Le manège enchanté des bibliothécaires
Bruno David
« Qu’elle ose paraître ce qu’elle est ! » C’est avec les mots de Schiller qu’au début du XXe siècle Eduard Bernstein enjoignait la social-démocratie allemande d’adopter un discours en accord avec sa réalité réformiste et le cours des luttes de classes, autrement dit de renoncer aux fureurs révolutionnaires qui ne répondaient plus à aucun impératif pratique. Un diagnostic similaire, celui d’un hiatus entre la théorie et la pratique, peut être établi au sujet de la situation actuelle de la lecture publique en France, écartelée entre un discours de légitimation empreint d’humanisme et une réalité en phase avec l’ordre des choses, son évidence et sa tranquille inertie. Lorsqu’on cherche à déterminer comment les valeurs dérivées de l’humanisme et censées inspirer les politiques de la lecture publique s’inscrivent concrètement dans les orientations culturelles et le fonctionnement des équipements, on se rend compte, en effet, qu’elles n’ont plus cours. Entendons qu’elles subsistent seulement en tant que rhétorique.
Les remplacent les valeurs indexées sur « l’hédonisme de la consommation » (Pasolini) et l’injonction d’insérer les bibliothèques – et par leur médiation les gens eux-mêmes – dans leur environnement économique et social. On conçoit que cette adhésion inconditionnelle aux prescriptions de la modernité éloigne davantage les bibliothèques de la résistance au monde tel qu’il va et de l’« utopie » (modérément) contestataire imaginée par Anne-Marie Bertrand, pour les engager dans la voie d’un conformisme à toute épreuve – d’autant moins conscient qu’il se dissimule derrière le paravent du bon sens et de l’utilité sociale. Je voudrais illustrer ce constat par la mise en perspective de deux lignes de force de l’évolution récente des médiathèques :
– la volonté d’utiliser la culture, et donc ses lieux de diffusion, à des fins d’encadrement social, ceci à la faveur de la confusion entretenue sur les « missions » des bibliothèques, entre les exigences de la « formation du citoyen » et celles du maintien de l’ordre ;
– le mouvement qui entraîne les équipements high-tech à se calquer, doctrine et fonctionnement, sur les supermarchés, lesquels offrent le modèle achevé d’une fusion des injonctions de la consommation, de la convivialité et des loisirs de masse. Cette idée n’est pas nouvelle, même dans sa formulation radicale. Ma contribution sera d’en explorer certaines modalités, non pas pour dénoncer les liaisons dangereuses mais pour souligner les affinités électives.
Les gardiens de la paix sociale
« Il y a vingt ans, où allaient, que faisaient les travailleurs ? […] Presque toujours ils allaient s’intoxiquer devant le comptoir des assommoirs. Aujourd’hui, constatons avec plaisir le grand mouvement des bibliothèques municipales et populaires. La légion des travailleurs qui les fréquentent est une preuve qu’il y a du nouveau dans les mœurs populaires. Oui, la vraie révolution se fait. » 1
C’est en ces termes que Denis Poulot, un patron du Second Empire, visionnaire et progressiste (de gauche, donc), formule sa recette pour la résolution de la « question sociale ». S’il parle de « vraie révolution », c’est qu’il en existe une autre version, sinon fausse, du moins redoutée ; celle qui, à l’époque, se prêche dans les débits de boissons – entre autres –, ces lieux d’une double perversion, à la fois physique (on s’y grise jusqu’à perdre la raison) et morale (on y raisonne jusqu’à se griser de paroles). L’essentiel cependant n’est pas tant le diagnostic du mal que le remède et la posologie. Le souhait d’éradiquer ces lieux privilégiés de la sociabilité populaire où se partagent les rêves de refondation du monde alimentés par les pratiques de l’autonomie ouvrière trouve en effet sa formulation adéquate dans un projet ambitieux de moralisation et d’instruction des prolétaires. Assises institutionnelles de l’encadrement social projeté : le syndicat, l’école, la bibliothèque. Du pain et des livres, en somme, comme dispositifs du maintien de l’ordre, au sein d’une société sinon meilleure, du moins pacifiée. Si l’on ajoute que Poulot n’ignore pas l’importance de la lecture dans la construction de soi, on conviendra de l’ancienneté de la problématique de la lecture publique et de son insigne fidélité à ses origines policières.
Un lieu privilégié de réconciliation
Qui en douterait peut interroger les représentations de la bibliothèque en vigueur dans la profession. Le fantasme de l’union des classes a toujours été le fantasme de la gauche ; et le monde des bibliothécaires est un monde de gauche. Aussi ne compte-t-on plus les professions de foi qui font de la bibliothèque l’un des lieux privilégiés de cette réconciliation. Précisons : non pas une démocratie icarienne où s’aboliraient les différences sociales, mais un espace œcuménique qui garantit la coexistence pacifique des contradictions ; non pas la communauté libertaire donc, mais l’utopie libérale – au sens de Bakounine pour qui l’utopie désigne non pas la perspective d’une société sans classe et sans État mais l’illusion d’une possible harmonisation des rapports sociaux sous la domination capitaliste.
Prompte à voir dans la bigarrure des publics qui la fréquentent une richesse et l’indice de son insertion réussie, la bibliothèque entend promouvoir une mixité sociale non conflictuelle, un lieu où les disparités ne sont pas source d’affrontements mais d’échanges, où la conscience des différences nourrit le désir d’une compréhension mutuelle. Étrange territoire que ce lieu neutre qu’est la bibliothèque où le riche reste riche et le pauvre pauvre, chacun ayant la satisfaction de se savoir reconnu par l’autre membre de la même collectivité que cimentent un patrimoine et la culture. Aussi, lorsque la bibliothèque célèbre les différences, c’est pour affirmer qu’elles ne comptent pas. À l’exemple des utilisateurs des transports en commun qui, les jours de grève et par décret des médias, n’ont plus d’autre identité sociale que celle d’« usagers » (ou, par hyperbole, d’« otages »), la bibliothèque n’admet qu’une « communauté de lecteurs », diversement dotés en « capital culturel » et en capital tout court mais rendus solidaires par le seul fait de pratiquer le même lieu. Par la magie d’un tour de passe-passe sémantique, l’idée d’une société clivée par des intérêts antagonistes et irréductibles est ainsi scotomisée.
L’enjeu n’est pas seulement symbolique. Dans un contexte socio-économique déprimé, marqué par un chômage endémique et une guerre sociale larvée 2 – travestie par le journalisme bien intentionné en « malaise des banlieues » pour mieux la conjurer –, il en va de la « cohésion sociale » au maintien de laquelle se sont vouées les structures de la lecture publique 3. Aussi la neutralisation de la signification et de la portée politiques des divisions sociales sur le terrain de l’idéologie trouve-t-elle logiquement son pendant, sur celui de l’action culturelle, dans un conformisme social que masque et conforte à la fois l’humanitarisme associé par tradition aux représentations des métiers de la culture.
Si on laisse de côté (provisoirement) les ritournelles sur la « démocratisation de la culture » – passage obligé du grand oral que sont les discours d’inauguration d’équipements –, on n’ignore pas que les élus locaux envisagent la création de médiathèques comme une réponse parmi d’autres aux risques de « désaffiliation » (Castel) et d’éclatement social qui menacent les « quartiers sensibles » de leur commune. Autrement dit, ces équipements s’intègrent à la géographie urbaine en tant que dispositifs d’encadrement social – aux côtés du sport (entre autres), souvent présenté comme une riposte douce au désœuvrement criminogène des jeunes. Or, ce qui pour les politiques est une nécessité dictée par la gestion des risques sociaux (notamment celui que représentent les classes dangereuses), les bibliothécaires en font une vertu civique – un état d’esprit qui présuppose l’identification à l’ordre et l’intériorisation de ses valeurs.
On ne compte plus en effet dans la littérature scientifique et professionnelle les relations émues des parcours édifiants de jeunes « en difficulté » ou à la dérive (« issus de l’immigration » de préférence, cela renforce le propos) dont la destinée a été bouleversée par la rencontre salvatrice d’une bibliothèque – laquelle leur a donné les moyens de triompher des déterminismes socio-économiques pour trouver leur place dans la société. Ce que ces récits de rédemption valorisent, c’est l’adaptation à l’ordre social comme unique voie de réalisation de soi et la conformité à l’esprit des lois comme idéal politique. République ou barbarie : pour l’idéologie de la lecture publique, il n’y a pas d’autre alternative.
« Missions sociales »…
Mais les faits sont têtus. S’il existe une communauté de destin par-delà les clivages sociaux, comment expliquer le délitement du « lien social » dont témoigne le développement d’un communautarisme à l’américaine, de l’intégrisme religieux et de l’« exclusion » sous toutes ses formes ? La réponse s’énonce chaque fois avec la même évidence qui met en cause la défaillance des mécanismes de l’intégration. Quant à la solution de tous les maux, elle tient dans un seul mot : « citoyenneté » (et ses expressions dérivées, déclinées sur tous les modes : usage, comportement « citoyen », voire gestion « citoyenne 4 »), censé raviver dans la conscience de chacun le sentiment d’appartenance à la même collectivité soudée par des valeurs communes. Faire de l’intégration une valeur absolue, c’est introduire une solution de continuité entre les rapports sociaux capitalistes et la production de la misère sociale et, par suite de l’effacement de ce lien de causalité, présenter le consentement à l’ordre des choses comme « le seul choix possible et désirable » (Garnier). Dans cette entreprise d’obscurcissement des consciences comme dans la production du consensus, les bibliothèques ne veulent pas être en reste et entendent jouer les premiers rôles.
C’est en effet dans cette perspective que s’inscrivent les « missions sociales » de la bibliothèque, une vocation tardive qui a redéfini l’identité de l’institution, affectée auparavant à la seule promotion de la lecture. Déclinées en actions de formation, d’information, de prévention, d’aide à l’insertion professionnelle, elles se présentent comme un dispositif en charge de satisfaire les « besoins » des gens. Que ces « besoins » puissent avoir d’autre urgence que l’obligation de s’insérer, c’est ce que veut ignorer la définition du service public comme « lubrifiant des rapports sociaux » (Hocquenghem). Aussi les « missions sociales » en question jouissent-elles de la même évidence et du même a priori d’incontestabilité qui touchent les œuvres d’utilité publique et de charité.
C’est ainsi qu’il ne vient à l’esprit d’aucun bibliothécaire – à moins d’être fou – de s’opposer à la mise en place d’un « pôle-emploi » dans son équipement, si les conditions le permettent. Pourtant, à quels « besoins » répond la mesure : à ceux des salariés sur la touche ou à ceux du marché du travail qui impose aux challengers de l’armée de réserve de « savoir se vendre » ? Au bénéfice des « exclus » du système donc ou du système qui produit l’« exclusion » ? Un exemple parmi d’autres de la dégradation humanitaire des valeurs humanistes qui conduit les bibliothèques et leurs personnels à se faire, avec le sentiment du devoir accompli, les fondés de pouvoir de la régie du travail-marchandise et les vestales chargées d’entretenir le feu sacré de la « cohésion sociale ».
La propension des bibliothèques modernes à s’adapter aux besoins de l’économie capitaliste n’a d’égal que leur engagement à moduler les conséquences de l’insécurité sociale créée par la tyrannie du marché. C’est ainsi que nombre de bibliothèques proposent des « ateliers rap » où l’on entraîne les apprentis rappeurs des banlieues à canaliser leurs refus dans les révoltes permises 5 et à les déclamer dans un français correct – un moyen peu coûteux de rentabiliser l’inaction d’adolescents passés, on ne sait trop comment, du statut de racaille à celui d’« acteurs » de la vie culturelle locale, sans que cette promotion change quoi que ce soit à leur situation personnelle mais au bénéfice d’une paix sociale qui, elle, n’a pas de prix : par la gestion rationnelle du conflit, la bibliothèque garantit la stabilité d’un monde sans conflit majeur. Toutefois, lorsque prophylaxie rime avec philanthropie, le « maillage » et le perfectionnement des instruments du contrôle social passe aisément aux yeux des professionnels de la culture pour une œuvre de progrès social.
Dans un autre registre : à quelle impérieuse nécessité répond la création à la chaîne d’espaces « multimédias » dans les bibliothèques ? À l’édification du citoyen lambda ou à l’entretenir dans l’illusion d’être au cœur d’un système d’échange et de partage, lors même que le perfectionnement de la technique selon les exigences du contrôle des personnes et du règne de la marchandise le dépossède toujours plus de la maîtrise de son existence ? À combattre les illusions du progrès ou à faire accroire, comme on l’avance souvent, qu’une « fracture numérique » menace de creuser les inégalités sociales, comme si celles-ci avaient leur cause dans la distribution imparfaite du parc informatique et non dans l’exploitation de l’homme par l’homme ? Numériser la question sociale pour mieux la dépolitiser, le sophisme vient de haut, du chef de l’État lui-même.
… ou conformisme social ?
Les bibliothèques ont si complètement lié leur sort au devenir de l’ordre qu’elles identifient, par nécessité autant que par choix, défense des valeurs humanistes et maintien du statu quo social et politique. Aussi la conception du pluralisme prévalant dans la profession s’élève-t-elle rarement au-delà de la contestation raisonnable, de l’indignation vertueuse qui dénonce l’injustice sans déroger à la bienséance : la diversité des points de vue oui, mais « dans la conformité » (Garnier). Moyennant quoi l’acceptation acritique et la mise en équivalence de tous les discours – dès lors que leur publicité n’est pas sanctionnée par la loi ou n’encourage pas l’« extrémisme 6 » – scellent l’ouverture d’esprit ; et la profession de s’autodécerner un brevet d’excellence démocratique.
On ne peut que le constater : les bibliothèques font effectivement preuve en matière d’acquisition d’une tolérance inédite dans leur histoire. Mais ce qu’elles ne tolèrent pas, c’est la dépense improductive, le document qui ne trouve pas preneur. L’ambition est de mettre en adéquation l’offre et la demande. C’est confondre démocratie et libéralisme : la démocratie n’a jamais consisté à privilégier l’utile et l’agréable et à mettre en parenthèses les jugements, les valeurs sous prétexte de neutralité axiologique (comme le prêche l’idéologie professionnelle). Cela, c’est l’imaginaire libéral qui le conçoit et le marché qui l’organise, précisément parce que, dans cet univers, il n’existe qu’utilités et intérêts : biens échangeables, marchandises – lesquels, à l’aune de l’équivalent universel (l’argent dans la conceptualisation marxienne), se valent tous 7.
Il ne faut pas non plus s’étonner si les prises de position les plus avancées sur la question du prêt payant ont porté sur la défense du « droit à l’imaginaire 8 » plutôt que sur la critique de l’imaginaire du droit, celui d’une société où seul ce qui s’échange – travail, livre ou toute autre marchandise – possède valeur et légitimité. Il est vrai qu’il ne s’agissait pas de déterminer dans quelle mesure un secteur de l’activité sociale pouvait échapper partiellement à l’emprise du marché mais de satisfaire tout le monde en imaginant des « solutions solidaires 9 ».
On aura compris qu’il ne s’agit pas de reprocher aux bibliothèques modernes un choix de société qui contredirait leur vocation première mais de jouer sur deux registres exclusifs : le consentement à (et la justification de) ce qui est là ; la formation, par la mise en commun des connaissances et des créations, d’un citoyen libre et responsable. Or l’effort d’émancipation auquel voudraient contribuer les bibliothèques peut-il être autre chose qu’une contention d’esprit appliquée à briser le cercle de l’enfermement intellectuel, celui de la pensée préconstituée, la douce tyrannie des réflexes conditionnés et des préjugés, y compris et surtout ceux de sa propre culture ? Dès lors, toute démarche cognitive que guide l’esprit critique saurait-elle avoir d’autre ambition que de fourbir les armes de la critique sociale ? Lorsque les syndicalistes révolutionnaires de la Belle Époque prônaient la « culture de l’intelligence » et l’« enseignement mutuel », ils avaient en tête ce savoir qui permet à l’individu de s’élever à l’intelligence critique des rapports sociaux, non de le convaincre qu’il a sa place dans la société (une société qui, soit dit en passant, n’a jamais produit dans l’histoire autant de misère et de mort).
Où iraient-elles cependant si, cessant d’être le lieu où chacun vient puiser la « part de rêve et d’illusion 10 » (selon les termes d’un écrivain acquis aux vertus hypnotiques de la littérature) nécessaire à la préservation de la « cohésion sociale », les bibliothèques repensaient leurs missions dans la perspective du changement social ? L’option les éloignerait à coup sûr de leur ligne de conduite, celle du juste milieu, de l’accommodement à l’environnement ambiant, du prêche qui professe, sous couvert de tolérance et d’ouverture sur le monde, la résignation à vivre ensemble avec nos différences quelle qu’elles soient ; elle contrarierait les certitudes de la bonne conscience de gauche qui permettent à la profession d’exercer un magistère moral de bon aloi et trouvent leur point d’équilibre dans l’idéal d’un libéralisme amendé, encadré par les dispositifs préservant le « corps social » des atteintes les plus graves portées par un capitalisme sans patrie ni frontières.
Ce faisant, on ne se pose pas la question de savoir si, du point de vue des « plus démunis » – remords et horizon chimérique de bibliothèques –, ce n’est pas précisément cette représentation libérale et faussement tolérante de l’espace social qui enferme et est intolérable, parce qu’elle enseigne l’obéissance et la béatitude. Dès lors, est-il absurde de pointer dans le conformisme social des bibliothèques la raison majeure du rejet dont elles sont l’objet de la part des classes subalternes ? Qu’ont-elles en effet à leur offrir d’autre qu’un idéal moyen, enté sur des valeurs moyennes à l’usage des classes moyennes – soit les croyances universalisées du microcosme des bibliothécaires ?
Les structures de la lecture publique jouissaient, il y a encore quinze à vingt ans, d’une situation singulière, celle d’occuper, au sein de la société marchande, une position pas ou peu concernée par les contraintes de leur environnement. La raison de cette existence intempestive et à la marge est simple et d’ordre politique. Les bibliothèques échappaient aux lois de l’attraction politique parce qu’elles ne constituaient pas aux yeux des décideurs, leurs bailleurs de fonds, un élément à part entière des stratégies d’ingénierie sociale à l’échelon local. En d’autres termes, elles n’étaient pas encore perçues en tant qu’instruments d’intégration « citoyenne ». Littéralement, elles étaient hors jeu. Abandonnées à leur sort, tels d’inoffensifs phalanstères ou des « villages gaulois » (A.-M. Bertrand) oubliés, elles étaient faiblement dotées en crédits, pour tout dire misérables, et ne fonctionnaient qu’avec la foi du charbonnier d’un personnel mû par une ambition à la fois sublime (au regard de l’idéal qui l’animait) et dérisoire (au regard des moyens disponibles).
La crise économique et surtout la prise de conscience dans les années 1980 de son caractère structurel ont changé la donne. Les effets dissolvants que son extension faisait peser à plus ou moins long terme sur la « cohésion sociale » ont stimulé la recherche de palliatifs visant à neutraliser les manifestations les plus spectaculaires des risques d’éclatement social, notamment la croissance des « violences urbaines » (appellation d’origine sociologique pour désigner l’une des expressions contemporaines des luttes de classes). De ce challenge social sont nés la « politique de la ville 11 » et, pour ce qui nous occupe, le modèle de la médiathèque en tant que maillon culturel du dispositif communal d’encadrement social. Pour jouer pleinement leur rôle, les nouvelles structures de la lecture publique devaient toutefois inscrire leur action dans la dynamique de la modernité, celle qui, depuis que le monde n’est plus contestable, pose une équivalence entre développement du progrès social et extension des valeurs et des rapports marchands. L’« insertion des bibliothèques dans leur environnement économique et social » (selon les termes choisis de l’idéologie) n’allait pourtant pas de soi. Elle heurtait la sensibilité d’une profession pour qui culture et économie étaient dans un rapport d’extériorité réciproque ; pour qui esprit critique, partage du savoir, goût de lire étaient antithétiques de consommation, rentabilité, « taux de pénétration ». Aussi est-ce à briser cette archaïque et intolérable exception culturelle que les promoteurs des médiathèques se sont consacrés.
Régression préœdipienne
« La culture pour tous, du plaisir pour chacun. » Cette envolée généreuse en faveur de la « démocratisation de la culture » figure en bonne place dans l’arsenal idéologique de n’importe quel élu à la culture ou responsable d’équipement, de gauche comme de droite. En l’occurrence, il s’agit d’un slogan publicitaire, celui des « Espaces culturels » Leclerc 12, établissements vastes, attrayants, conviviaux où le client dispose d’un large choix de produits, de services de qualité et est convié à participer gratuitement à de nombreux événements (concerts, rencontres avec des auteurs, vernissages et visites d’expositions).
La mise en regard des temples modernes du « multimédia » et de ceux de la marchandise apparaîtra formelle et gratuite à beaucoup. À l’exception notable du public des bibliothèques toutefois, lequel a spontanément établi l’équivalence et intériorisé la chose. Ainsi lui arrive-t-il de « passer commande » d’ouvrages, de films ou de disques, avant de se diriger vers les « caisses » pour « louer » des documents exposés sur les « têtes de gondole ». On aurait tort de ne voir dans cette transposition lexicale que peccadilles et façons de parler. Le vocabulaire n’est jamais anodin ; il véhicule un imaginaire, en l’occurrence celui attaché à l’univers de la marchandise, projeté sur l’organisation et le fonctionnement objectifs de la bibliothèque. « Ne méprisons donc pas les petits signes : ils peuvent nous mettre sur la trace de choses plus importantes » (Freud). Aussi la tendance des supermarchés à œuvrer sur leur terrain et à leur façon à la démocratisation de la culture incite-t-elle à interroger le sens et la portée d’une notion sur laquelle les structures de la lecture publique assoient leur légitimité et à observer la manière dont elles la mettent en œuvre.
Deux objections
Écartons d’emblée deux objections attendues.
1. Il est symptomatique de constater que l’essentiel des études de sociologie de la lecture publique envisage les usages de la bibliothèque uniquement du point de vue de la destination culturelle du lieu. Même lorsqu’il s’agit d’appréhender les usages déviants, ce sont les écarts à la norme qui sont mesurés. La croyance en la centralité et en la permanence de l’identité culturelle de la bibliothèque a la force du préjugé – entre autres parce que constitutive de l’image de soi du bibliothécaire et de l’ambiguïté de la position de médiateur, écartelée entre la consommation (honnie) et la création (sacralisée). Cet a priori fait que la normalisation marchande de la bibliothèque moderne, loin d’être ignorée, est appréhendée comme un dysfonctionnement, une dérive ou un écueil possible, jamais comme un procès autogène, inhérent au lieu même, conforme à sa vocation et à sa finalité.
En cela le discours savant ne fait qu’alimenter une littérature inquiète et normative 13 – littérature de dénégation dans la mesure où elle exclut du champ de la conscience professionnelle ce qui redéfinit le contenu du métier selon la logique de la distribution, réduisant la fonction de médiation à un mot d’ordre incantatoire. Lorsque l’affinité entre bibliothèques et culture allait de soi, point n’était besoin d’en affirmer le fait. On aura flairé la question subséquente : les médiathèques ne sont-elles pas, plutôt que l’instrument du grand bond en avant de la lecture publique – célébré par tant d’histoires désespérément linéaires des bibliothèques –, celui d’une mutation substantielle ?
Bien entendu, je n’y répondrai pas. Cela dépasse mon propos. Je ne la soulève que pour poser le point suivant : dans l’hypothèse d’une marginalisation de la vocation culturelle des bibliothèques, la question de la formalisation des politiques d’acquisition, censée contrarier la rationalité marchande, devient elle-même secondaire. Comme l’a montré la controverse sur la place des best-sellers dans les collections, le débat ne porte plus sur la nécessité d’une politique d’acquisition mais sur les modalités de son application. La persistance d’un malaise au spectacle du fonctionnement des médiathèques convainc par conséquent que le problème ne se situe pas à ce niveau mais concerne l’économie générale des équipements.
2. Par suite, pour rendre compte de l’homologie entre médiathèques et supermarchés, on aurait beau jeu de convoquer les tendances lourdes de l’évolution sociale – la privatisation de l’espace public 14 ou le sacre de l’individualisme, avant tout du consommateur, sa figure mesquine et dégradée, chantée par la publicité. Non que l’explication soit sans valeur ; mais invoquer une évolution majeure qui semble s’imposer à l’ensemble du monde développé avec la fatalité d’une catastrophe naturelle ou s’inscrire dans le mouvement autonome du progrès sied peu au volontarisme dont font montre par ailleurs les structures de la lecture publique et occulte opportunément le fait que les équipements ne la subissent pas. Ils l’ont de prime abord stigmatisée (atavisme professionnel) avant d’appréhender la complexité du phénomène, d’en comprendre la nécessité, puis d’en faire la matrice de leur épanouissement, enfin la propagande, sinon par la parole, du moins par le fait. De fait, les analyses qui prennent acte des débordements du consumérisme pour justifier la nécessaire modernisation des bibliothèques cachent à peine une adhésion enthousiaste aux valeurs qui font ce monde-là 15.
L’omnipotence de l’usager
C’est en effet une banalité de dire que l’apparition des médiathèques a bouleversé la conception et le fonctionnement des bibliothèques. Jadis domaines réservés d’un savoir réservé ou, dans leur version militante, lieux privilégiés de la « culture de soi-même » (Fernand Pelloutier), elles sont devenues ou tendent à devenir des espaces de convivialité et d’usages multifonctionnels. L’usager – terme dont la sémantique traduit à merveille le passage d’une conception éducative et culturelle de la bibliothèque à une conception axée sur l’exercice inconditionnel d’un droit d’usage –, l’usager, donc, entend avoir à disposition tout ce qui peut satisfaire ses besoins en matière culturelle, de loisirs et d’information, que ce soit sous les espèces d’un document matériel, de son équivalent numérique ou d’une communication verbale. En d’autres termes, les bibliothèques étaient des lieux où l’on cherche ; elles sont désormais des lieux où l’on trouve.
C’est la réalisation de ce que deux auteurs entérinent comme « le rêve de la bibliothèque contenant tout, accessible à tout moment et par tout le monde ». Certes, on nous certifie que ce rêve est un « mythe ». Pourtant le bibliothécaire est censé « travailler avec efficience au service du public » 16. En cela seulement, il est un « professionnel » dont les compétences et les performances – sensiblement différentes de celles du bibliothécaire d’antan – s’évaluent à sa capacité de répondre en temps réel à toutes les demandes qui lui sont adressées 17. À ce stade, l’omniscience exigée du bibliothécaire trouve sa mesure dans l’omnipotence de l’usager, théoriquement justifiée par le souci de placer le public au centre de la réflexion sur la politique d’acquisition, dont Bertrand Calenge a établi qu’elle commande l’ensemble des activités de la bibliothèque 18.
À l’aune de ce renversement de la théorie de la pratique et des usages, on comprend mieux pourquoi il n’apparaît pas extravagant qu’un patron puisse exiger de sa bibliothèque – dès lors qu’il participe à son financement par le biais de la fiscalité locale – qu’elle acquière les documents qu’il réclame pour son activité professionnelle. On aura identifié dans cet exemple 19 l’une des applications concrètes du principe de la « mutualisation des moyens », lequel se déploie sur deux registres différents mais intimement liés :
– la paraphrase idéologique des valeurs et des pratiques de l’entreprise ;
– la revendication d’une satisfaction immédiate des besoins, exigence que la modernité érige en impératif catégorique.
À l’horizon de la notion de « mutualisation des moyens », que seules les vertus analgésiques du langage employé pour la valider et la tyrannie du consensus libéral ont préservé jusqu’à présent du scandale, il y a cette idée saugrenue : le principe de plaisir – c’est-à-dire la satisfaction impérative des « besoins » (i.e. des pulsions) posée comme critérium exclusif de l’évaluation de l’activité de médiation – confère au fantasme de toute-puissance de l’usager le bien-fondé d’une liberté individuelle.
La difficulté de prendre la mesure de cet aggiornamento doctrinal est dans le fait que la notion de service public implique la mise à disposition des savoirs et des savoir-faire du personnel. À la notable différence près que l’instrumentalisation des connaissances et des compétences du bibliothécaire se fondait auparavant sur le présupposé intériorisé, prégnant et fièrement proclamé, d’une rupture avec les valeurs et les prescriptions impérieuses de la consommation (urgence, facilité, compulsion). Cette prétention, ajoutée à l’idéal du désintéressement, donnait sens et dignité à la profession – même si elle s’accompagnait de travers et d’illusions. Désormais, par la grâce de la « mutualisation des moyens » couplée à l’évolution du métier vers la « gestion des flux d’information 20 », la relation qui unissait le bibliothécaire à la culture – au sens noble sinon aristocratique du terme – est subordonnée à celle qui l’oblige vis-à-vis de l’usager et de ses impulsions versatiles – son « narcissisme primaire », selon la terminologie adoptée par Freud dans l’analyse du développement psychosexuel de l’enfant.
Convié par ailleurs en permanence et dans tous les aspects de son existence à jouir sans entrave ni délai des délices d’une consommation d’objets et de sensations d’autant plus effrénée qu’elle est à elle-même sa propre fin, l’usager des bibliothèques est ainsi légitimé à se comporter en nourrisson tyrannique et à attendre contentement et satiété de la satisfaction plénière de ses désirs. Sans doute faut-il voir dans la sollicitude toute maternelle portée aux desiderata de sa clientèle, travestie par l’idéologie du service public en bienveillance conviviale, l’intolérable tolérance dont bénéficie une grande partie du public au comportement indigne qui, s’il était le fait d’enfants terribles, inciterait des parents responsables à intervenir fermement.
Il est en effet frappant que, pour certains usagers, l’autre n’existe pas. Les pratiques et les comportements qui dénotent une absence ou pour le moins une déficience du sens civique ne sont certes pas nouveaux. Retards, vols, nuisances diverses sont depuis longtemps le lot quotidien des bibliothécaires et l’institution ne les a pas créés. Mais le succès des médiathèques les a aggravés et a considérablement étendu la gamme des comportements égocentriques : documents retirés de leur emplacement et déposés n’importe où ; fonds méthodiquement déclassés (ce mépris souverain des autres usagers et du travail des agents va souvent de pair avec les récriminations concernant l’impossibilité de trouver les documents) ; documents restitués sales ou dégradés sans autre forme de procès ; demandes impératives (acquisitions, renseignements) ; marques d’impatience lorsque l’enregistrement des documents ne va pas assez vite ; intolérance à l’erreur ; plus généralement, exigence d’une remise de soi du personnel, non seulement en terme de disponibilité mais aussi par l’instauration d’un rapport de subordination, du type patron-salarié, dans les situations conflictuelles comme dans les situations ordinaires.
Côté bibliothécaires, la contradiction n’est que trop rarement perçue (lorsqu’elle n’est pas refoulée) entre l’ambition affichée des médiathèques d’humaniser les relations sociales et la généralisation des comportements individualistes dont elles sont le théâtre et qu’un laxisme travesti en prédisposition libertaire encourage 21. À l’inverse, ils sont de plus en plus nombreux ceux qui, à la moindre remarque sur la conduite erratique des usagers – comme devant le refus des personnels d’entériner la dégradation rampante de leurs conditions de travail – opposent les mots « culture » et « service public » comme les deux articles d’un credo qui ne supporte pas la dispute. De fait, c’est une authentique passion – au sens biblique – que vivent au quotidien les salariés de base des médiathèques contraints, sous l’œil vigilant des gardiens du dogme, d’essuyer sans broncher les multiples petites humiliations qu’impose l’exercice de la liturgie réglementaire. (Leurs collègues officiant dans les supermarchés ont sur eux l’appréciable avantage qu’on n’exige pas d’eux la foi, seulement l’obéissance.) Comme le rappelle en effet l’antique sagesse mercantile, « Le client est roi » ou, dans sa version publicitaire ouvertement régressive : « Chez Blédina, le président c’est bébé » ; ou encore, dans une déclinaison indigène et masochiste : « Dérangez-nous, s’il vous plaît ! » 22 – une formule épatante, censée ancrer dans les consciences le sentiment de la grandeur de la servitude volontaire et, pour cette raison, promptement adoptée par les stratèges en « marketing des bibliothèques ».
Pour expliquer le fait, il est tentant (et rassurant) d’inverser la cause et les effets et d’appeler à comparaître le public lui-même. Il ne manque pas de sociologues et de folkloristes pour s’ébahir devant l’infinie diversité des usages et se répandre en un raffinement d’observations « in situ » sur la bigarrure des publics. Indépendamment de leur intérêt et de leur valeur de connaissance (variables), ces miettes anthropologiques occultent l’essentiel, à savoir que les usagers, de même que l’orientation des politiques d’acquisition, ne sont pas en cause, mais l’institution elle-même, sa conformation et son principe structurant – ce qui en fait, par destination, un lieu où se déploient les dispositions et les affects du consommateur parce que pensé dans le but d’encourager la consommation élargie des biens culturels. Les médiathèques ont façonné un public exigeant et, en cela, son comportement ne fait que valider les stratégies et l’organisation interne des équipements.
Au pays de la démocratisation de la culture
Aujourd’hui en France, la question de la démocratisation de la vie politique ne se pose plus. Le suffrage universel institué en 1944 est censé l’avoir résolue. On me passera donc cette tautologie : œuvrer à la démocratisation de la culture équivaut à dire que l’accès à la culture n’est pas démocratisé. Le constat devrait induire une prise de position critique, voire en rupture avec l’ordre des choses, telle celle qui motive l’interrogation suivante : « Que manque-t-il à l’ouvrier français ? » « La science de son malheur » répond Fernand Pelloutier, déjà cité dans ces pages ; et de fonder l’instruction générale des prolétaires sur l’autoéducation et l’acquisition des instruments intellectuels et méthodologiques d’une compréhension critique du monde. « Instruire pour révolter » en somme. Dans cette perspective, le savoir se fait volonté et action. Aussi Pelloutier développe-t-il une conception exigeante de la culture : un « travail de soi sur soi » 23 visant à extirper de la conscience les puissances qui la brident ou l’aliènent – une démarche individuelle d’autoémancipation qui, par suite, prend sens dans l’effort de réappropriation collective par les opprimés de la maîtrise de leur histoire. Au sens fort, démocratiser la culture signifie par conséquent changer l’homme, non pas l’entourer d’objets prescrits, seraient-ils les plus raffinés de la production littéraire et artistique.
Croisade pour la modernisation
On n’est certes pas tenu de partager le rêve de Pelloutier d’une refondation du monde par l’action directe des opprimés et de lier savoir et culture à l’invention d’une manière libre et solidaire d’être ensemble. Ce point de vue excentrique permet toutefois de mettre en évidence le glissement sémantique de la notion de démocratisation, désormais exclusivement employée pour évaluer le développement de l’accès à l’information et des industries du loisir. On entend en effet fréquemment des propos comme ceux-ci : le ski, Internet ou les casinos « se démocratisent ». Chaque fois il s’agit de prendre acte du fait qu’une pratique – le plus souvent une activité de loisir – qui constituait auparavant le privilège d’une élite sociale ou alimentait les stratégies de distinction est désormais accessible à un plus grand nombre de gens.
Dans cette acception, la valeur d’échange seule définit le critère d’accessibilité ; ce qui importe n’est pas ce qui s’échange mais l’échange lui-même et le chantier de la « démocratisation » s’étend ainsi par principe à tout ce qui est consommable, indépendamment de la nature des pratiques et des produits. Dans le cas particulier de l’information où la valeur d’échange des produits conditionne directement l’existence sociale des individus, c’est-à-dire leur propre valeur d’échange sur le marché du travail, démocratiser signifie ni plus ni moins acquiescer aux conditions nouvelles de la survie en milieu hostile (il n’y en a pas d’autre). La conception prépondérante de la lecture publique repose sur un avilissement comparable de la notion de démocratisation de la culture.
Obnubilées par la « conquête de nouveaux clients » afin de gonfler le pourcentage remarquablement bas (et désormais stagnant) de la fréquentation, les médiathèques ont remisé l’image vieillotte de la bibliothèque – ce qui a consisté avant tout en la fabrication d’une imagerie dépréciative du passé, destinée à renforcer la légitimité du projet de rénovation. On connaît la chanson : autrefois, la bibliothèque était un lieu poussiéreux et peu accueillant, dirigé le plus souvent par un laideron ou une vieille fille revêche. Cette représentation grossièrement misogyne étendue à l’ensemble de la profession par les obsédés du « taux de pénétration » (parmi lesquels des féministes bruyantes) donne le ton et la mesure du mouvement de modernisation en cours où l’objectif est avant tout de séduire 24. La séduction est un art qui s’enseigne ; cela s’appelle le marketing.
Suivant en cela le mouvement général qui entraîne les services publics à intégrer la logique, l’organisation et les objectifs de l’entreprise – jusqu’au vocabulaire et aux gimmicks managériaux, puisés directement dans les manuels ad hoc –, les responsables d’équipement ont découvert et appliquent avec le zèle des néophytes un ensemble de démarches théoriques et gestionnaires empruntées à l’univers marchand et adaptées selon eux aux missions des bibliothèques de service public. La justification de cette conversion repose sur l’idée – faussement naïve – que les techniques sont en soi neutres et transposables telles quelles et sans conséquence du lieu où elles ont été engendrées en un autre lieu qui leur est étranger.
Lorsqu’au cours du XIXe siècle, le socialisme a redéfini le contenu de son utopie sur le modèle proposé par la société industrielle naissante (soit comme développement exponentiel des forces productives), il ne s’est pas seulement approprié les technologies et les machines du monde bourgeois qu’il devait détruire mais encore l’idéal et les valeurs dont elles étaient le produit (productivisme, réification économique de l’homme) – offrant ainsi au XXe siècle un mode alternatif de gestion du capital qu’ont incarné chacun à sa manière le bolchevisme et la social-démocratie. L’adaptation au contexte des bibliothèques des techniques d’organisation et de gestion de l’entreprise implique pareillement l’assomption de la vision du monde indissociable de leur élaboration et de leur mise en œuvre.
Chaque fois vantée à grand renfort d’arguments définitifs sur le décloisonnement de la culture et le partage du savoir, la croisade pour la modernisation des bibliothèques ne dissimule jamais longtemps son vrai visage. Concentration de tous les produits d’appellation d’origine culturelle fabriqués par l’industrie du loisir (i.e. « intégration du multimédia »), foi dans la rédemption par les « NTIC » (i.e. prévenir la « fracture numérique ») : abondance et progrès technique, le nec plus ultra de la modernité qui réconcilie avec le présent pourvu qu’il soit agrémenté d’une rhétorique sociale. Sous les auspices de cette version gauchiste de l’allégorie libérale du bonheur, les bibliothèques entrent de plain-pied dans l’ère de la consommation de masse – avec la hantise de ne plus être « into the groove » (Madonna) et d’être à la traîne de l’innovation. Or la distribution de la culture (comme de n’importe quelle marchandise) a sa propre logique ; la pertinence des biens culturels importe moins que leur profusion. Ainsi la question de la médiation se déplace-t-elle : il ne s’agit plus d’éduquer, d’édifier ou même de prescrire, mais de pourvoir. Du nouveau, encore du nouveau, toujours du nouveau : c’est comme cela qu’on séduit et fidélise la clientèle. Il y a là une nécessité d’ordre purement commercial.
Enchanter le monde
De fait on peut affirmer qu’une bibliothèque « traditionnelle » a plus de chance de remplir une mission culturelle qu’une médiathèque à la pointe du progrès technique et de l’offre documentaire. Qui a vu par exemple le désarroi d’un élève « en difficulté » devant un écran d’ordinateur est en mesure de saisir l’inanité de l’argument – largement utilisé par les marchands de culture numérisée et, à leur suite, par les médiathèques – qui associe lutte contre l’échec scolaire et « multimédia » : non seulement la technique ne pallie pas la déficience des instruments méthodologiques nécessaires à l’acquisition et l’appropriation du savoir, mais elle accentue la confusion en substituant au « tout artistique » (Marx) qu’est le texte imprimé (son caractère d’objet défini, son contenu déterminé, sa linéarité, sa logique) une masse d’informations non hiérarchisées et potentiellement illimitées. Il est vrai que ruiner les illusions du progrès n’entre pas dans le cahier des charges des médiathèques qui, à l’inverse, les alimentent dans la mesure où elles flattent l’« image » de la ville – selon le vœu et les intérêts politiques de ses gestionnaires.
Ainsi s’explique l’étrange modestie de l’ambition des bibliothèques. Pour ses théoriciens, la bibliothèque moderne n’a pas pour mission d’aider à comprendre le monde mais à s’y adapter ; encore moins de le penser dans la perspective de l’utopie – conception d’un autre âge – mais de l’enchanter, de garantir le « droit à l’imaginaire ». Que cette adaptation soit celle que réclame le marché, que l’imaginaire en question soit celui qu’offre la marchandise en tant que reflet narcissique du consommateur, c’est ce qu’attestent le management et les stratégies de communication des médiathèques, en phase avec les valeurs et les styles de vie exaltés par la publicité et les abécédaires du marketing : être cool et conviviale, non plus austère et studieuse (d’où le soin stupéfiant apporté à l’emballage de la culture, c’est-à-dire à l’organisation de l’espace) ; éclectique et branchée, non plus sélective et classique ; « multimédia » et non plus livresque ; ouverte à tous et à toutes les opinions, non plus réservée et exclusive ; multiplier les « partenaires » pour une meilleure intégration, non pas s’en tenir au mariage de raison avec la culture.
En haut lieu, il y a belle lurette que l’événement n’émeut plus, à tel point que l’introduction de nouveaux supports est présentée sans fard comme un marketing de produits d’appel 25. Moyennant quoi la supermarchandisation des bibliothèques peut passer pour une « ouverture sur le monde ». La culture est bien là, dans sa diversité, mais en tant que faire-valoir d’une grandiose mise en scène pyrotechnique destinée à émerveiller et métamorphosant ce qui était dans l’esprit de Pelloutier « richesse sans valeur » (Debord) – c’est-à-dire savoir sur le monde orienté par la perspective de sa transformation – en valeur sans richesse – c’est-à-dire accumulation de biens sans autre perspective que d’être consommés.
Une nouvelle race de managers
Cet état des lieux – même grossier – rend moins incompréhensible les dispositions de la nouvelle race de managers qui s’apprête à prendre en mains les destinées de la lecture publique. Elle n’a pas l’imagination créatrice des pionniers, les bâtisseurs de cathédrales multimédias 26, mais elle a le vent en poupe et ne connaît pas le doute. Aussi parle-t-elle sans retenue. C’est en entrepreneur plutôt qu’en professionnel de la culture qu’elle se pense. Engager les bibliothèques dans « une logique d’entreprise privée », voilà un challenge qui justifie pleinement le discrédit du terme de « conservateur », rejeté pour celui de « directeur ».
Au demeurant, l’évolution répond aux attentes de la profession puisque rien ni personne ne semble vouloir la contrarier. Peut-on vraiment prendre au sérieux les grognons qui proclament urbi et orbi que « le livre n’est pas une marchandise » (« comme les autres » complètent certains, encore moins avisés) ? Et de revendiquer la négociation d’un statut d’exception pour cette chose indéfinie qui, selon les termes d’un discours d’une rare incohérence, n’est pas véritablement une marchandise tout en en étant une.
Scandé sur le mode « altermondialiste », l’argument de l’extériorité de la culture par rapport à l’économie marchande fournit en fait la meilleure justification possible de la vision libérale du monde et des intérêts qu’elle défend. L’ouverture le dimanche, certains jours fériés et, ponctuellement, la nuit des supermarchés (les vrais) de la culture démontre en effet que la bataille de la lecture est soluble dans le calcul de la plus-value et qu’être pour la « démocratisation de la culture » n’est parfois qu’une autre manière de défendre la légitimité de l’ordre marchand. Une aubaine pour les médiathèques qui, n’ayant rien à vendre, se sentent d’autant plus autorisées à rééditer un coup de force pour lequel elles font donner l’artillerie lourde (suppression du repos dominical = partage du savoir, droit à la culture pour tous, service public) – non sans fustiger au passage l’imbécillité ontologique des personnels qui refusent de voir la « démocratisation de la culture » se traduire par l’aliénation de la maîtrise de leur temps libre 27.
Non contente de conspirer à l’inintelligibilité du monde, la dénégation du fait que la culture est marchandise – comme sont marchandises le travail, ceux qui le subissent comme ceux qui en sont exclus, les produits de l’exploitation de la nature et la nature elle-même – participe ainsi d’une vaste opération de brouillage : celle qui recouvre d’une idéologie progressiste ou humaniste le démantèlement des dispositifs ayant pour fonction d’atténuer et de circonscrire les dommages unilatéraux qu’implique l’exercice débridé de la « liberté du travail ».
Il y a un usage spécieux de l’évidence qui vise à faire aller de soi ce qui auparavant révoltait ou pour le moins posait problème. Ainsi en est-il de ces valeurs importées de l’entreprise, assénées comme des vérités premières avec l’aplomb du bon sens outragé et qui, il y a peu, auraient coalisé contre elles et leurs promoteurs l’ensemble de la profession. Moyennant quoi, lorsqu’un bibliothécaire entre dans la carrière quand ses aînés n’y sont plus, il n’y trouve ni leur poussière ni la trace de leurs vertus. Ce vers de La Marseillaise (modifié pour la circonstance) rappelle opportunément que la technicisation du métier de bibliothécaire, c’est-à-dire la mise en place – concomitante de la modernisation libérale – de savoir-faire à portée intellectuelle limitée, voire nulle, et dont la validité n’excède pas quelques années, rend obsolète les dispositions qui faisaient l’honneur de la profession – dispositions désormais sans objet et donc objet de dénigrements ou de représentations folkloriques 28.
Etre « réactif » et « optimiser » ses « performances » en « synergie » avec l’ensemble des « collaborateurs » constitue désormais l’ultima ratio d’une profession si bien en phase avec son époque que, pour elle, entreprise culturelle est synonyme de culture d’entreprise. Dans ce contexte, la normalisation de l’habitus professionnel prescrite dans les chartes et autre « code de déontologie », de même que l’hyperrationalisation des procédures d’acquisition relèvent de ce que Marx appelle la fausse conscience plutôt que de la théorie de la pratique : elles ne servent en effet qu’à couvrir d’un voile idéologique l’empire de la modernité libérale sur les bibliothèques – et en démontrent par là même la matérialité ainsi que la véritable nature.
À l’aune de cette entreprise d’acculturation professionnelle – qui, inévitablement, s’inscrit dans le sens de l’histoire et dans la croisade du progrès contre les archaïsmes et l’inertie des mentalités –, on comprend mieux pourquoi il est essentiel que s’efface ou soit marginalisée la mission de conservation des bibliothèques publiques au bénéfice de leur soumission aux lois non écrites de la « société de l’information » (l’un des euphémismes inventés pour désigner les contraintes nouvelles imposées par la domination capitaliste). C’est dans la mesure où la bibliothèque a su garder la trace de ce qui du passé méritait d’être transmis, autrement dit qu’elle est « mémoire critique » (Taibo II) – l’une des définitions possibles de l’histoire – qu’elle permet de prendre la mesure du nouveau, ce que la raison marchande présente invariablement comme inéluctable et nécessaire, jusqu’à son remplacement par une nouvelle nouveauté, tout aussi essentielle. Aussi est-on assuré de toujours trouver dans les rayons des médiathèques publiques les dernières versions, en plusieurs exemplaires, des manuels d’informatique alors que la présence des grandes œuvres de la critique sociale qui jalonnent la « tradition des opprimés » (W. Benjamin) sera toujours plus improbable.
Alléluia !
Si, en substance, démocratiser l’accès à la culture consiste à donner à l’individu les moyens d’accroître son autonomie, autrement dit sa capacité de maîtriser l’espace et le temps de son existence, alors, en œuvrant à l’intériorisation des contraintes du monde moderne et à la diffusion la plus large des produits culturels de consommation et de consolation qui permettent de le supporter, les bibliothèques semblent opter pour l’hétéronomie, c’est-à-dire un mode aliéné de rapport à soi et au monde.
Allons plus loin, au risque de paraître sacrifier à la théorie du complot : le fantasme d’hégémonie sociale qui agite les bibliothèques modernes transforme ce grand acquiescement au monde en complicité active. Aussi tout ce que l’idéologie dominante charrie de marchandises frelatées et de « causes » édulcorées y trouve-t-il un écho favorable : la revendication du « commerce équitable » (une contradiction dans les termes) en lieu et place de la critique du capitalisme ; la dénonciation du stress au travail et du harcèlement moral plutôt que la critique du travail aliéné ; la réduction de l’émission des gaz à effet de serre et non l’exigence d’une redéfinition des rapports de l’homme avec la nature ; les jérémiades du féminisme grand-bourgeois comme ersatz de réflexion sur les causes sociales de l’oppression des femmes ; etc.
De cela toutefois, réjouissons-nous. À l’instar des psychotropes dont la production et la prescription entretiennent les maux qu’ils sont censés guérir, rendant d’autant plus nécessaire leur usage massif, le modèle de la médiathèque s’imposera d’évidence de plus en plus – au rythme du progrès des stratégies de l’intégration et des politiques de lutte contre l’ennui – comme « lieu-ressource » pour tous les « exclus » et temple d’une consommation décomplexée par l’alibi culturel qu’il procure 29. Et l’utilité sociale de ses personnels (cheval de bataille de la profession) d’être de moins en moins contestable. Bibliothécaire, un métier d’avenir.