Enseigner la littérature au collège et au lycée

Quelques aspects d'une pratique quotidienne

Marielle Anselmo

L’enseignement des lettres réserve quelques surprises. Ainsi, la difficulté d’une langue ne constitue pas un obstacle majeur à la lecture des textes. Certains récits (antiques, médiévaux, classiques, etc.) passionnent les élèves, parce qu’ils y trouvent en miroir leurs préoccupations les plus intimes. Quelles que soient les difficultés rencontrées, à contre-courant d’une société qui propose des modèles de plus en plus régressifs et uniformisés, il semble plus que jamais nécessaire d’aider les élèves à accéder à de grands textes, fabriqués dans des langues subtiles et complexes – à l’image de l’humanité.

The teaching of literature holds some surprises. Thus, the difficulty of a language does not constitute a major obstacle to the reading of the texts. Some accounts (ancient, medieval, classical, etc.) fascinate students, who find reflected in them their own most intimate concerns. Whatever the difficulties encountered in going against a society that puts forward more and more regressive and standardised models, it seems more than ever necessary to help students to have access to great texts, created in subtle and complex language – just like humanity itself.

Wenn man Literatur unterrichtet, kann man einigen Überraschungen erleben. Zum Beispiel ist der Schwierigkeitsgrad der Sprache kein unüberwindbares Hindernis einen Text zu lesen. Gewisse Erzählungen (der Antike, des Mittelalters oder Klassiker, usw.) begeistern die Schüler, da sie in ihnen ihre innersten Befindlichkeiten wiederfinden. Egal auf welche Schwierigkeiten man trifft, um einer Gesellschaft, die immer rückschrittlichere und immer gleichförmigere Vorbilder anbietet, entgegenzuwirken, scheint es wichtiger denn je, den Schülern zu helfen diese Texte kennen zu lernen, die in subtiler und komplizierter Sprache verfasst sind –als Abbild der Menschheit.

La enseñanza de las letras depara algunas sorpresas. De este modo, la dificultad de una lengua no constituye un obstáculo mayor a la lectura de los textos. Ciertos relatos (antiguos, medievales, clásicos, etc.) apasionan a los alumnos, porque ellos encuentran ahí como en un espejo sus preocupaciones más íntimas. Cualesquiera que fueren las dificultades encontradas, a contra pelo de una sociedad que propone modelos cada vez más regresivos y uniformizados, parece más que nunca necesario ayudar a los alumnos a acceder a grandes textos, fabricados en lenguas sutíles y complejas –a imagen de la humanidad.

Freud considérait qu’il y avait trois professions impossibles : l’éducation, les soins et le gouvernement des peuples 1. L’enseignement ayant partie liée avec l’éducation, c’est donc de ce difficile exercice qu’il m’incombe de parler. Celles et ceux qui font profession d’enseigner s’expriment peu sur cet exercice quotidien, hormis à l’intérieur de revues professionnelles qui, en général, assèchent la richesse de la matière, en la réduisant à une description de séquences didactiques. Mais de ce qui échappe au cadre, du creuset concret de l’expérience, il est ardu de parler : l’expérience reste au secret.

La difficulté redouble lorsqu’il s’agit, de surcroît, de parler de l’enseignement des lettres. En effet : qu’est-ce que la littérature ? Quelque chose qui, n’étant ni une science, ni un savoir, est pourtant un objet d’étude : quelque chose qui, par nature, par définition, déborde du cadre (l’heure, la séance, l’école) cependant nécessaire auquel elle se voit assignée. Enseigner la littérature, ce serait alors, exercice subtil et complexe, savoir manier « la toise et le vertige », pour reprendre le beau titre d’un ouvrage de Lucette Finas, emprunté à l’œuvre de Balzac 2.

J’essaierai donc d’évoquer cette pratique, de restituer quelque chose d’une expérience commune à bien des enseignants, sans cependant entrer dans les détails d’une séquence d’enseignement. Faisant cela, je risque de me heurter à deux écueils : d’une part, énoncer ce qui pourra paraître un tissu de banalités à la plupart de mes collègues, et d’autre part, choquer la rigueur scientifique de ceux qui font profession d’enseigner la didactique des lettres. Mon propos se limitera en effet à témoigner, simplement et subjectivement, de cette expérience, mais là où elle échappe, justement, à toute méthode : là où elle nous réserve, au quotidien, quelques surprises, bonnes ou mauvaises – dans la rencontre entre élève, texte et professeur.

Les surprises de la langue

J’ai enseigné plusieurs années durant en collège, de la sixième à la troisième, en Seine-Saint-Denis et en Val-de-Marne, auprès d’un public d’élèves le plus souvent issus de milieux sociaux défavorisés.

Une des bonnes surprises que m’a réservée cet enseignement a été de découvrir, en particulier avec les plus petites classes, que la difficulté de la langue ne constituait pas un obstacle à la lecture de grands textes. S’il m’est arrivé parfois de rencontrer quelques objections de la part des élèves aux propositions de lecture que je pouvais leur faire, conformément aux programmes, ces objections ont vite été écartées. Ainsi, mes élèves ont quelquefois manifesté des résistances lorsque je leur demandais d’acheter un livre destiné à l’étude, par exemple une pièce de théâtre (Le Cid de Corneille) ou un roman du Moyen Âge (Yvain ou le chevalier au lion de Chrétien de Troyes) et qu’ils commençaient de le lire seuls. La langue, inhabituelle, les rebutait. Mais l’étude et la lecture collective, en classe, avaient généralement assez vite raison de leurs premières résistances.

Aucun texte n’est, en effet, d’une difficulté insurmontable. Accompagné par la voix et les questions de l’enseignant, ce qui paraissait complexe devient facile, s’éclaircit soudain. Il suffit d’ouvrir la lecture en interrogeant s’il le faut le sens de chaque mot, de chaque phrase, en soulevant le voile des non-dits ou de l’implicite du texte. Et pour susciter la curiosité, de poser des questions simples en s’appuyant sur la narration, qui séduit toujours les élèves : que va-t-il se passer ? Que devient un personnage ? Vont-ils se rencontrer ? Comment cela va-t-il se terminer ?

S’emparer d’une page, parfois d’une seule phrase, faire le geste matériel d’ouvrir un livre, quelle que soit sa difficulté, c’est déjà ouvrir un chemin, et emmener les élèves avec soi. Avec enchantement. Encore faut-il être soi-même toujours enchanté par ces lectures, avoir gardé ce rapport précieux, vivant, aux textes que nous enseignons, que nous transmettons.

J’ai redécouvert, en classe, quelque chose que la lectrice adulte que je suis avait oublié : la force du récit, la force d’attraction de la narration. N’est-ce pas le propre de la littérature que de jouer avec des énigmes, des questions, et de les faire travailler ? Captivés par ces récits, par leur intensité, les élèves ne voient plus la difficulté linguistique. J’ai également découvert la captation que pouvait susciter l’oralisation d’un récit : avec des classes souvent en proie à une certaine agitation, nul meilleur moyen de retrouver le calme que d’ouvrir un livre et de lire une histoire 3. Ainsi mes élèves de sixième, qui parfois maîtrisaient très mal la langue française, se sont-ils enthousiasmés pour la lecture des Métamorphoses d’Ovide, ou de l’Odyssée, dans des traductions parfois difficiles.

Personnellement, je ne peux envisager l’étude de ces textes sous la forme d’adaptations (ce qui se fait parfois) ou de réécritures par des contemporains, qui, la plupart du temps, réduisent, transforment, affadissent la force vivante du texte. Car elle est dans la langue, la force d’un texte – lieu de ses enjeux les plus puissants, les plus moteurs. Dans la langue, survit une trace à la fois de la civilisation et du corps singulier qui produisirent le texte : et s’il en reste parfois quelque chose à travers une traduction intelligente, il n’en reste plus rien dans une adaptation.

Les élèves m’ont montré, plus d’une fois, qu’ils étaient sensibles aux enjeux linguistiques. J’en veux pour preuve cette anecdote : j’avais demandé à des élèves de troisième, en fin d’année, de choisir dans un ensemble de poèmes regroupés autour du thème de l’amour, celui auquel allait leur préférence, et de justifier ce choix. Or, à ma grande surprise, leur préférence n’alla pas aux poèmes dont la langue était la plus accessible, la plus proche de celle qu’ils utilisaient quotidiennement (celle du XXe siècle, d’Eluard ou d’Aragon par exemple), mais à celui dont la langue était la plus éloignée a priori, celle du XVIe siècle et de Louise Labé :

« Je vis, je meurs : je me brule et me noye.

J’ay chaut estreme en endurant froidure :

La vie m’est et trop molle et trop dure… »

Visiblement le jeu complexe des antithèses ne les avait pas rebutés, mais au contraire séduits.

Des contenus en miroir

Aucune classe, aucun établissement ne ressemble à un autre, et de grandes différences se marquent, y compris à l’intérieur d’un même établissement, pour un même niveau de classe. Cependant souvent, entre enseignants de lettres, nous nous communiquons des « tuyaux » : ainsi Le Cid en quatrième, Antigone (d’Anouilh) en troisième, « ça marche »… L’expérience le montre : certains textes semblent mieux fonctionner que d’autres.

Par ailleurs, il se trouve que, dans ses contenus, la progression des programmes, de la sixième à la troisième, s’adapte particulièrement bien aux goûts des élèves. Elle nous amène à parcourir l’évolution de la littérature (parallèlement au programme d’histoire, ce qui est source de rapprochements très intéressants), depuis l’Antiquité (en sixième) jusqu’au XXe siècle (en troisième), en passant par le Moyen Âge et le XVIe siècle (cinquième), le XVIIe et XVIIIe siècles (quatrième). Cette progression n’exclut pas, évidemment, l’incursion dans d’autres époques : mais elle trace un chemin, une dominante générale.

Ainsi, en sixième, ces programmes nous amènent à travailler sur les mythes de la création, sur les textes dits « fondateurs » (la Bible, les textes grecs et romains, etc.). Textes qui, par leur nature et leur contenu, suscitent un grand intérêt chez les élèves. Tout d’abord, par leur aspect culturel : on ne dira jamais assez, en particulier pour des élèves issus des cultures méditerranéennes, le bénéfice d’en retrouver quelques éléments à travers ces textes.

Par ailleurs, en des temps d’incompréhension et de clivages grandissants, on ne dira jamais assez non plus l’intérêt, par le biais de ce travail, de mettre en rapport les trois monothéismes (même si c’est une chose parfois délicate), de montrer comment ils se rapprochent ou se différencient des polythéismes, de les contextualiser et de les critiquer.

Ainsi, la confrontation de récits de création se révèle très intéressante. On peut, par exemple, mettre en relation, étudier et analyser ceux proposés par l’Ancien Testament, par le Coran, par Hésiode dans la Théogonie, par Ovide dans Les Métamorphoses, etc. Il se trouve que cette étude coïncide avec la passion des élèves de cet âge pour tout ce qui est « archaïque » (sur quoi ils sont généralement bien mieux informés que nous) : récits de la préhistoire, récits égyptiens, et donc, à leur suite, grecs et romains… On peut noter en passant, que, du côté de l’étude de la langue, les recherches sur l’étymologie des mots, leur origine, leur histoire et leur évolution – étude qui peut a priori paraître aride – captive également les élèves de cet âge. Sans doute parce que les interrogations sur la « création », sur l’origine du monde ou leur propre origine, les occupent beaucoup : la classe de français devient peut-être alors le lieu pour mettre des mots, des récits, des fables, sur ces interrogations, ces mystères.

Voici, par exemple, le début d’un récit de création sur lequel j’ai travaillé avec mes élèves, et qui a su les intéresser, sans que son niveau de langue fasse obstacle à sa compréhension :

« Avant la mer, avant la terre, avant le ciel qui s’étend sur tout, à la surface du monde, la nature n’avait qu’un seul visage qu’on appelait Chaos. C’était une masse informe, indistincte, rien qu’un poids inerte et compact, des germes discordants de choses mal agencées. Il n’y avait pas encore Titan pour donner la lumière et Phébé ne renflait pas encore son croissant chaque fois qu’elle renaît. […] C’était la terre, la mer et l’air. Mais la terre ne pouvait pas être foulée, la mer pas traversée, l’air était sans lumière… » 4

Il s’agit du texte d’ouverture des Métamorphoses d’Ovide. Dans ces récits, le tour de force des transformations (sans doute aussi leur valeur morale) captive les élèves : le déluge, la renaissance du monde à travers Deucalion et Pyrrha, la métamorphose des pirates en dauphins (pirates qui se sont moqués de Bacchus), la transformation d’Arachné qui voulut rivaliser avec la déesse Pallas, les paysans de Lycie réduits à des grenouilles… Autant d’intrigues passionnantes, multiples, polymorphes, qui montrent les limites de l’humain lorsqu’il veut se confronter aux dieux, et passer outre la justice, par exemple. C’est peut-être là le secret de leur succès auprès des élèves. Ces « métamorphoses » sont également l’occasion de poser des questions graves pour les élèves, questions touchant à la vie et à la mort, à l’amour, au droit, etc. 5

Sans doute sont-ils en miroir avec leurs préoccupations intimes. Quant aux élèves un peu plus âgés, on ne saurait méconnaître l’intérêt des classes de quatrième, par exemple, pour les récits fantastiques – dont la littérature européenne fournit une réserve quasi infinie, de Mary Shelley à Edgar Poe ou Hoffmann, en passant, pour les Français, par Maupassant, Mérimée, Gautier, etc. De même, et dans un tout autre genre, les scènes de « première vue » (c’est-à-dire de rencontre amoureuse, qui passe par le regard) séduisent immanquablement des élèves de 14-15 ans, avides d’y trouver en miroir leurs propres émois – qu’il s’agisse d’étudier un extrait de La princesse de Clèves de Mme de Lafayette, d’un roman de Stendhal ou de Flaubert.

J’ai pu également constater, en classe de seconde, l’intérêt à travailler sur des auteurs romantiques. J’enseigne en effet cette année en lycée, et je me suis trouvée, contrairement aux années précédentes (en collège) en échec, après avoir proposé aux élèves d’étudier des extraits de textes de Proust. Je reviendrai plus loin sur les causes probables de cet échec. Je décidai alors de poursuivre par l’étude d’un groupement de textes romantiques évoquant le « mal du siècle ». Or, à ma surprise, les élèves ont tout de suite manifesté plus d’intérêt pour les textes de Chateaubriand ou de Musset, dont la langue n’était pourtant pas moins difficile que celle de Proust (raison évoquée par ceux-ci pour le rejeter). Mais les « errements » du héros romantique leur avaient peut-être semblé plus proches de leurs propres états adolescents. Cet intérêt, au fil des textes, ne s’est pas démenti.

Une difficulté

Je voudrais enfin témoigner, paradoxalement, d’un échec, d’une mauvaise surprise, ou plutôt d’une difficulté, que je viens de rencontrer dans les derniers mois. Comme je le disais plus haut, j’ai voulu en effet commencer l’année de seconde par une étude de divers extraits de Proust (À la recherche du temps perdu, Contre Sainte-Beuve, les Pastiches) et montrer ainsi aux élèves ce que c’était que le travail de l’écriture, le travail de la mémoire, le travail de l’imitation… Or, je rencontrai immédiatement une résistance, voire un refus catégorique de travailler sur ces textes-là, de la part de certains élèves.

Sans doute (et nous commettons parfois ce genre d’erreur, ce qui nous demande une certaine souplesse et capacité d’adaptation), compte tenu du niveau des élèves, le moment de l’année n’était pas le mieux choisi pour aborder ces textes, qu’ils ont jugés trop difficiles. Mais, à cette heure, et considérant mon expérience des années précédentes en collège, contredisant celle-ci, je ne m’explique pas totalement les raisons d’un refus si violent. Parmi les raisons qu’ils m’ont données figurent celles-ci : dans les classes à option scientifique, qu’ils « n’étaient pas des littéraires », et, en général, dans les autres, que ces textes « n’étaient pas de leur âge », qu’ils n’y comprenaient rien, et qu’ils voulaient étudier… de la littérature pour la jeunesse.

Ce n’est bien sûr pas la première fois que cette demande m’est faite, mais c’est la première fois qu’elle m’est adressée de manière si virulente – et avec pour envers un refus, voire une haine de la littérature. Je répondis un peu sèchement qu’ils ne comptent pas sur moi pour étudier Oui-Oui ou Harry Potter, livres pour la lecture desquels ils n’avaient pas besoin de moi (certains furent ainsi sidérés d’apprendre que j’envisageais de leur faire lire un roman de Stendhal, Le Rouge et le Noir par exemple).

En collège, il m’était arrivé de faire lire, dans l’année, un ouvrage extrait de la littérature pour la jeunesse, ce qui me permettait également d’inviter l’auteur, et de montrer ainsi qu’un auteur pouvait être… jeune et vivant. Mais, aux élèves qui me réclamaient d’emblée ce type de texte, (car ils y trouvaient la satisfaction d’un plaisir immédiat, dans une langue plus proche de leur langue quotidienne), je répondais souvent ceci, qui les convainquait : s’ils avaient besoin de moi, c’était pour aller plus loin, pour les accompagner dans des lectures plus difficiles d’accès, qu’ils auraient eu peu de chance de découvrir seuls. Mais ce qui m’a frappée ici, c’est que des élèves se soient sentis autorisés, sinon légitimés, à contester ouvertement, à critiquer le contenu d’un programme de lettres. Leur viendrait-il en effet à l’esprit de contester le contenu du programme de mathématiques, par exemple ? De réclamer qu’on leur réenseigne à l’infini que deux et deux font quatre ? Alors, pourquoi contester un programme de lettres nécessairement exigeant ?

Je me demande si, ces dernières années, en particulier dans l’enseignement des lettres, à mettre en avant la notion de plaisir (et d’un plaisir immédiat), à trop vouloir séduire les élèves (afin de contourner quel « ennui » ?), on n’a pas fini par discréditer, en réalité, la notion de travail, de recherche, de pensée, de temps… S’exprimant ainsi, les élèves manifestent le refus d’un vrai travail, au fond, de la confrontation à une certaine capacité de déplacement : devrait-on, pour s’y conformer, toujours rester au plus près de soi, ne connaître qu’une seule langue, la plus rudimentaire ?

Sans doute les difficultés que j’ai rencontrées sont-elles liées, également, au fait que ces élèves sont des lycéens : ce qui n’était, chez les collégiens, qu’une vague protestation, voire un jeu (boudeur) avec le professeur, devient, avec la puberté, franche contestation, refus catégorique. Je me permets de faire ici une parenthèse : on peut se demander en effet comment des adolescents, qui ont été exposés au cours de l’enfance, comme c’est le cas pour cette génération d’élèves, à la sexualité des adultes (à travers cinéma, publicité, lectures…) et à la violence de leurs congénères, à qui l’on propose pour modèles d’un côté la pornographie, de l’autre Popstars et la Star Ac’, pourraient continuer d’exercer longtemps un mode de pensée non régressif, un mode subtil, élaboré. Refuser l’enseignement des Lettres, c’est aussi refuser que quelque chose de l’intime puisse s’exposer, que quelque chose de l’amour, de la vie et de la mort puisse se dire. Et sans doute, au plus profond, refuser la pensée – là où, justement, un certain type de littérature (celle de Proust par exemple) la rend visible.

La question de la pensée

Cependant, je ne regrette pas d’avoir gardé mon cap : car, malgré leur opposition première, mes élèves ont fait au cours de l’année (je dirais, presque malgré eux) de grands progrès. Ils ont commencé de manifester, enfin, leur capacité d’analyse, d’interprétation – but à atteindre en seconde.

Interpréter

L’un des enjeux de la classe de seconde consiste en effet à faire passer les élèves de la lecture à l’interprétation : or, interpréter, c’est une des difficultés de cet enseignement, un des points qui interrogent le plus notre pratique.

Mais, parfois, les élèves y arrivent. Nous y arrivons. Parfois même, les élèves nous dépassent, voient ce que nous n’avons pas vu (tout enseignant a fait cette expérience), ils nous devancent, s’emparant de la méthode que nous leur avons donnée. Et ce sont d’assez beaux moments. Je voudrais en donner un exemple très simple. J’avais travaillé, je l’ai dit plus haut, sur un groupement de textes romantiques, et tenté de faire entendre aux élèves ce que c’était que le « mal du siècle ». En particulier, je les avais fait analyser, dans les textes à l’étude, le jeu des contradictions propre au moi romantique, mélange d’enthousiasme et de désespoir, expression d’une insatisfaction, d’un manque, d’une souffrance qui va jusqu’à des désirs morbides. J’ai relevé plus haut que cela n’était pas sans rapport avec le « moi » adolescent, pris dans ses propres tumultes et contradictions. Le texte de Chateaubriand (un extrait de René) donné à étudier commençait ainsi :

« L’automne me surprit au milieu de ces incertitudes ; j’entrai avec ravissement dans le mois des tempêtes. Tantôt j’aurais voulu être un de ces guerriers errant au milieu des vents, des nuages et des fantômes ; tantôt j’enviais jusqu’au sort du pâtre que je voyais réchauffer ses mains à l’humble feu de broussailles qu’il avait allumé au coin d’un bois. J’écoutais ses chants mélancoliques, qui me rappellent que dans tout pays, le chant naturel de l’homme est triste, lors même qu’il exprime le bonheur. Notre cœur est un instrument incomplet, une lyre où il manque des cordes, et où nous sommes forcés de rendre les accents de la joie sur le ton consacré aux soupirs. »

Je leur avais demandé de repérer les traits caractéristiques du romantisme, comme nous l’avions fait ensemble à propos d’autres textes. Or, quelques élèves ont relevé un élément auquel, personnellement, je n’avais pas prêté attention, car il n’entrait pas dans ma « grille » de lecture. Des garçons ont immédiatement remarqué en effet qu’au-delà de l’hésitation, de l’indécision propres aux romantiques exprimées par le désir d’être soit un guerrier, soit un pâtre (tous deux liés à la nature) se jouaient deux désirs profondément contradictoires : d’un côté s’affirmait le désir d’une activité guerrière, agressive, et de l’autre le désir d’une activité pastorale, pacifique. Cela paraît l’évidence une fois qu’on l’a dit… Mais il fallait le voir, le lire – être capable de mettre en rapport ces éléments, de les faire jouer ensemble. Que deux ou trois élèves (et non des meilleurs, dans une classe qui avait d’abord refusé de lire des textes considérés comme trop « littéraires ») relèvent cela, soient capables, d’un coup, de liaison, de pensée, d’analyse, justifie tout mon travail, et compense parfois son aridité, sa difficulté.

Je ne regrette donc pas de ne pas avoir cédé à la facilité, d’avoir résisté, malgré l’hostilité très forte, et plus que manifeste, de ces élèves. Car je ne vois pas quel écrivain « pour la jeunesse » aurait pu rendre, dans la langue, en quelques mots, en un si grand condensé, l’intrication des passions humaines, le mélange des pulsions destructrices et des pulsions de conservation, le mélange de la haine et de l’amour, propres à l’être humain. L’écriture implique un risque, une manière de s’avancer au bord du précipice, une manière d’aller au plus près du plus pulsionnel – pour ensuite le traduire dans la langue, en faire métaphore de langage – que je ne vois prendre par aucun de ces écrivains. Ces contradictions de l’être humain, liées à des enjeux éthiques, seules peuvent les dire des langues et des pensées complexes (et si simples en même temps), c’est-à-dire celles de « grands » écrivains.

Penser

Pour finir, je voudrais relater une expérience qui, pour moi, a été une des plus étonnantes de ma vie d’enseignante, réalisée presque par hasard avec une classe de quatrième. Je ne sais plus à partir de quel texte, de quelle association, il m’était venu à l’idée d’apporter aux élèves la phrase suivante de Montaigne : « Que philosopher c’est apprendre à mourir », et de leur demander d’y réfléchir, en posant simplement la question : « Qu’est-ce que cela veut dire ? », et en « dépliant » le sens de chaque mot. Or, à ma stupéfaction, non seulement les élèves ont retrouvé, par eux-mêmes, tous les sens déployés par Montaigne dans la suite du texte (développement dont bien entendu ils n’avaient pas connaissance), mais encore les plus actifs parmi les élèves à trouver un sens, une interprétation fine à cette phrase furent-ils ceux qui étaient considérés comme les plus « faibles » de la classe, ceux que je n’avais pratiquement jamais entendus jusque-là. Bien souvent, ces élèves me réclamèrent par la suite de la « philosophie ». Parfois, je répondis à leur demande, en consacrant, par exemple, une heure à l’étude de telle phrase de Pascal. Je m’étais dit alors que nous sous-estimions largement, nous les adultes, à la fois le besoin et la capacité de pensée des élèves. Nous les prenons pour des idiots – qu’ils ne sont pas. C’est-à-dire que nous ne nous estimons pas assez nous-mêmes, aussi, pour penser de manière subtile, pour les accompagner dans ce mouvement d’élaboration.

En ces temps de violence grandissante, continuer d’enseigner ainsi, préserver l’enseignement de la littérature (dans sa richesse, dans sa complexité, dans sa radicalité) c’est se donner une chance de préserver un espace où mettre des mots sur la vie et la mort, sur les inquiétudes de l’humanité, où les penser. Qui enseigne les lettres incarne une dimension éthique – rappelant sans doute à son insu un lieu où se fonde, par la voix et par la lettre, la civilisation.

Mars 2003

  1. (retour)↑  Cité par Maud Mannoni, Éducation impossible, Le Seuil, 1973, p. 56.
  2. (retour)↑  Lucette Finas, La toise et le vertige, Éditions Des femmes, 1986.
  3. (retour)↑  Par ailleurs, on le sait, les élèves eux-mêmes adorent lire à voix haute, y compris les plus faibles. Tendance qui s’efface avec l’approche de la puberté où, pudiques, ils se replient, et osent de moins en moins se montrer, même à travers une lecture.
  4. (retour)↑  Ovide, Les Métamorphoses, Classiques Hatier, 1996. Trad. d’Anne Videau.
  5. (retour)↑  D’avoir simplement étudié ces textes me valut deux belles lettres, en fin d’année, de deux élèves (deux filles) – les deux lettres qui, dans ma vie d’enseignante, m’ont le plus touchée. L’une disait (je la résume) : « Madame, vous avez ouvert mon imaginaire, vous m’avez fait entrer dans le monde merveilleux des rêves », et l’autre : « Je relirai les Métamorphoses cet été en pensant à vous » – dans un français assez approximatif. Ces mots sont de ceux qui donnent envie de continuer, quelle que soit la difficulté du métier.