’exploration d’alternatives qui garantissent au public l’accès le moins contraignant aux créations de l’esprit.
Leur affrontement, qui s’est exprimé à l’occasion de procès et de la transposition de la directive européenne sur le droit d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information (Dadvsi), tient en particulier aux fonctions contradictoires des nouvelles techniques. Facilitant la reproduction et la diffusion des œuvres, la révolution actuelle génère chez les consommateurs des pratiques qu’ils estiment conformes à leur liberté, à leur « droit » de copie privée. Mais ce que permet la technique, la tech-nique peut aussi désormais l’empêcher. En effet, par des mesures techniques de protection (ou DRM), les titulaires de droits peuvent désormais contrôler les œuvres après leur publication, en verrouiller l’usage, voire l’accès, en interdire les copies pour prévenir le piratage.
Alors « comment concilier l’inconciliable 9 », la copie privée et la propriété numérique ? Épineux, le problème a attisé et attisera sans doute encore, en dépit de l’intervention du législateur, des divergences 10. Au fond, comme bien d’autres problèmes posés par la rencontre entre le droit d’auteur et l’environnement digital, et impossibles ici à recenser, il revient à établir une balance entre l’intérêt général et les intérêts privés, et en cela, il n’est pas nouveau 11.
En effet, une brève histoire du droit d’auteur rappelle ou révèle que la bipolarité des intérêts a été déterminante dans la formation de la protection des œuvres et de ses limites. Cependant, elle ne reflète pas la hiérarchie qui s’est progressivement imposée entre le XVIIIe siècle et le milieu du XXe siècle. L’auteur, à mesure qu’il a conquis des droits propres, opposables aussi bien aux exploitants qu’au public, est devenu le centre de gravité du droit d’auteur français, celui-ci étant alors fondé sur une trilogie d’intérêts. Cette évolution, dans son ensemble, témoigne en même temps de la capacité d’adapter la protection juridique de la création intellectuelle aux transformations économiques, sociales et techniques.
Le recul historique permet aussi de mettre en évidence la concurrence récurrente entre deux modèles du droit d’auteur – la propriété privée et le contrat social –, dont les deux tendances antagonistes actuelles ne sont que des avatars et dont l’une d’elles sera, peut-être, le paradigme de demain
Une brève histoire du droit d’auteur
Dans ses grandes lignes, l’histoire du droit d’auteur jusqu’au milieu du XXe siècle se caractérise par un lent mouvement d’individualisation et de privatisation des œuvres au profit des créateurs.
La liberté de copier, un principe
« Nul libraire ne peut refuser un exemplaire à celui qui voudra en faire une copie. » Il ne s’agit pas ici de la copie privée, aujourd’hui tant débattue, mais d’une règle posée par les statuts des libraires parisiens de… 1316 12. Preuve, si besoin était, de l’inexistence de la propriété intellectuelle à l’époque médiévale, la règle illustre, à l’instar de l’adage selon lequel la science ne peut être vendue car elle est un don de Dieu, le souci de l’Université d’encourager la reproduction et la circulation des manuscrits « pour l’avantage des études » et, partant, d’assurer le partage et la diffusion du savoir 13.
L’impératif médiéval de gratuité et de liberté de la copie ne disparaît pas brusquement avec l’invention de l’imprimerie. Certes, à partir du début du XVIe siècle, pour se prémunir contre la concurrence déloyale que leur causent les contrefaçons, des libraires et imprimeurs sollicitent et obtiennent de la monarchie des prérogatives exclusives d’exploitation des ouvrages, sous la forme de lettres de privilège. Si des auteurs en sont également gratifiés, ils sont contraints par l’organisation corporative de les céder aux libraires et imprimeurs.
Mécanisme juridique ancien, le privilège est ainsi adapté aux besoins de protection économique, nés d’une invention technique. Cependant, les privilèges exclusifs sont strictement limités dans leur objet et dans leur durée si bien qu’ils demeurent l’exception. Sous réserve de la censure, le principe réside dans « la liberté publique » de l’impression 14, ancêtre du domaine public, âprement défendue par l’Université et les magistrats, au nom du bien commun et de l’interdiction des monopoles, afin de procurer des livres à prix justes et raisonnables au public.
Le rapport entre principe et exception ne s’inverse qu’à partir du milieu du XVIIe siècle. Afin de lutter plus efficacement contre les contrefaçons étrangères mais aussi contre les écrits huguenots, la monarchie étend considérablement le champ d’application des privilèges et réduit d’autant le domaine public. Incessamment prolongés, protégeant des ouvrages toujours plus nombreux, les privilèges exclusifs cessent d’être une exception pour devenir le principe en matière de reproduction et de vente des livres. L’extension des privilèges ne profite qu’à une clientèle royale, composée de quelques grands éditeurs parisiens. Ces derniers, détenteurs d’un monopole, inclinent peu à peu à tenir les privilèges royaux pour leurs droits, des droits légitimement et définitivement acquis et confondus avec la propriété des manuscrits qu’ils achètent aux auteurs. Du monopole éditorial à la propriété littéraire, il n’y a qu’un pas qui sera franchi au XVIIIe siècle 15.
L’affirmation de la propriété de l’auteur et le compromis révolutionnaire 16
C’est à partir de 1725 que les éditeurs parisiens s’efforcent de rendre leur monopole définitivement opposable à l’État royal qui menace de le leur retirer. Par la voix de leurs avocats, ils prétendent qu’ils détiennent sur les œuvres de l’esprit non pas des privilèges royaux mais une propriété privée perpétuelle et de droit naturel, qui leur a été cédée par ceux qui l’avaient acquise originairement en vertu de leur travail intellectuel : les auteurs.
Soutenue par Diderot mais contestée par les libraires provinciaux, la thèse selon laquelle l’œuvre est une propriété de l’auteur, perpétuelle et librement cessible à l’éditeur, est formulée à l’occasion d’une réforme de la librairie mais se nourrit d’autres influences. Philosophiques et politiques, avec le succès des théories des droits naturels de l’individu. Esthétiques, avec la valorisation de l’originalité, retenue comme critère de définition juridique de l’œuvre de l’esprit. Socio-économiques, avec l’accroissement d’une demande liée à l’essor d’un public lettré, avec la professionnalisation croissante de la création et la revendication d’écrivains, auteurs dramatiques et compositeurs pour que soit reconnu et protégé leur -métier.
Leur revendication est en partie satisfaite au cours des dernières années de l’Ancien Régime. Ainsi, par des arrêts de 1777 et 1778, la monarchie reconnaît à l’auteur, pour le « récompenser de son travail », la propriété perpétuelle de son œuvre et du privilège d’exploitation et réglemente ses relations contractuelles avec les libraires et imprimeurs afin qu’il la conserve. En revanche, ces mêmes arrêts limitent strictement la durée des privilèges cédés ou octroyés aux éditeurs afin de préserver un domaine public, gage d’émulation entre les exploitants du royaume mais aussi de l’accès du public aux livres 17.
Le subtil équilibre établi par le pouvoir royal entre les droits et intérêts respectifs des auteurs, des exploitants et du public disparaît au moment de la Révolution française. Les privilèges sont abolis et remplacés par deux lois laconiques, l’une de 1791, l’autre de 1793, qui établissent un compromis entre l’intérêt particulier et l’intérêt général, entre la propriété privée des œuvres et la liberté de tous de les reproduire et de les représenter.
D’une part, le législateur révolutionnaire, par la voix de Le Chapelier, rapporteur de la loi de 1791, proclame que « la plus sacrée » et la « plus personnelle de toutes les propriétés, est l’ouvrage, fruit de la pensée de l’écrivain 18 ». À ce titre, il attribue aux auteurs dramatiques un droit exclusif de représentation et aux écrivains, compositeurs et peintres un droit exclusif de reproduction. Il s’agit de droits patrimoniaux qui peuvent être cédés par les créateurs aux exploitants, moyennant rémunération. Si le législateur protège ainsi l’exploitation économique des œuvres, il n’entend pas interdire au public d’en jouir intellectuellement, à l’acquéreur d’un support d’une œuvre « de la lire, de l’apprendre par cœur, de la critiquer 19 ».
D’autre part, les lois révolutionnaires limitent la durée des droits exclusifs de représentation et de reproduction respectivement à 5 et 10 ans après la mort de l’auteur. Passé ce délai, les œuvres tombent dans le domaine public et peuvent être librement et concurremment exploitées par tous. L’instauration du domaine public vise d’abord à restituer au public la « propriété des chefs-d’œuvre » de Molière, Corneille et Racine, jusqu’alors monopolisés par la Comédie française. Le domaine public est aussi la condition de la liberté pour chacun d’exercer son industrie, d’élever un théâtre, d’imprimer. Enfin, le domaine public est le gage d’une libre concurrence entre exploitants qui permettra aux auteurs vivants de céder leurs œuvres au plus offrant 20.
Si les lois révolutionnaires sont restées en vigueur pendant plus de cent cinquante ans, l’équilibre -qu’elles avaient établi entre propriétaires et public a sensiblement évolué au profit des premiers et particulièrement de l’auteur.
Le renforcement de la propriété littéraire et artistique et ses limites
De la Révolution jusqu’au milieu du XXe siècle, la propriété littéraire et artistique connaît un notable renforcement tant au plan national qu’international.
En France, elle acquiert une dimension personnaliste avec la reconnaissance par la doctrine et les tribunaux d’un nouveau droit : le droit moral. Progressivement, l’œuvre de l’esprit n’est plus considérée comme un bien librement cessible aux exploitants mais comme le prolongement de la personnalité de son créateur. Le lien intime qui les unit est protégé par le droit moral, droit inaliénable, attaché à la seule personne de l’auteur nonobstant la cession de ses droits économiques. Il lui permet de décider souverainement la divulgation de son œuvre, d’en faire respecter la paternité et l’intégrité tant par le public que par les exploitants. Perpétuel, le droit moral doit être exercé après sa mort selon sa volonté. La reconnaissance du droit moral achève de placer l’auteur au centre du système français et confère à ce dernier sa spécificité par rapport au copyright anglo-saxon 21.
Dans le même temps, le champ d’application du droit moral et des droits patrimoniaux est élargi à de nouvelles formes d’expression artistique (photographie, cinéma…). La plasticité des droits patrimoniaux permet, le plus souvent aux tribunaux, de les adapter et de les étendre à de multiples et nouveaux moyens d’exploitation (traduction et adaptation, concerts publics, reproduction mécanique, radiodiffusion…). Leur durée après la mort de l’auteur est prolongée par le législateur : elle passe de 5 ou 10 ans sous la Révolution à 50 ans à partir de 1866, entraînant corrélativement un recul du domaine public. Enfin, ils s’enrichissent d’un nouveau droit : le droit de suite.
En même temps que la propriété littéraire et artistique est renforcée, certaines limites, ignorées de la législation révolutionnaire, sont progressivement dégagées par les tribunaux. Ainsi, l’objet de la propriété littéraire et artistique est-il restreint à la forme originale, les idées étant et demeurant de libre parcours. D’autres limites sont posées aux droits d’exploitation : la représentation privée et gratuite dans le cercle de famille, la copie à usage privé du copiste, les citations, les parodies, pastiches et caricatures…
Le renforcement de la propriété littéraire et artistique et la définition des limites sont consacrés par la loi du 11 mars 1957.
Réclamée par d’illustres écrivains, tels Hugo, l’internationalisation de la protection des œuvres littéraires et artistiques se concrétise par la signature de la Convention de Berne en 1886. Ratifiée par un nombre croissant d’États, progressivement complétée, elle a permis d’harmoniser un certain nombre de règles 22.
Une histoire marquée par deux modèles antagonistes
La formation du droit d’auteur a été ponctuée par de vives controverses. Sa nature, son fondement et son régime ont suscité des réflexions théoriques approfondies. À travers elles, se dessinent schématiquement deux modèles antagonistes du droit d’auteur, l’un fondé sur la propriété privée, l’autre sur le contrat social. L’enjeu de leur affrontement n’est autre que la justification ou la contestation du renforcement de la protection 23.
Le modèle de la propriété privée
Le modèle de la propriété privée a été invoqué pour justifier le renforcement des droits exclusifs sur des œuvres de l’esprit toujours plus nombreuses, avec toutefois des concessions à l’intérêt général.
Il est inventé, on l’a vu, au début du XVIIIe siècle par les libraires de Paris, afin de perpétuer leur monopole économique. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que la propriété littéraire soit accusée dès cette époque d’être l’alibi des exploitants. Mais, elle constitue alors une arme à double tranchant, susceptible de servir aussi les auteurs. Diderot semble l’avoir compris. S’il plaide dans sa célèbre Lettre sur le commerce de la librairie de 1762 en faveur d’une propriété intellectuelle perpétuelle, c’est certainement parce qu’il y voit un moyen d’ériger les écrivains en acteurs autonomes du marché littéraire, affranchis du mécénat et des corporations, capables de négocier d’égal à égal avec les éditeurs 24. De fait, à la fin du XVIIIe siècle, le modèle propriétariste est récupéré et invoqué avec succès par des créateurs, en particulier par Beaumarchais, pour obtenir une protection légale 25. C’est aussi le cas sous la monarchie de Juillet où Balzac et Lamartine l’allèguent pour réclamer une extension de la protection 26. À force d’en faire l’apologie, certains de ses partisans dégagent l’idée que la propriété littéraire et artistique est un domaine inaliénable du créateur, prélude à la reconnaissance du droit moral. Le modèle connaît encore un regain de faveur dans les années 1930 chez certains juristes, écrivains ou encore éditeurs, tels Grasset.
En quoi consiste-t-il ? Son fondement, en premier lieu, réside historiquement dans la théorie du droit naturel de propriété, formulée par Locke. Du postulat lockien suivant lequel l’homme est naturellement « propriétaire de sa personne » et de son travail, est déduit le principe que l’auteur est propriétaire de son œuvre, indépendamment de son support matériel, parce qu’elle émane de sa personnalité et résulte de son travail intellectuel.
En deuxième lieu, dans le sens où l’entend Locke et où le comprendront bien des juristes et économistes, la propriété est susceptible d’embrasser toutes choses, y compris incorporelles et personnelles comme le sont les œuvres de l’esprit. Pour justifier l’application et l’élargissement de la propriété à des œuvres toujours plus nombreuses, certains ajoutent que toute richesse immatérielle est la propriété de celui qui l’a créée 27.
En troisième lieu, toujours suivant l’héritage lockien, la propriété est susceptible de désigner « toutes sortes de droits 28 », et donc le droit de reproduction et le droit de représentation d’une œuvre. L’assimilation des droits patrimoniaux au droit de percevoir les fruits de l’œuvre, « véritable droit de propriété », permet ensuite de justifier leur extension à de nouveaux procédés d’exploitation. Essence de la propriété, le droit d’exclure les tiers des utilités économiques de l’œuvre est protégé par la loi en la personne de l’auteur ou de ses ayants droit et en conséquence ne s’éteint nullement du fait de la publication.
Si le modèle de la propriété connaît un recul à partir de la fin du XIXe siècle en raison de la particularité du droit moral, notamment de son inaliénabilité, il continue d’exercer une force d’attraction, doctrine et tribunaux évoquant alors souvent la souveraineté, la maîtrise ou le domaine du créateur sur son œuvre 29. Le caractère exclusif et opposable à tous du droit moral explique en grande partie qu’il ait été consacré par la loi de 1957 comme l’un des attributs du « droit de propriété » de l’auteur 30.
Enfin, en quatrième lieu, la propriété étant perpétuelle, le droit d’auteur devrait l’être. Pourtant, la majorité des partisans du modèle concèdent que l’intérêt général justifie le domaine public 50 ans après la mort de l’auteur.
Outre cette restriction à la durée des droits patrimoniaux, les partisans de la propriété littéraire et artistique admettent qu’elle ne doit pas être étendue aux idées, sous peine d’entraver la liberté de création. De surcroît, et il est important de le souligner, ils précisent que le droit de propriété ne peut priver le public ni « des jouissances intellectuelles » d’une œuvre publiée, ni d’en faire « usage », étant toutefois entendu que la répétition de cet usage ne crée pas un droit de propriété du public sur l’œuvre 31. Malgré ces nuances, le modèle de la propriété n’a cessé d’être contesté au nom d’un autre modèle, celui du contrat social.
Le modèle du contrat social
Il est esquissé dès la fin du XVIe siècle avec succès par un célèbre avocat, Simon Marion, contre la tentative de libraires parisiens de se réserver, par un privilège exclusif, l’exploitation d’un ouvrage du domaine public 32. Il s’enrichit ensuite de l’apport des Lumières. Soutiens des libraires provinciaux, l’avocat Gaultier et Condorcet l’invoquent contre le monopole des libraires parisiens et leur théorie de la propriété intellectuelle perpétuelle 33. Le modèle du contrat social atteint au XIXe siècle sa maturité. Il est systématisé et défendu avec vigueur contre une prolongation excessive des droits patrimoniaux, par un courant de pensée emmené par l’éminent juriste Renouard et rejoint par l’anarchiste socialiste Proudhon. Il inspire encore en partie la réforme du droit d’auteur envisagée en 1936 par le Front populaire, présentée par Jean Zay et finalement abandonnée.
Le modèle du contrat social consiste à subordonner l’intérêt particulier de l’auteur et de ses ayants droit à l’utilité sociale et à un ensemble de libertés : de création, d’échange des idées, de commerce et d’industrie, de concurrence… Son principe est que la société est l’origine et la fin de toute production intellectuelle. Elle en est l’origine car elle met à la disposition de tous le patrimoine commun des idées et collabore ainsi à tout ouvrage de l’esprit. Si bien qu’aucun individu ne peut s’en prétendre « l’unique créateur 34 » : avant d’être le père de son œuvre, l’écrivain ou l’artiste est toujours « l’œuvre de son siècle et des siècles antérieurs 35 ». Redevable à la société de ses facultés, connaissances et idées, l’auteur ne saurait donc s’approprier l’œuvre. D’autant que pareille appropriation est considérée comme impossible au regard de la nature ubiquitaire des choses de l’esprit, mais aussi comme incompatible avec la finalité qui devrait être celle de toute production culturelle : enrichir gratuitement le public 36.
Cela étant, si la qualité de propriétaire est refusée à l’auteur, celle de travailleur lui est volontiers reconnue 37. Son travail intellectuel lui confère un droit à rémunération, lequel naît d’un contrat qui se forme entre lui et la société au moment de la publication. En publiant sa pensée, l’auteur n’est plus en mesure d’en exclure le public. Il s’en dépossède et en fait don au public. Le public peut alors librement en user, la faire circuler, la partager. Mais en échange, le public verse à l’auteur une rémunération 38.
La rémunération du travail intellectuel est envisagée sous la forme de divers mécanismes légaux, variables suivant les époques : concession de privilèges par le roi sous l’Ancien Régime ou de prérogatives par le Parlement au XIXe siècle, instauration d’un domaine public payant ou de licences légales comme dans le projet Zay de 1936… Quelle qu’en soit la forme, la rémunération s’éteint après un certain délai pour ne pas dégénérer en monopole au profit de l’intérêt égoïste de quelques exploitants et pour garantir le « progrès des lumières », l’accès le plus large du public au savoir et à la culture, le retour des œuvres à la société.
Si le modèle du contrat social ménage une place au droit moral de l’auteur, il se caractérise surtout par l’assimilation du droit d’auteur à un droit de créance, à un droit à rémunération du travailleur intellectuel, par opposition au droit de l’auteur propriétaire ou de ses cessionnaires d’interdire au public telle ou telle utilisation de l’œuvre.
Un antagonisme exacerbé à l’heure du numérique
Causée par l’essor des techniques de l’information et de la communication, l’exacerbation de l’antagonisme entre les deux modèles produit, dans la conception et la réalisation de chacun d’eux, des métamorphoses qui affectent sensiblement le rapport et la hiérarchie des intérêts en jeu.
Une privatisation croissante des créations de l’esprit
Établie depuis longtemps, éclipsée un temps par la reconnaissance du droit moral, la protection économique des œuvres ne cesse aujourd’hui de gagner du terrain et, avec elle, la marchandisation des créations de l’esprit, synonyme pour certains d’américanisation et de dérive vers le copyright 39. L’essor de nouveaux modes de communication et d’exploitation y est pour beaucoup. Le facteur principal reste l’industrialisation, la commercialisation et la mondialisation croissantes du secteur culturel. Les entreprises internationales qui l’ont investi, les majors, parfois détentrices de contenus et des canaux de diffusion, lui impriment une logique de production et de consommation massives de biens et de services dont elles espèrent tirer les fruits. La propriété littéraire et artistique en est l’un des instruments en même temps qu’elle en est l’emblème. Son évolution, dans ce contexte et sous l’effet de textes internationaux et nationaux, entraîne une privatisation croissante des œuvres 40.
Le champ de la propriété ne cesse d’être élargi à de nouveaux objets, par exemple aux logiciels et aux bases de données 41. Subsumer ces biens, souvent dépourvus de personnalité, dans la catégorie des œuvres littéraires et artistiques répond surtout à la volonté de protéger l’investissement que requiert leur production, mais altère la condition traditionnelle de l’originalité et discrédite le droit d’auteur.
L’élargissement du champ de la propriété va de pair avec la consolidation des droits exclusifs, non pas tant au profit des créateurs, censés pourtant être au cœur du droit français, que des entrepreneurs 42. Le phénomène s’accentue, notamment depuis la loi du 3 juillet 1985. Ainsi les droits d’exploitation des coauteurs sont-ils présumés cédés aux producteurs d’œuvres audiovisuelles afin de compenser les risques financiers. La même justification explique que de nouveaux droits, voisins du droit d’auteur, aient été reconnus aux producteurs de disques et de vidéos ainsi qu’aux entreprises audiovisuelles. De plus, au cours des années 1990, en Europe comme aux États-Unis, la durée des droits d’exploitation a été portée à 70 ans post mortem auctoris, principalement au bénéfice des cessionnaires des droits.
Reste que les techniques et réseaux numériques facilitent la reproduction et la redistribution des œuvres, notamment musicales et cinématographiques, sans autorisation. C’est pourquoi, au nom du « respect des droits de propriété intellectuelle » et pour parer au manque à gagner des titulaires desdits droits, le législateur français vient d’instaurer, à l’occasion de la transposition de la directive Dadvsi, des sanctions pénales contre les activités liées à l’échange de fichiers peer to peer 43.
Mais ce n’est pas tout. Car la technique offre la possibilité, du moins à ceux qui en ont les moyens financiers, en fait les grandes entreprises, de clore l’œuvre. Aux yeux de certains, le recours aux enclosures numériques ouvre la voie à un nouvel âge appelé à remplacer celui de la propriété, l’âge de l’accès fondé sur le contrat 44. Forts d’une protection technique, les producteurs de films, de musique, de textes, ne vendront plus d’exemplaires mais autoriseront seulement les consommateurs à les voir, les écouter, les lire, à en user suivant des modalités fixées contractuellement.
Ces nouveaux modes de diffusion et de consommation existent déjà. Mais il semble hasardeux de prédire le triomphe de ce nouveau paradigme contractuel. Car, hormis les doutes relatifs à sa viabilité économique 45, l’autorisation d’user de l’œuvre suppose la propriété même de l’œuvre. Du reste, en l’état actuel, les mesures techniques de protection (MTP ou DRM, Digital rights management, en anglais) sont elles-mêmes protégées par des textes internationaux et nationaux afin de sécuriser l’exclusivité des droits de propriété intellectuelle, mais au risque d’une surréservation puisque les MTP sont susceptibles d’interdire au public des actes qui jusqu’alors étaient tolérés, en particulier la copie privée 46. Le législateur français, en transposant la directive Dadvsi, s’est voulu rassurant en cherchant à établir un compromis 47.
Que ce compromis préserve ou non d’une frénétique privatisation, il ne fera sûrement pas taire ceux qui dénoncent la « dérive » du droit d’auteur en un droit de protection économique, délesté de sa dimension morale, accaparé par les marchands afin de rentabiliser leurs investissements et menaçant l’intérêt du public.
La tentation d’une socialisation du droit d’auteur
Réaction à la « marchandisation de la culture » et à l’instrumentalisation du droit d’auteur par les majors, la tentation de la socialisation du droit d’auteur traduit aussi la montée en puissance des consommateurs. Elle exprime souvent la volonté de préserver la « tradition » de gratuité et de liberté d’Internet et l’espoir, porté par la technique, en un renouvellement du pluralisme culturel.
La socialisation du droit d’auteur vise à préserver l’intérêt et les « droits » du public, voire à les faire prévaloir sur l’intérêt particulier des exploitants. Elle consiste notamment à remplacer le pouvoir des propriétaires d’interdire les utilisations des œuvres par un droit à une rémunération honorifique et pécuniaire des créateurs et ayants droit qui compensera la liberté pour le public d’user, de partager et d’échanger les œuvres et, à travers elles, la culture et le savoir. Sa filiation avec le modèle du contrat social est affichée par certains de ses promoteurs 48. Et le gauchissement du droit d’auteur qu’elle implique est pleinement assumé par ses partisans lorsqu’ils pratiquent le copyleft ou proclament dans une veine proudhonienne que « la propriété intellectuelle, c’est le vol 49 ».
La tentation de la socialisation du droit d’auteur se manifeste de multiples manières. La proposition d’instaurer, à la mort de l’auteur, un domaine public payant en est une 50. Le meilleur exemple reste le recours aux licences. Les licences permettent au public d’utiliser l’œuvre publiée d’une manière déterminée, sans autorisation de l’auteur ou de ses ayants droit mais moyennant une récompense. Elles peuvent être instaurées par le législateur. Envisagée par le Front populaire, l’instauration de licences légales en droit français a été réalisée par la loi de 1985, notamment pour les copies privées audiovisuelles 51. En 2005, à l’occasion de la transposition de la directive européenne, l’extension du mécanisme et de la copie privée aux échanges de fichiers sur Internet a été proposée sous la forme de la fameuse « licence globale optionnelle ». Outre la « culture de générosité » ou la « désindustrialisation de la culture », ses partisans ont invoqué la nécessité de légaliser les infractions que commettent une « majorité » de citoyens. Ni cet argument qui fait primer de manière fort discutable l’usage sur la loi, ni aucun autre n’a, on le sait, triomphé.
Les licences peuvent aussi émaner de la volonté même des auteurs. En témoigne, parmi les multiples pratiques qui ont fait florès avec la révolution technique, le copyleft. Plus qu’une alternative au droit d’auteur, le copyleft consiste en un exercice subversif du droit d’auteur, fondé sur un impératif de partage et visant à enrichir, par un travail intellectuel collectif et continu, un fonds commun de ressources libres. Pour ce faire, chaque auteur renonce volontairement à ses droits patrimoniaux et à son droit moral à l’intégrité de l’œuvre. Les utilisateurs successifs de l’œuvre sont ainsi libres de la redistribuer et de la modifier, à charge pour eux de lui conserver son caractère ouvert et de récompenser l’auteur en respectant sa paternité. Inauguré et connu aujourd’hui surtout sous la forme du logiciel libre, le copyleft est également appliqué à d’autres œuvres et sied au monde de la recherche 52.
L’attrait pour une socialisation plus radicale du droit d’auteur s’exprime lorsqu’il est question d’adapter à l’environnement numérique les exceptions traditionnelles au droit d’auteur, en particulier de la copie privée. En effet, afin de freiner la privatisation des œuvres, de satisfaire les usages des utilisateurs consommateurs, la tentation est grande de dénaturer les exceptions au point de les ériger en de véritables droits du public, égaux et opposables au droit d’auteur. L’Assemblée nationale y a en partie succombé. En mars dernier, à l’occasion de la transposition de la directive, elle a voté un article reconnaissant le « droit au bénéfice de l’exception de copie privée », monstruosité juridique depuis abandonnée par le législateur.
La transformation des exceptions en droits est également enseignée par une partie de la doctrine juridique et semble séduire certains juges du fond 53. Elle trouve parfois son fondement dans le droit du public à l’information, garanti par la Convention européenne des droits de l’homme. Un puissant courant de pensée se nourrit de cette approche pour accréditer et répandre l’idée qu’au sein du « cyberespace », rétif par nature à toute appropriation privée et enclin par tradition à la gratuité, le droit d’auteur ne serait qu’une exception au droit du public à l’information et à l’accès aux œuvres 54. La pertinence d’un tel raisonnement laisse perplexe : une création littéraire ou artistique peut-elle être ravalée au rang d’une information sur laquelle le public aurait un droit susceptible de faire obstacle au droit d’auteur ? Quel est ce « public », sujet de droit ? La loi Dadvsi n’a pas entériné pareil raisonnement. Elle a néanmoins créé de nouvelles exceptions aux droits de propriété intellectuelle : exception pédagogique, en faveur des handicapés ou des archives…
Conclusion
Droit de protection des investissements… et des investisseurs ou droit à une récompense honorifique et pécuniaire compensant la libre utilisation des œuvres par le public ? Quelle qu’en soit l’issue, l’affrontement exacerbé entre privatisation et socialisation, avatars de modèles historiques concurrents, détourne le droit d’auteur de ce qu’il était. Il incline à ne plus être cette propriété souveraine du créateur, comprise comme une protection de sa personnalité et, partant, comme un pouvoir, attaché à lui seul, d’interdire aux exploitants et au public tel ou tel usage de son œuvre, dans le respect de certaines limites 55.
Qu’il soit tenu pour un « fournisseur de contenus » ou pour un travailleur rémunéré par le public, il est à craindre que l’auteur ne soit la victime du duel que se livrent aujourd’hui entreprises et consommateurs.
Juillet 2006