Vers une métalecture
Patrick Bazin
Après cinq siècles d'expansion, l'ordre du Livre s'achève. Le codex, cette capsule stable, fiable et réitérable, perd sa position centrale. Il ne régule plus la constitution et la circulation d'un savoir partageable, à l'interface du for intérieur et de l'espace public. Par contre, en s'inscrivant dans le continuum numérique, la textualité prolifère de plus belle et sÕenrichit de nouvelles modalités. Désancré de son support physique et de ses lieux de socialisation, l'acte même de lire devient le fil rouge d'une nouvelle économie-politique au sens où la définition de l'espace public fait problème.
After a five centuries'boom, the era of the book comes to an end. The codex, that complete, reliable and repeatable object, no longer enjoys its key position : that of an interface between the private and the public fields regulating the formation and circulation of distributive knowledge. On the other hand, rooted in the digital continuum and ceaselessly feeding on new devices, « textuality » spreads more and more. Having broken away from its traditional medium and socializing areas, the very action of reading has become the reference to a new way of managing sense (from economical, political and philosophical points of view). It is necessary to find a new definition of a public field to balance the current tendency to scatter and split things up.
Nach den fünf Jahrhunderten ihrer Entwicklung endet heute die Buchordnung. Der Kodex, als stabiler, zuverlässiger und erzeugbarer Behälter betrachtet, hat seine zentrale Stellung verloren und kann die Gestaltung und Verbreitung eines zu verteilenden Wissens nicht mehr leiten auf der Grenze zwischen Innerstem und öffentlichem Raum. Im Gegenteil gewinnt die sogenannte Textualität eine weitere Bedeutung, indem sie sich ins digitale continuum einschreibt und über neue Fähigkeiten verfügt. Das Lesen selbst, das seinen physischen Träger sowie die Räume seiner Sozialisierung verlassen hat, wirkt jetzt als roter Faden einer neuen politischen Wirtschaft wegen der zweifelhaften Begrenzung des öffentlichen Raums.
Dans un entretien accordé au journal Le Monde 1, le directeur de la Bibliothèque du Congrès, James Billington, déclarait que les nouvelles technologies de l’ère du multimédia devaient être utilisées de manière à « renforcer la culture du livre ».
Bien que mon expérience personnelle en matière de documentation multimédia soit beaucoup plus modeste que celle de mon éminent collègue, je ne partage pas tout à fait cette position presque défensive. Elle ne me semble pas rendre compte de la situation paradoxale dans laquelle nous nous trouvons.
La lecture émancipée du livre
D’un côté, la « culture du livre », c’est-à-dire une certaine manière de produire du savoir, du sens et de la sociabilité, disparaît chaque jour un peu plus sous nos yeux. D’un autre côté, le syndrome de la textualité et de son corollaire, la lecture, devient omniprésent, et le mythe de la bibliothèque universelle apparaît plus que jamais comme un paradigme du savoir.
Un tel paradoxe ressemble étrangement à ce que Douglas Hofstadter appelle une « hiérarchie enchevêtrée » 2. Le livre, fondement multiséculaire de la textualité, se retrouve comme surplombé par une métatextualité qui s’étend progressivement à l’ensemble des modes de représentation du monde, à l’ensemble des médias, tout en continuant, tout de même, à fonctionner comme référent. C’est ainsi que la difficile mise au point de dispositifs de feuilletage sur écran témoigne de cet effort de retournement du livre en non-livre et en même temps de permanence du livre.
Entendons-nous. Je ne prétends pas que les livres concrets soient en train de disparaître corps et biens. Ils vont au contraire continuer à proliférer longtemps et l’un des grands problèmes à résoudre pour le bibliothécaire sera, d’ailleurs, de pouvoir naviguer dans un espace documentaire hybride, à la fois imprimé et digital.
Mais l’objet livre a perdu la position centrale qu’il occupait naguère dans le champ, à la fois cognitif, culturel et politique qui s’est constitué autour de lui et que nous pouvons qualifier, avec Roger Chartier, d’« ordre du livre » 3. Ce champ est aujourd’hui en pleine reconfiguration autour non plus d’un objet fondateur, mais du processus même de lecture.
Ce processus de lecture, en s’émancipant de la camisole du livre et en s’exerçant à une véritable polytextualité – où s’interfèrent divers types de textes et d’images, des sons, des films, des banques de données, des messageries, des réseaux interactifs… – génère progressivement une nouvelle dimension, polymorphe, transversale et dynamique, que l’on peut appeler métalecture. Et la question qui m’importe le plus aujourd’hui, en tant que bibliothécaire, est de savoir si un nouvel ordre du savoir doit émerger et comment peuvent s’y inscrire les bibliothèques.
Bien sûr, les enjeux fondamentaux que sont la transmission des connaissances, la circulation des symboles et la constitution d’une communauté ne changent pas. On peut même dire que la capacité du processus de méta-lecture à se prendre lui-même en compte exacerbe les enjeux de savoir et de pouvoir. C’est ainsi qu’après la maîtrise des matières premières, puis de l’énergie, puis des flux financiers, celle des « flux de connaissance » devient clairement le défi majeur des prochaines décennies 4.
Il n’en demeure pas moins qu’une vision purement linéaire et cumulative partant de l’hypothèse d’un renforcement continu de la civilisation du livre et envisageant le multimédia comme un simple perfectionnement ne permet pas, me semble-t-il, d’entrevoir l’avenir du livre.
En résumé, ma thèse est la suivante : le livre a sans doute encore un bel avenir devant lui car il a suffisamment démontré jusqu’à présent son efficacité cognitive et sa robustesse ; mais il se trouve débordé par un processus de métalecture qui devient une nouvelle locomotive culturelle.
Trois éclairages obliques, dérivant de mon expérience personnelle, peuvent contribuer à étayer mon propos.
De l’incunable au multimédia
Le premier éclairage met en scène Lyon, l’une de ces villes où s’est anticipé l’avenir du livre, dans un va-et-vient incessant entre innovation technologique, industrie, circulation de la monnaie et convulsions sociales.
C’est à Lyon que le premier livre en langue française est imprimé (1476), ainsi que le premier ouvrage illustré en France (1478). Au début du XVIe siècle, Lyon est avec Venise et Paris l’un des principaux foyers européens de diffusion du livre : l’imprimerie se perfectionne, la librairie prospère, les humanistes, comme Rabelais, viennent s’y faire éditer, la littérature s’épanouit.
Deux siècles plus tard, Jacquard y préfigure l’informatique en utilisant des cartes perforées pour automatiser les métiers à tisser des canuts. En 1895, après avoir trouvé le premier procédé de photographie en couleurs, les frères Lumière y inventent le cinématographe. En 1944, enfin, Higonnet et Moiroud y déposent le brevet de la photocomposition qui marque la rupture définitive avec le plomb et l’avènement de la lumière.
Il n’est pas jusqu’à la soie elle-même – cette trame quasi immatérielle et programmée, support d’impression et métaphore possible du continuum numérique – qui ne symbolise la passion de Lyon pour la recherche d’une inscription toujours plus agile des signes.
Autrement dit, à travers l’imprimerie, la programmation, la photographie, le cinéma, la photocomposition et même l’industrie textile, une bonne partie des ingrédients qui vont converger vers le multimédia inscrivent leur polyphonie dans l’histoire d’une ville. C’est pourquoi, en tant que bibliothécaire lyonnais, je trouve si pertinente la façon dont le grand bibliographe McKenzie défend une conception délibérément extensive de la textualité :
« L’étymologie même du mot « texte » confirme qu’il est nécessaire d’étendre son acception usuelle à d’autres formes que le manuscrit ou l’imprimé. Le mot dérive, bien entendu, du latin « texere », qui signifie « tisser » et fait donc référence, non pas à un matériau particulier, mais à un processus de fabrication et à la qualité propre ou à la texture qui résulte de cette technique (…) sous le terme « texte », j’entends inclure toutes les informations verbales, visuelles, orales et numériques, (…) tout ce qui va de l’épigraphie aux techniques les plus avancées de discographie » 5.
Une bibliothèque en mutation
Mon deuxième éclairage met en scène la bibliothèque de Lyon, dont j’ai la charge, et son effort d’adaptation aux mutations du paysage documentaire.
L’exemple de cette bibliothèque publique, la plus importante de France après la Bibliothèque nationale de France, est particulièrement intéressant car il intègre de nombreux paramètres dont la combinaison traduit assez bien la complexité du fait culturel contemporain. Il rend presque palpable la nécessité de nouvelles stratégies de lecture.
On y trouve, par exemple, un fonds ancien extrêmement riche qui pose d’épineux problèmes de conservation et de communication, mais aussi une forte activité de prêt fondée sur une logistique des flux quasi industrielle ; des manuscrits et des livres mais aussi des estampes, des photographies, des films et des disques par dizaines de milliers ; un public de chercheurs et d’esthètes, mais aussi des chômeurs en recherche de réinsertion ou des adolescents des banlieues ; une fonction encyclopédique mais aussi des secteurs d’informations pratiques ou spécialisées. Bref, un foisonnement qui n’a plus grand chose à voir avec le modèle d’Alexandrie…
La situation peut se résumer en une explosion documentaire couplée à un brouillage des frontières entre les publics et entre les usages. La mutation est socioculturelle au moins autant que technologique.
Pourtant l’organisation et même l’architecture de la bibliothèque de Lyon incarne encore l’ordre classique du livre. Par exemple, la hiérarchisation des ouvrages et des usages s’inscrit dans une stratification verticale des publics et des fonctions : au rez-de-chaussée, les éditions courantes, le prêt, le grand public et la fonction loisirs ; au dernier étage, les fonds précieux, les chercheurs et une communication réduite ; entre les deux, un subtil étagement de secteurs plus ou moins spécialisés, chaque strate possédant sa logique, son public, ses fonctions. Cette logique de séparation, indépendante des contenus de connaissance, s’applique aussi aux différents supports et rejette les non-livres à la périphérie.
C’est pourquoi, partant de l’idée que les outils du savoir, les catégories sociologiques et les clivages académiques changent et se diversifient sans cesse, nous engageons une restructuration de la bibliothèque en la redéployant autour des contenus. Le recentrement sur les contenus devient le maître mot de toute révolution bibliothéconomique.
C’est ainsi qu’une thématique donnée devra pouvoir mobiliser autour d’elle tous les documents et tous les outils pertinents. Elle devra pouvoir être absorbée du point de vue de tous les usages possibles, quel que soit le niveau de chaque usager. Les bibliothécaires eux-mêmes devront faire leur propre révolution copernicienne, plutôt que de rester crispés sur une technicité que l’industrie du multimédia est d’ailleurs en train de leur ravir. Ils devront devenir, ou plutôt redevenir, de véritables médiateurs de la connaissance.
Bien sûr, les contenus eux-mêmes changent et interfèrent. L’encyclopédisme se fait interdisciplinarité. A l’image du projet de San Francisco 6, notre bibliothèque doit acquérir suffisamment de flexibilité. Elle doit s’organiser autour des disciplines comme autour d’autant de bassins d’attraction dont les contours fluctuent en fonction des points de vue et des usages. En somme, la bibliothéconomie qui était traditionnellement un art du classement doit devenir un art du passage.
De nouvelles machines à lire
Mon troisième éclairage concerne la Bibliothèque nationale de France et son projet de poste de lecture assistée par ordinateur (PLAO), auquel j’ai eu la chance de participer. Il me permettra d’illustrer les difficultés qu’il y a à penser le nouvel ordre du savoir.
Ce poste de travail, qui fonctionne déjà sous forme de prototype, doit permettre au lecteur de travailler sur un corpus de documents numérisés puisé dans l’immense réservoir de la bibliothèque. Parmi les diverses possibilités offertes par cet outil, les fonctions de comparaison, d’annotation et d’indexation sont sans doute les plus attractives. Elles rendent possibles, par exemple, la comparaison sur un même écran de plusieurs versions d’un texte ou la constitution d’un dossier personnalisé. L’intérêt majeur du PLAO est d’introduire un couplage dynamique entre lecture et écriture. Il fonctionne comme une interface active où le processus de lecture se transforme immédiatement en processus d’écriture. Il est, en quelque sorte, un outil de traduction d’un corpus donné en une œuvre nouvelle, via la créativité de l’usager.
Je reviendrai sur les perspectives offertes par ce nouveau concept, très puissant, de lecture-écriture. Mais, pour le moment, je souhaite marquer les limites d’un projet que l’on présente souvent comme le fleuron de la Bibliothèque nationale de France, alors qu’il reste encore dépendant d’une conception relativement classique du livre et marqué par un usage académique.
En effet, le modèle auquel se réfère encore le PLAO pourrait être qualifié de « lecture infinie d’un texte fondateur ». Il s’agit de prendre une œuvre, ou un ensemble d’œuvres bien circonscrites, d’y appliquer diverses grilles de lecture, plus ou moins sophistiquées, d’établir des comparaisons avec les variantes, de mobiliser une documentation contextuelle et, finalement, de produire une nouvelle lecture du texte originel. Le modèle PLAO se préoccupe assez peu de la recherche du matériau documentaire et suppose connu le point d’ancrage 7.
Or, la question la plus importante posée aux bibliothèques par les nouveaux usages se situe justement en amont du processus de lecture intensive, dans le balayage d’immenses masses de données hétérogènes et délocalisées. La vraie difficulté, technique et heuristique, réside dans le va-et-vient entre la station de travail et son environnement qui peut être, à la limite, l’ensemble des réservoirs documentaires du monde et qui, en plus, n’aura pas, pendant longtemps encore, l’homogénéité parfaite d’un continuum numérique.
Encore une fois, ce qui comptera de plus en plus sera moins l’appropriation d’un texte ou même d’une œuvre que la poursuite d’une thématique à travers un espace de connaissances composite. La bibliothèque future devra fournir les outils de cette navigation.
Les trois éclairages précédents font sentir qu’un nouvel ordre du savoir émerge à travers la recherche d’une extensivité accrue du texte et de ses modes de lecture. Mais avant de l’appréhender il est bon de revenir à ce qui l’a précédé et préparé.
L’ordre du livre
L’ordre du livre met en scène une trilogie – l’auteur, le livre, et le lecteur – fondée sur la séparation des rôles et la stabilité : d’un côté l’auteur, de l’autre le lecteur, tous deux échangeant leurs singularités à travers l’interface stable, fiable et publique du livre.
George Landow et Paul Delany ont raison d’insister sur les « trois attributs cruciaux du texte livresque – linéaire, délimité et fixé – que des générations de chercheurs et d’auteurs ont intériorisés comme des règles de la pensée et dont les conséquences sociales ont été considérables » 8. Le livre tire donc son efficacité spécifique non pas tant d’être un texte que d’être un nœud de contraintes physiques, économiques et juridiques, qui diffèrent et médiatisent l’effet du texte.
Il s’agit, d’abord, des contraintes physiques de l’objet livre qui bornent et scandent le texte en un nombre limité de pages, balisées typographiquement. Elles font du livre un lieu de mémoire, « une camisole mnémonique », selon l’expression de Dierk Hoffmann 9, parfaitement adaptée à une saisie globale et individuelle de la signification, dans le for intérieur du lecteur. En même temps, comme le remarque très justement Geoffrey Nunberg 10, elles fixent le désir indéfini de sens en désir et en plaisir d’objet. Ces deux propriétés, cognitive et affective, contribuent directement à la constitution de l’individualité moderne.
Une autre contrainte, plus fondamentale encore, structure l’espace mental de la modernité, celle qu’a le texte, dans le livre, d’être linéaire et, surtout, d’avoir un début et une fin. Par ce simple dispositif, c’est toute une logique et – pourrait-on dire – toute une épistémologie de l’exposition et de la démonstration qui est mise en œuvre. La signification y est procédurale, elle s’y développe selon un ordre des raisons qui vise à aboutir, en fin de compte, à une représentation adéquate et relativement stable d’une séquence de réalité. A la différence, par exemple, de l’hypertexte numérique, qui stimule la complexité des choses et se comporte comme un jeu du monde, le livre évacue toute confusion entre langage et monde, entre réalité et représentation ; il vise intrinsèquement des effets de vérité (dont la fiction littéraire n’est, au fond, que le double inversé). En somme, le livre alimente la conversation sociale en produisant des arguments.
Autres contraintes encore, celles de la chaîne éditoriale. On ne dira jamais assez, par exemple, l’importance du « bon à tirer » qui sépare nettement l’acte d’écrire, révisable et interminable, de l’œuvre elle-même – cette capsule du temps suspendu, enfermée dans sa boîte et livrée aux interprétations plurielles de ses lecteurs.
La répétition à l’identique, par l’imprimerie, limite le jeu de l’interprétation et, en même temps, le relance sans cesse, d’un exemplaire à l’autre, d’une lecture à l’autre, à travers l’espace public. Cet engrenage de boucles interprétatives contribuent fortement à structurer l’espace mental et culturel. Il lui évite le confinement solipsiste autour d’un texte unique, d’un grand récit, toujours repris ou, au contraire, la divergence sans fin vers un sens à venir.
On peut dire, sans exagérer, que le circuit du livre, dans sa forme aboutie, c’est-à-dire à partir de la fin du XVIIIe siècle, régule la subtile dialectique entre particulier et universel, entre consensus et pluralisme, entre lecteur privé et citoyen, qui aura fondé l’esprit de la modernité. D’un côté, il excite au développement de singularités individuelles ou collectives, de l’autre il ménage un espace public de circulation.
Comme l’écrivent Roger Chartier et Pierre Bourdieu, « un livre change parce qu’il ne change pas alors que le monde change » et que son mode de lecture change. Ou encore : « Le partage d’un même objet par toute une société suscite la recherche des différences neuves aptes à marquer les écarts » 11.
La bibliothèque en est une bonne illustration. Contrairement aux poncifs, elle n’est pas qu’un lieu de méditation, de fixation morne de la mémoire ou de quadrillage réactionnaire du savoir. Comme le prouvent l’incessante réorganisation des espaces et des fichiers ou la constante redistribution des publics et des usages, la bibliothèque n’a jamais cessé d’être une interface dynamique.
Résumons-nous. L’ordre du livre a brillamment contribué à résoudre le problème de la circulation des connaissances et de la sociabilité démocratique en instaurant tout un dispositif de limitations et de médiations. La lecture quant à elle, s’est propagée, paradoxalement, à travers un modèle intensif, en prenant appui sur des textes bien délimités et stables. Le grand défi du nouvel ordre numérique va consister, au contraire, à dépasser cette fructueuse contradiction entre rétention et diffusion, sans pour autant, cependant, en disqualifier les enjeux cognitifs, culturels et politiques.
Le numérique transgresse au moins trois limites essentielles : celle du texte lui-même, dans son extension spatio-temporelle ; celle qui sépare le lecteur de l’auteur ; celle enfin qui distingue le texte de l’image, ce non-texte par excellence.
L’explosion du texte
Quelques-uns des ingrédients qui concourent à l’explosion des limites textuelles sont désormais bien connus. Il s’agit, entre autres : de la digitalisation du texte intégral – et plus seulement des références bibliographiques ; des immenses possibilités d’archivage, de balayage et de mise à jour en temps réel ; de la faculté de relier, potentiellement, n’importe quelle chaîne de caractère à n’importe quelle autre ; de l’accès ultra-rapide, par des interfaces conviviales et des réseaux de type Internet, aux meilleures sources, quelles que soient leur localisation de par le monde ; de l’échange rapide des commentaires dans les forums électroniques.
Ces nouvelles possibilités favorisent la lecture extensive, la comparaison de textes et de points de vue très divers, la transversalité pluridisciplinaire, « la conversation » entre lecteurs. Elles commencent à avoir un impact considérable aussi bien sur les mécanismes d’appropriation individuelle des textes que sur la sociologie de la lecture. Elles font émerger un nouveau paysage mental qui donne l’impression à ceux qui l’habitent d’être davantage immergés, collectivement, dans l’espace d’un livre sans fin plutôt que confrontés, solitairement, à la bi-dimensionnalité de la page.
Cette véritable hypertextualité a pour effet de subvertir ce que l’on pourrait appeler, pour reprendre une métaphore cognitiviste empruntée à Jerry Fodor 12, la « modularité » de l’espace documentaire au profit d’un modèle connexionniste.
A l’emboîtement hiérarchisé de capsules textuelles qui caractérise l’ordre du livre – du chapitre jusqu’à l’architecture rationnelle de la bibliothèque –, elle substitue un réseau dynamique, où l’état (la pertinence) de chaque nœud dépend des autres nœuds et du point de vue adopté par le chercheur, où peut s’exercer ce que Michel Authier et Pierre Lévy appelle une cosmopédie : « Le fait de consulter une figure, une carte, un lien, un texte modifie les indices de centralité et de stabilité associés à l’énoncé et transforme du même coup la topologie du réseau hypertextuel (…) la cosmopédie est comme un espace relativiste courbé par la consultation et l’inscription » 13.
Aux interfaces rigides qui régissent le passage d’un niveau hiérarchique à l’autre – fichier, index, table des matières, thésaurus –, elle substitue progressivement des procédures d’auto-indexation du texte par lui-même, des textes par les textes.
Aux stratégies a priori qui visent, par exemple, à faire entrer tout document dans une classification universelle, l’hypertextualité préfère une tactique des petits pas, susceptible de relier après coup des corpus nés de recherches et de points de vue particuliers. Elle parie, en somme, sur la pluralité des mondes documentaires. Autrement dit, à l’idéal d’un savoir cohérent et convergent, dont la bibliothèque serait le microcosme, elle oppose le champ hétérogène d’une connaissance en mouvement.
Il est évident qu’un tel renversement copernicien porte encore plus haut les performances des outils de connaissance. Mais il comporte aussi des risques redoutables, d’ordre culturel, étroitement liés à l’extinction des médiations traditionnelles et découlant d’une certaine difficulté à maîtriser les repères de l’espace-temps et à contrôler la fiabilité des énoncés.
Par exemple, le balayage de grands corpus numérisés, combiné au jeu enivrant des similitudes, peut conduire à un véritable aplatissement des stratifications constitutives d’une discipline ou d’une tradition. Comme l’écrit Roger Chartier, « le possible transfert du patrimoine écrit du codex à l’écran ouvre des possibilités immenses, mais il est aussi une violence faite aux textes, séparés des formes qui ont contribué à construire leurs significations historiques » 14.
Autre risque, dont tout utilisateur d’Internet est conscient : le nomadisme déboussolé ou son corollaire, le confinement autour de problématiques singulières, auto-entretenues. Ce double dérapage par rapport au modèle foncièrement universaliste du livre trouve un écho dans le relativisme post-moderne et peut mener à une sorte de tribalisme culturel.
Une troisième difficulté concerne la possible disqualification du témoignage et du rapport au réel – à distinguer de la preuve 15 – que le livre savait garantir en engageant, par le bon à tirer, la responsabilité et, pour ainsi dire, la réalité de l’auteur… même si celui-ci avait menti ou s’illusionnait. A contrario, la mise à jour en temps réel d’un magazine électronique illustre bien l’un des paradoxes de l’hypertextualité : d’un côté la réalité la plus immédiate fait irruption dans le texte, de l’autre elle y perd toute force, faute de s’y être véritablement inscrite.
En même temps qu’elle fait exploser les limites du texte, l’hypertextualité réactive l’une des questions fondatrices de la culture : par quelles médiations expérience particulière et pratique collective peuvent-elles s’échanger ?
Une textualité dynamique
Il est un terrain sur lequel cette interrogation se fait aujourd’hui de plus en plus concrète : le rapport entre auteur et lecteur. Celui-ci était dominé, jusqu’à présent, par une distinction nette et une relation « spéculaire » entre les deux protagonistes. En effet, bien que, selon Proust, toute lecture fût, en même temps, auto-lecture – puisqu’elle permettait à la conscience de faire retour sur soi – elle n’avait cependant rien de circulaire dans son rapport au livre ; elle y fonctionnait suivant un enchaînement univoque de représentations : celle de la conscience écrivante au miroir de la page, puis celle de la page au miroir de la conscience lisante. Les nouvelles pratiques de la textualité auraient plutôt tendance à traverser le miroir.
Ainsi, comme nous l’avons déjà suggéré, l’apparition de postes de lecture assistée par ordinateur (PLAO) permet d’envisager qu’une interaction forte s’établisse entre lecture, traduction, annotation, citation, ré-écriture et écriture proprement dite. Les conditions de réalisation d’un CD-Rom multimédia, où interviennent simultanément des chercheurs, des enseignants, des bibliothécaires, des auteurs, des graphistes, etc., illustrent, elles aussi, cette tendance générale à l’interpénétration des rôles. De même que la possibilité, offerte désormais par l’édition électronique à distance, de personnaliser le contenu d’un livre avant de l’imprimer pour soi. Ou encore la production d’articles dans des forums électroniques où la frontière entre auteurs et lecteurs n’a déjà plus grand sens.
Nous assistons, selon l’heureuse expression de Bernard Stiegler, à l’apparition d’une « textualité dynamique » 16 qui, en s’émancipant de la camisole du livre, ne transforme pas seulement le rapport individuel au texte mais aussi le modèle traditionnel de production et de transmission des connaissances. A une transmission linéaire, descendante et relativement individualisée tend à se substituer progressivement un dispositif de co-émergence des savoirs où l’enseignement, l’auto-apprentissage, la création intellectuelle et la diffusion coopèrent étroitement.
Contrairement au préjugé selon lequel la littérature – à la différence de la documentation scientifique et technique – échapperait, par essence, à la mutation numérique, sous prétexte qu’elle dépendrait exclusivement de la temporalité et de la sensualité de l’objet livre, la création littéraire elle-même commence déjà à trouver dans l’hypertextualité les moyens de dépasser la narration linéaire ou les pauvres formalismes oulipiens. L’écrivain peut, par exemple, simuler plusieurs versions d’un univers et les faire interagir entre elles ; il peut aussi introduire le lecteur comme acteur dans le jeu de la fiction. Plus prosaïquement, la diffusion électronique permet d’envisager que des auteurs court-circuitent la chaîne éditoriale pour atteindre directement un grand nombre de lecteurs et dialoguent avec ceux-ci.
Nous constatons, une fois de plus, que l’empire du digital survalorise la mise en relation et la circulation en tant que telles, plutôt que l’acquisition d’un contenu. A la métaphysique substantialiste du sens caché, qu’une lecture verticale tenterait de dévoiler, il préfère la rhétorique de l’échange et de la conversation 17. A l’esthétique de la profondeur, il oppose une pragmatique de l’interface.
Ce changement de priorité a pour effet de déstabiliser les médiations traditionnelles – celles qui sont chargées de légitimer les textes, comme les maisons d’édition ou les comités de lecture, et celles qui régulent l’économie des échanges, comme le droit d’auteur et le copyright. D’un côté, les instances de légitimation ont tendance à perdre une partie de la légitimité qu’elles détenaient de leur position dans une hiérarchie relativement stable. D’un autre côté, la distinction que l’ordre du livre établissait nettement entre valeur d’usage – ce potentiel infini de lecture gratuite que renferme chaque ouvrage – et valeur d’échange – le prix du produit livre – est appelée à se résoudre dans l’acte-même de lire, sur un écran, et… dans sa facturation… L’économie des textes rejoint celle du cinéma et de la télévision.
L’image, cette néo-écriture
L’alliance du texte et de l’image n’est pourtant pas une nouveauté. Dès le XVe siècle, textes et images imprimés entretiennent un dialogue serré et se perfectionnent mutuellement, à tel point que l’histoire du livre est difficilement séparable de celle de la gravure, puis de la photographie. Cette collaboration dépasse la simple fonction illustrative. Frances Yates 18 montre bien que, dans les « arts de mémoire », la figuration d’espaces architecturaux relaie et condense ce qu’un long discours a du mal à fixer. Elizabeth L. Eisenstein 19 insiste, quant à elle, sur ce rôle de l’imprimé, à l’aube des temps modernes, dans la diffusion des images scientifiques : celles-ci vont pouvoir opposer leur langage clair et distinct aux circonvolutions des textes religieux, tout juste libérés du scriptorium et encore alourdis d’oralité.
Mais nul mieux que François Dagognet n’a montré, à l’encontre d’un préjugé tenace qui prétend confiner l’image dans l’affect et l’indiciel, à quel point écriture et iconographie ont concouru au développement d’une textualité toujours plus opératoire : « Il n’est aucune discipline qui ne bénéficie de l’iconicité : (…) partout s’imposent des dessins, des trajectoires, des courbes de niveau, des cartes, bref, des figures structurales et géométriques. L’erreur serait de les tenir pour des auxiliaires didactiques, de commodes illustrations, alors qu’elles constituent un instrument heuristique privilégié : (…) une véritable néo-écriture, capable, à elle seule, de transformer l’univers et de l’inventer » 20. A preuve, par exemple, l’imagerie médicale (radiographie, scintigraphie, tomographie, résonance magnétique…), dont les grilles de lecture révèlent derrière le corps opaque, pourtant propice à une esthétique de l’indicible, une multitude de plans, un vocabulaire et une syntaxe.
Le multimédia, cependant, va encore plus loin. En taillant textes et images dans la même étoffe numérique, il réalise un saut qualitatif et transforme ce qui n’était jusqu’à présent qu’une complémentarité texte-image en une véritable hybridation. En effet, pendant que le texte perd de sa linéarité et s’explore comme une carte, l’image virtuelle gagne en temporalité, expose des processus et devient discours. En se faisant simulation, l’image rejoint, renforce et diversifie la dynamique textuelle.
Pour une politique du texte
Par les trois approches qui précèdent, j’espère avoir éclairé ma proposition liminaire selon laquelle le processus de lecture – et non plus l’objet livre – devient central, tout en se complexifiant et en combinant plusieurs formes ou niveaux de lecture. J’ai qualifié celui-ci de métalecture, d’abord parce qu’il englobe, comme cas particulier, la lecture linéaire d’un texte fini, ensuite, et surtout, parce qu’il est largement autoréférent ; il tire, en effet, une bonne partie de son efficience du jeu qu’il opère sur ses variables et de sa capacité à expérimenter ses propres limites.
Le contenu d’un livre donne l’illusion d’être relativement indépendant du mode de lecture, car celui-ci demeure assez stable et stéréotypé, à l’image de la structure du texte ; cette illusion renforce l’idéologie spéculaire de la connaissance, dont l’une des métaphores préférées est justement celle du grand livre de la nature que l’on déchiffre. A l’inverse, les technologies numériques permettent de multiplier, autour d’un même contenu, les angles d’approche différents, de faire varier les paramètres, de traiter le matériau textuel et, finalement, de le reconstruire. Le contenu supposé en vient à moins compter que les opérations susceptibles d’en révéler les potentialités et d’en prolonger les effets.
On pourra rétorquer que tout lecteur de livre, dans son for intérieur, traite de l’information, établit des relations et ré-écrit son livre (auto-lecture). Ce serait minimiser l’impact des prothèses cognitives qui, en extériorisant, en instrumentalisant et en socialisant certains mécanismes mentaux, en modifient la portée et la nature. Ce serait, surtout, ignorer que tout mode de lecture véhicule et légitime un modèle culturel et que, par conséquent, les dispositifs de méta-lecture ne peuvent que remettre en question la culture du livre ou, pour le moins, la traumatiser.
En tant que bibliothécaire, au service d’une collectivité, j’ai tendance à envisager la crise du livre d’abord en temps politico-culturels. Plusieurs questions se sont posées en ces termes au fil de notre parcours. Elles concernent la constitution et l’appropriation d’une mémoire collective, le rôle du témoignage, la fiabilité de l’information, la délocalisation du savoir. Toutes convergent, finalement, vers la question du « sens », c’est-à-dire ce qui donne consistance au fait de vivre en communauté. En effet, la sophistication croissante des dispositifs de traitement de l’information semble s’accompagner d’une évaporation des référents stables, clairement repérables et transmissibles, que produisait l’ordre du livre.
Bien sûr, de nouvelles dispositions, en particulier en matière de droit d’auteur et de copyright, vont tenter d’ordonner le nouveau paysage documentaire et d’y ménager des points d’ancrage. Mais il ne faut pas perdre de vue que les enjeux se situeront, désormais, beaucoup plus du côté des processus de lecture que de la fixation des contenus. Autrement dit, il faudra veiller à ce que tous les citoyens disposent des outils adéquats et maîtrisent les nouvelles techniques de lecture. Plus profondément, il faudra favoriser le partage des mêmes pratiques.
Les bibliothèques continueront, par conséquent, à jouer un rôle très important, qui dépassera largement la simple détention d’un patrimoine. Elles devront devenir des lieux de formation, de manière à éviter qu’un fossé ne se creuse entre ceux qui maîtrisent les raffinements de la métalecture et les autres. Elles devront surtout offrir aux citoyens l’occasion de réinventer ensemble, dans le contexte du relativisme et de la virtualité, l’espace public du savoir, sans lequel la connaissance n’est pas culture.
Juillet 1994 *