Pour une histoire des femmes bibliothécaires au Québec
Montréal, 23 novembre 2018
Au Québec, l’histoire des bibliothèques, telle que présentée dans la littérature, regorge de modèles masculins ayant fait avancer la cause de ces institutions publiques. Les femmes bibliothécaires, qui ont pourtant tissé en grande partie cette histoire, se voient souvent oubliées. Afin de remédier à la situation, le colloque intitulé Pour une histoire des femmes bibliothécaires au Québec s’est tenu à la Bibliothèque et archives nationales du Québec (BAnQ), le 23 novembre dernier : au programme, ces grandes femmes qui ont participé à faire des bibliothèques ce qu’elles sont aujourd’hui.
Des femmes ayant marqué les débuts
des bibliothèques de Montréal
Le colloque a débuté par des conférences relevant la contribution de ces femmes aux bibliothèques du début du vingtième siècle. La première intervenante, Andrée Lévesque, (professeure d’histoire, Université McGill) traça la carrière d’Éva Circé-Côté 1, qui a été en 1903 la première femme bibliothécaire de la première bibliothèque publique à Montréal – la bibliothèque technique, qui deviendra en 1917 bibliothèque municipale. Éva Circé-Côté sera malheureusement rétrogradée en 1910 suite à des scandales l’entourant, pour être ensuite réengagée à la moitié de son salaire. Femme de lettres et de carrière, elle occupe deux fonctions : journaliste et bibliothécaire. Progressiste, libérale, féministe et femme d’avant-garde, elle se bat tout au long de sa vie pour la justice sociale et la libre pensée. Lorsqu’elle est engagée comme première bibliothécaire et conservatrice, elle ne possède aucune formation en bibliothéconomie. Cependant, grande liseuse et autodidacte, le livre et la bibliothèque occupaient une place de choix dans ses chroniques journalistiques où elle prêchait l’importance des livres afin de compléter, voire même de remplacer, l’éducation formelle. Éva Circé-Côté s’obstinera, tout au long de sa carrière, à contourner les interdictions religieuses dans l’acquisition des documents et le catalogage d’ouvrages variés, notamment des romans jugés indécents par l’Église. Elle militera aussi afin d’augmenter les budgets pour l’achat de livres et pour l’embauche d’assistantes. En 1932, le nouveau directeur de la bibliothèque municipale, Ægidius Fauteux, licenciera la plupart des femmes, dont Éva Circé-Côté, qui continuera d’être journaliste jusqu’en 1942.
Marcel Lajeunesse (professeur associé, École de bibliothéconomie et des sciences de l’information – EBSI, université de Montréal) s’intéressa aux anglophones : Mary Sollace-Saxe – directrice de la bibliothèque de Westmount de 1901 à 1931 – était considérée comme une femme au fort caractère avec d’excellentes habiletés politiques. Elle dirigera différentes campagnes afin d’agrandir la bibliothèque, engager plus de personnel, acheter plus de livres et créer une section pour les enfants. Elle fut la première femme à remettre un rapport annuel au conseil municipal où elle compilera, entre autres, le développement croissant de la collection.
Pendant dix ans, Mary Sollace-Saxe recommandera activement au comité de construire une bibliothèque pour enfants qui ne serait pas au sous-sol, qui aurait sa propre entrée, ses propres heures d’ouverture, son propre mobilier et sa bibliothécaire. Cette bibliothèque des enfants verra le jour en 1911. En 1917, cette bibliothécaire innovera encore en établissant une politique de libre accès qui permettra aux usagers d’avoir accès aux rayons et de choisir eux-mêmes leurs documents, ce qui aura pour conséquence l’augmentation considérable des statistiques de prêts. Elle est aussi celle qui a proposé l’ajout d’un poste de référence et l’embauche d’une bibliothécaire de référence afin de répondre aux besoins informationnels des usagers. Elle prendra sa retraite en 1931.
Des femmes ayant contribué
à la professionnalisation du métier
Jusqu’en 1937, les francophones québécois n’avaient pas accès à une formation de bibliothécaire en langue française. Ceux soucieux de se former allaient suivre des cours à la Library School de l’Université McGill. Ce n’est qu’en mai 1937 qu’une école de bibliothéconomie francophone – l’École des bibliothécaires – verra le jour, grâce à Marie-Claire Daveluy 2.
Johanne Biron, chercheuse indépendante, présenta le parcours de Claire Daveluy. Celle-ci commença sa carrière de bibliothécaire en 1917, à la Bibliothèque municipale de Montréal, en pensant que seuls quelques connaissances bibliographiques de base ainsi qu’un amour du livre et de la lecture suffisaient pour exercer ce métier. Sa vision changera considérablement puisqu’elle reconnaîtra que le travail de bibliothécaire ne peut pas naître de l’improvisation et de l’autodidactisme et qu’il est nécessaire de suivre une formation rigoureuse afin d’acquérir les compétences nécessaires, opinion qui sera renforcée par ses études en bibliothéconomie à la Summer Library School de l’Université McGill. En 1937, alors qu’elle est chef de catalogue et conservatrice adjointe à la Bibliothèque municipale, elle devient la cofondatrice de la première école francophone de bibliothéconomie, l’École de bibliothécaires, projet découlant d’une discussion avec le père Aimée Martin sur l’importance de créer une école de bibliothéconomie francophone afin de professionnaliser les bibliothécaires. Marie-Claire Daveluy a été professeure à l’École de bibliothécaires ainsi que directrice des études, puis directrice adjointe jusqu’à sa retraite en 1944, à l’âge de 63 ans. Pour elle, le bibliothécaire se doit de suivre la route des humanistes, devenir un ami des livres, accueillir toutes les catégories de lecteurs et suggérer des œuvres dont la lecture pourrait être profitable.
Des femmes impliquées dans le milieu
des bibliothèques scolaires
L’apport important des femmes bibliothécaires n’est pas réservé seulement aux bibliothèques publiques, mais aussi aux bibliothèques scolaires et universitaires, comme l’ont démontré les conférenciers Éric Leroux (professeur agrégé, EBSI, université de Montréal) et Claude Bonnely (Université Laval). Le premier présenta Hélène Grenier 3 qui fût engagée en 1931 afin de constituer la bibliothèque des instituteurs de la Commission des écoles catholiques de Montréal, bibliothèque qui se trouvera dans les locaux de la nouvelle école primaire le Plateau. Elle développera la collection, de 3 500 titres à 16 000 titres, jusqu’en 1952, année où elle quitte la bibliothèque.
De 1952 à 1961, elle sera la directrice du service des bibliothèques scolaires et produira un plan d’expansion, pour susciter chez les écoliers le goût d’une lecture saine, aussi bien éducative que récréative, en mettant à leur disposition, dans un local adéquat et une atmosphère propice, des volumes aptes à les intéresser. Le plan préconisera aussi l’augmentation du nombre de bibliothécaires au sein du service des bibliothèques scolaires et le recrutement d’un assistant afin de l’aider dans ses tâches. Lors de son mandat, elle effectuera des visites dans les écoles afin d’aider à la bonne gestion des bibliothèques scolaires, de former les enseignantes qui en avaient la charge, et d’évaluer la possibilité d’en ouvrir dans les écoles qui en étaient dépourvues.
Lorsqu’elle est à la direction du service, le nombre de bibliothèques passe de 131 l’année de sa nomination à 270 en 1961. Lors de son départ, c’est donc plus de 80 % des écoles de Montréal qui ont une bibliothèque scolaire. Dans son rapport final, elle relève les problématiques suivantes : l’absence de locaux pour la bibliothèque, des visites à la bibliothèque non obligatoire pour les élèves et l’absence de bibliothécaires dans les écoles secondaires, problématiques toujours d’actualité. Tout comme sa collègue, Céline Robitaille, elle s’est aussi battue pour une meilleure reconnaissance du travail de bibliothécaire.
Céline Robitaille, quant à elle, a participé à la dynamisation de la profession de bibliothécaire lors de la Révolution tranquille 4. Après l’obtention d’un diplôme de bibliothécaire documentaliste de l’Institut catholique de Paris en 1963, Céline Robitaille et son époux, Georges Cartier, retourneront à Montréal. Directrice de la bibliothèque de l’université Laval de 1978 à 1988, elle sera d’abord victime de discrimination lors de son embauche, car un candidat masculin lui sera préféré par le Conseil universitaire, alors majoritairement composé d’hommes. Céline Robitaille se battra afin de prouver qu’elle est la plus compétente pour occuper le poste et deviendra la première femme à occuper un poste de cadre à l’Université Laval.
En 1982, elle refusera les coupes budgétaires imposées à la bibliothèque et décidera d’assister à la séance de vote du budget du Conseil universitaire, accompagnée de plusieurs collaborateurs, afin de faire pression sur les doyens. Ce geste dérangera les doyens et sa participation à ces séances lui sera vainement interdite par le vice-recteur de l’université.
Au cours de sa carrière, elle valorisera tous les métiers en bibliothèque, dont le travail de technicien en documentation. Au début de son mandat à l’Université Laval, elle n’hésitera pas à enlever des tâches aux bibliothécaires, comme le catalogage descriptif, afin de les donner à ces derniers, qu’elle jugera mieux formés pour les réaliser. Elle tentera d’orienter les bibliothécaires vers des profils plus axés sur les aspects intellectuels de la profession : la recherche, l’innovation et des responsabilités de gestion. Céline Robitaille arrivera à repositionner la fonction de bibliothécaire dans une classe de niveau supérieur à l’Université Laval. Cela l’amènera à témoigner, comme experte, devant la commission des droits de la personne au sujet du salaire des bibliothécaires dans la fonction publique. Selon elle, l’échelle salariale ne correspond pas à l’évolution de la profession et résulte d’une discrimination à l’égard des femmes occupant majoritairement ce poste. Céline Robitaille prendra sa retraite en 1988 et s’éteindra en octobre 2017.
Pour une histoire orale nationale
des femmes bibliothécaires
Dans la perspective de fabriquer une mémoire sociale, Marie D. Martel (professeure adjointe, EBSI) et Lëa-Kim Châteauneuf (bibliothécaire, Bibliothèques de Montréal) ont entamé un projet d’histoire orale des femmes bibliothécaires au Québec. Une telle initiative permettra de mettre en lumière l’apport de ces femmes et offrira ainsi des modèles de leadership aux futures praticiennes dans les bibliothèques, tout en fournissant du matériel afin de permettre la représentation de ces femmes inspirantes, malheureusement trop peu représentées sur Wikipédia.
L’idée est inspirée du projet de Loriene Roy (présidente de l’American Library Association en 2007) de recueillir et d’enregistrer des entretiens avec des bibliothécaires à la retraite, afin de préserver leurs récits, leurs expériences et leurs souvenirs et ainsi refléter la mémoire sociale et collective du métier de bibliothécaire 5. Les deux femmes ont adapté le projet, avec un échantillon initial de 20 femmes bibliothécaires du Québec. Le tout sera ensuite préservé et rendu accessible, basé sur les savoirs libres, dans le cadre d’une archive de type GLAM 6. Les enregistrements seront déposés dans Commons, les données dans Wikidata, ce qui permettra la création de pages traitant de ces femmes dans le portail des sciences de l’information francophones de Wikipédia. Ainsi, nous parlerons d’histoire commune plutôt que collective.
La cueillette pour le projet a commencé avec les histoires de deux femmes ayant joué un rôle important dans le monde de la bibliothéconomie moderne au Québec, soit Hélène Charbonneau et Louise Guillemette-Labory.
Le colloque s’est clôturé avec un entretien entre Louise Bissonnette, écrivaine, journaliste, présidente et directrice générale de BAnQ lors de son ouverture, et Jean-Louis Roy, le directeur actuel de l’institution. Le parcours de Louise Bissonnette, notamment, le rôle des livres et des bibliothèques dans sa vie et dans sa carrière, le rôle des bibliothécaires dans la transition au numérique, ainsi que sa vision du Québec dans vingt-cinq ans, ont été abordés afin d’achever cette journée de conférences. Bien que le monde des bibliothèques ait énormément évolué, plusieurs défis du passé restent d’actualité.