ThatCamp 2013 : humanités numériques et bibliothèques
Saint-Malo, 17-20 octobre 2013
Vers une association francophone des humanités numériques
C’est dans une ambiance décontractée, dont seule la formule conviviale et informelle du ThatCamp a le secret, que se tenait en octobre dernier à Saint-Malo l’édition 2013 sur les relations entre humanités numériques et bibliothèques : quelles pratiques informationnelles pour les chercheurs ? Quelles compétences en jeu ? Quid des évolutions des profils et du dialogue des bibliothèques avec la recherche ?
Pour la communauté francophone rassemblée, l’objectif de cette 3e édition du ThatCamp visait également à réunir une assemblée générale pour débattre de la création d’une association spécifiquement francophone (France, Suisse, Belgique, Canada, Luxembourg) – dont les statuts seront déposés en 2014 – autour des transformations des sciences humaines par le numérique. Au cours de l’atelier animé par Aurélien Berra (chercheur à l’EHESS), cette création francophone a soulevé de nombreuses questions sur la stratégie de communication à adopter et sur la définition même des « humanités 1» numériques, dont il est essentiel qu’elles soient comprises comme le berceau de toutes les sciences sociales et humaines, voire même, selon l’approche de Marin Dacos, de certaines branches de l’informatique. Quel nom donner à l’association ? Quelle alternative choisir – s’il est pertinent de le faire – entre la terminologie consacrée « digital humanities », l’anglicisme « humanités digitales » ou la traduction française « humanités numériques » ? Quelles relations établir avec les autres associations internationales que sont The European Association for Digital Humanities (EADH) et The Alliance of Digital Humanities Organizations (ADHO) ?
Poser les bases d’une triangulation : recherche, numérique et design
Cette rencontre annuelle, dont le programme se construit directement sur place par les participants sous la forme d’atelier partagé des connaissances, « permet aux acteurs de la recherche en SHS utilisant des technologies numériques d’échanger informations, idées, solutions et savoir-faire autour de leurs pratiques 2 ». Échanges d’autant plus fructueux que se réunissaient cette année pour la première fois non seulement bibliothécaires, chercheurs et ingénieurs en SHS, mais aussi les communautés des arts et du design concernées par les humanités numériques (conception de programme, design d’interface, design d’information, cartographie).
Au-delà d’une rencontre aux allures fortuites autour d’un nouveau champ disciplinaire en France, le ThatCamp offre l’opportunité de poser les bases d’une triangulation féconde entre le monde de la recherche, les outils du numérique et les apports du design. De là, la possibilité d’aborder des horizons inexplorés avec la participation du Labfab de Rennes et du RandomLab de l’École supérieure d’art et de design de Saint-Étienne venus animer sur place un atelier vivant de fabrication et de prototypage 3D. L’occasion aussi d’entendre de nouvelles voix grâce à l’ouverture et l’éclectisme des organisateurs de l’événement, dont Nicolas Thély (professeur en esthétique à Rennes 2), Erwan Mahé et Guillaume Pinard (École européenne supérieure d’art de Bretagne), Alexandre Serres (Urfist Rennes) et Olivier Le Deuff, (maître de conférences en sciences de l’information à Bordeaux 3). Découvrir les relations entre le design et les outils sémantiques, explorer les coulisses du métier de chercheur et découvrir la sémantisation des données artistiques et culturelles, envisager l’organisation d’un centre de compétences et de ressources dédié aux humanités numériques ou encore retracer l’archéologie de l’édition électronique, autant de sujets débattus par les participants des 16 ateliers dont les échanges seront publiés prochainement sur la plateforme d’Open Édition Books. Certains ateliers, plus pragmatiques, proposent d’œuvrer en commun et « en direct » à des travaux pratiques : depuis la rédaction de l’article « Humanités numériques » sur Wikipédia et d’une bibliographie de références sous la houlette de Martin Grandjean (chercheur à l’université de Lausanne) et d’Elifsu Sabuncu (chercheuse au Deuxième Labo) jusqu’à la démonstration d’outils d’aide à la recherche en SHS. Paul Girard (médialab Sciences Po) présente un remarquable outil de création et d’analyse de corpus web « Hyphe » élaboré par le médialab ; Robin de Mourat, enseignant en arts et technologie numérique à Rennes 2, initie les participants à un outil de design, « Processing », dont le langage permet de produire des formes graphiques à partir de textes ; Christophe Leclercq (médialab Sciences Po) présente le dernier ouvrage de Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence, dont le projet éditorial a pris la forme novatrice d’une publication numérique augmentée. Point d’orgue de ce travail collaboratif, l’ensemble des notes prises pendant les ateliers sur la plateforme de Framapad seront réunies, corrigées et formalisées au format XML au cours du « booksprint 3 » de clôture qui donnera lieu à une publication numérique des « non-actes » du ThatCamp 4, comme le veut, non sans un certain sens de l’humour dadaïste, la tradition informelle de ces rencontres. D’autres ateliers enfin, plus méthodologiques, sont l’occasion d’échanges constructifs autour des valeurs défendues par les humanités numériques : la notion d’open humanities inscrite dans le manifeste des Digital Humanities et dans la filiation de l’open data et de l’open access ; le rôle de la discipline dans la réduction des fractures engendrées par le numérique au sein des SHS, ou encore l’intérêt d’une meilleure prise en compte de ces nouvelles méthodes d’investigation de la recherche dans, par et pour les bibliothèques.
Quid des relations des humanités numériques et des bibliothèques ?
La question du lien entre les humanités numériques et les bibliothèques interroge à la fois l’inscription de la discipline, les compétences en jeu, et le rôle des bibliothèques dans la participation aux activités de la recherche.
Ces interrogations étaient au cœur de l’atelier animé par Olivier Le Deuff : la bibliothèque, qu’elle soit de lecture publique ou universitaire, peut-elle ou doit-elle être un lieu de référence pour monter des projets de recherche ? Peut-elle servir d’espace physique pour fédérer des réalisations d’équipe ou plutôt d’espace virtuel de diffusion et de médiation des résultats de la recherche ? L’enjeu relève aussi bien de la conception des espaces que de celle du métier et de la formation des bibliothécaires. Question de fond sur le positionnement de la profession à l’égard des chercheurs. Les compétences de gestion documentaire ou archivistique sont souvent mobilisées en aval du projet alors que la mutualisation des connaissances gagnerait à intervenir dès ses origines. Autrement dit, un des freins à la mise en place d’une méthodologie de travail collaborative tient à la difficulté des chercheurs à identifier les compétences développées par les bibliothèques. Certes, les prérogatives de chacun ne sont pas interchangeables, le bibliothécaire rassemble, traite et met à disposition les données numériques que le chercheur exploite, mais ce schéma classique devient vite réducteur dans un contexte de changement de paradigme des bibliothèques et des compétences élargies.
Le métier s’est enrichi de profils hybrides 5, juridique, technique, éditorial, « community manager », qui ont fait passer les bibliothèques d’une logique de silo à celle, plus transversale, de réseaux au bénéfice de l’échange des pratiques et des compétences. À ce titre, les bibliothèques sont bien placées pour jouer un rôle central dans la coordination des savoir-faire et le pilotage de projets. C’est le cas par exemple avec le réseau des Bibliothèques de Rennes, où les bibliothèques se positionnent au centre du réseau et fédèrent les acteurs du projet, ainsi que l’illustre par exemple la réalisation du « Musigraphe », outil web contributif de visualisation et de navigation dans le catalogue des musiques actuelles de la scène rennaise. La bibliothèque de recherche de l’Institut Max Planck de Munich pour l’histoire de l’art est évoquée également comme modèle de coopération fluide. Mais il est vrai que le double cursus en sciences de l’information et en parcours doctoral est courant dans les autres pays francophones et européens et facilite les rapprochements. Quelques pistes de travail pour resserrer les liens entre la recherche et la bibliothèque ont émergé, comme le besoin d’une analyse des représentations réciproques des métiers : sur la base d’une enquête autour des relations entre chercheurs et bibliothèques, cette analyse pourrait porter sur des projets qui ont été des succès comme des échecs. Par ailleurs, Olivier Le Deuff évoque une collaboration francophone sur un projet de cours en ligne mené par la bibliothèque de l’université de Laval qui permettrait à la profession non seulement de consolider sa formation dans le domaine des humanités numériques, mais encore d’obtenir une certification des compétences et une reconnaissance institutionnelle qui fait encore défaut.