Mais en quoi les biens communs concernent-ils les bibliothèques ?
Journée d’étude ABF Franche-Comté – 6/10/15
Alors qu’elle est relativement ancienne (mention dans la « Charte des forêts » dès le 13e siècle en Angleterre), la notion de biens communs a été, au cours des siècles, la cible de nombreuses attaques et censures qui l’ont peu à peu reléguée au second plan voire à l’oubli.
Elle connaît néanmoins depuis quelques années une forme de réhabilitation qui dépasse le seul cercle des chercheurs ou des spécialistes.
On peut citer pour exemple « le Temps des communs » 1, festival francophone qui valorise les initiatives autour de la question des biens communs, la popularise et favorise sa lisibilité.
Mais les communs restent aujourd’hui encore « un objet tâtonnant en cours d’exploration » 2 comme le prouve notamment la consultation lancée sur le projet de loi pour une République numérique d’Axelle Lemaire.
Bien qu’affichant la volonté de prendre en compte une nouvelle donne sociale (définition du domaine informationnel commun notamment) tout en condamnant les pratiques d’appropriation des ressources communes, le gouvernement reste néanmoins en proie à une schizophrénie latente qui se manifeste par la promulgation, en parallèle, de lois favorisant de nouvelles enclosures 3 (ex : allongement de la durée des droits patrimoniaux).
Dans un contexte numérique où les nouveaux outils de partage favorisent l’appropriation de la culture et de la connaissance, la notion de biens communs apparait donc comme un enjeu politique fondamental et conduit à s’interroger sur la place des bibliothèques dans ces problématiques.
Thomas Fourmeux, assistant multimédia à la BM d’Aulnay-sous-Bois et Lionel Maurel, conservateur à la Bibliothèque Internationale Contemporaine de l’Université de Paris X ont proposé, à l’occasion d’une journée organisée par l’ABF Franche-Comté, des pistes de réflexion et de réponses à ces questionnements.
Bien commun vs propriété privée
Un éclairage historique est nécessaire pour mieux comprendre la notion de biens communs (« commons » en anglais) qui a sans cesse été en proie à un long mouvement d’enclosures.
La première manifestation de ces menaces à l’existence d’une ressource instituée en bien commun naît au 13e siècle en Angleterre.
Alors qu’un droit d’usage permettait aux villageois de laisser paître leurs bêtes, de récolter des champignons ou de ramasser du bois mort sur les terres communales, le roi Jean et des barons anglais contestent ce libre accès en faisant de la terre un capital sur laquelle ils gardent la mainmise. En soustrayant les ressources, en privatisant des espaces dévolus à un usage collectif, les seigneurs de l’époque s’inscrivent alors dans un système de construction de la propriété privée qui jette dans le dénuement le plus total ceux dont la survie dépend de ces terres.
En 1968, Garrett Hardin, auteur de « The Tragedy of the Commons » pousse le raisonnement encore plus loin en démontrant que la propriété privée est le seul moyen d’assurer une gestion efficace des ressources et de les pérenniser. Le statut de bien commun est, selon lui, le chemin le plus sûr pour parvenir à l’épuisement d’une ressource.
Il faut alors attendre les travaux d’Elinor Ostrom, économiste américaine récompensée par le prix Nobel en 2009, pour affranchir la notion de biens communs d’une analyse purement économique.
Partant d’exemples dans le monde où la notion de communs perdure, Elinor Ostrom présente les biens communs comme un mode de gestion efficient des ressources. Elle dépasse la seule vision utilitariste pour faire des biens communs des lieux de négociations et réintroduit la question de la communauté (totalement éclipsée par Hardin) comme lieu de négociation et de gouvernance.
Du bien commun aux biens communs
Contrairement au bien commun qui traduit dans le langage courant l’idée d’intérêt général, les biens communs s’appuient sur l’articulation de trois idées essentielles : la notion de communauté, la gestion de ressources, et la mise en œuvre de règles de gestion. 4
Les biens communs pourraient donc se définir comme la gestion de ressources par une communauté selon une forme de gouvernance définie par la communauté elle-même.
Il en résulte que la ressource seule n’est en rien un bien commun. D’une part, la communauté est un élément clé qui définit les conditions d’accès à la ressource (libre / réservé, limité / illimité, gratuit / payant…), organise son renouvellement et la préserve des risques internes et externes. D’autre part, la structure de gouvernance (horizontale avec une notion de délégation) garantit une forme d’équilibre qui s’oppose à toute appropriation individuelle de la ressource.
La connaissance comme bien commun
L’idée de positionner la connaissance comme bien commun de l’humanité est issue d’un concept simple : l’information, la culture et la connaissance se caractérisent par leur non-rivalité.
A la différence des biens physiques qui n’appartiennent plus à la personne qui les cède, la connaissance suit une autre règle : la consommation de ces biens par les uns n’empêche en rien la consommation de ce même bien par les autres.
Que l’on se réfère à la doctrine du « Fair Use » de Thomas Jefferson 5 ou aux travaux de Charlotte Hess et d’Elinor Olstrom, ces écrits s’appuient sur l’idée que l’usage des connaissances ne les détruit pas, mais en accroît au contraire la valeur. Les ressources sont dites « additives » et non « soustractives ». On peut citer ainsi Charlotte Hess : « le savoir qui réside dans mon cerveau n’enlève rien au savoir qui se trouve dans le vôtre ».
Le numérique a d’ailleurs permis de franchir une nouvelle étape dans cette non-rivalité de la connaissance. En effet, la suppression du support physique, les facilités de collaboration en ligne, l’architecture même d’internet et son caractère décentralisé sont des exemples qui confortent l’inscription de la connaissance dans la liste des biens communs.
Comme l’explique Serge Soudoplatoff lors d’une conférence donnée à Normale Sup’ en 2010 « Quand on partage un bien matériel il se divise […]. Quand on partage un bien immatériel, il se multiplie. »
Les biens immatériels sont en effet davantage menacés lorsqu’ils sont sous-utilisés que lorsqu’ils sont surexploités.
Un bien commun ne se définit pas en tant que tel sur la base de caractéristiques propres (matériel/immatériel, rival/exclusif…) mais en fonction de l’organisation qu’une communauté saura se donner afin de protéger et développer cette ressource
Les nouvelles formes d’enclosure
Malgré son caractère immatériel, la connaissance n’en est pas moins, pour autant, menacée par diverses mesures visant à en restreindre l’accès.
Face à la domination d’un univers numérique échappant à tout modèle économique, de nouveaux types d’enclosure (technique, juridique, géographique…) apparaissent, tenant lieu de réponses à cette désorientation de la valeur.
On peut citer pour exemple le manque de transparence, la multiplicité d’accès et de modèles pour l’acquisition de ressources numériques en bibliothèques. De la même façon, la législation empêchant la diffusion et la réappropriation des ressources, ce qui va complètement à l’encontre des missions des bibliothèques…
De façon plus générale, toutes ces mesures constituent « des contraintes plus ou moins intrusives dans les démarches légitimes d’internautes pour s’informer, apprendre, jouer, déployer des usages ». 6
Les logiciels libres
Réponse directe à ces nouvelles restrictions de l’accès à la connaissance, l’apparition de la licence publique générale (GNU GPL) 7 rédigée par la Free Software Foundation dans les années 90 fait un pied de nez à la propriété intellectuelle en utilisant le droit d’auteur pour garantir des droits à l’utilisateur.
S’appuyant sur le « Copyleft » qui encourage les usages tout en interdisant toute restriction, elle permet la naissance de nombreuses initiatives dans le domaine du logiciel libre : Linux, Mozilla, Open Office…
Au-delà des logiciels à proprement parler, cette GNU GPL permet également une approche radicalement différente de la propriété intellectuelle.
Elle fait naître une émulation qui se concrétise aujourd’hui dans des projets comme les « Creative commons » pour le domaine culturel ou « Wikipédia » pour le domaine des connaissances.
La bibliothèque, une contributrice aux biens communs
La notion de bien commun n’est pas nouvelle en bibliothèque. En effet, certains usages coutumiers de la ressource trouvaient d’ores et déjà une forme de reconnaissance malgré l’existence d’un propriétaire. On peut citer pour exemple le droit de prêt assimilable à une forme de « glanage culturel ».
L’arrivée du numérique apparait donc, au premier abord, comme un frein à la notion de partage. Néanmoins, même si l’usage collectif que permettait le livre est en recul, la question des biens communs offre un nouveau terrain de jeu aux bibliothèques.
Qu’il s’agisse de la diffusion de contenus libres 8, de la création de contenus sous « Creative Commons » 9 ou même de la mise à disposition d’espaces de travail collectif (Fablab, Makerspace), la bibliothèque est un des lieux de prédilection pour accueillir les pratiques collaboratives.
D’autres initiatives telles que le « Book-Crossing » (circulation libre et aléatoire de livres), les « Little Free Library » (micro bibliothèques de rue), le partage de données (Open Data), l’imprimante 3D ou la mise à disposition de fonds numérisés constituent également des pistes de réflexion intéressantes.
Encourager l’appropriation de connaissances (ex : les Copyparty), accueillir les pratiques collaboratives, favoriser l’accès à un internet ouvert, développer des évènements communs (ex : festival Numok des bibliothèques de Paris), faciliter la circulation des biens et des connaissances (ex : troc de presse, grainothèque…), diffuser du contenu libre ou adhérer à la charte « Bib’lib » 10 rédigée par l’ABF, telles sont les pistes et enjeux de demain pour transformer les médiathèques en acteurs incontournables de l’accès aux savoirs et à l’information.
Interroger la bibliothèque et ses missions au regard de la notion de bien commun la positionne également comme un acteur clé du développement de politiques publiques respectueuses et promotrices des droits culturels 11.
Sources :
- Wikipédia, encyclopédie libre- Portail de l’économie et des finances du ministère des finances et des comptes publics : projet de loi pour une république numérique- Réseau francophone autour des biens communs
- Portail Savoirs COM 1 : politique des biens communs de la connaissance
- Alternatives économiques : la pensée d’Elinor Ostrom. Article web du 12 juin 2012*
- Site Les Ernest. Conférence de Serge Soudoplatoff : les vraies ruptures d’Internet. Février 2010
- Site de l’Association des Bibliothécaires de France (ABF)
- Documentaire sous Creative Commons BY-CC-SA : The Internet’s OwnBoy d’Aaron Swartz. (version française sous-titrée, Le fils d’Internet, visible sur ZinTV.org)
- Site Graines de Troc : une autre façon de s’échanger graines et savoir-faire. (cf : retours d’expérience de Dorothée Negrello, Médiathèque André Bresson. Plaine jurassienne)
- Site officiel Drupal : outil libre de création de sites
- Site Bibliobox : site communautaire pour partager et échanger sur l’expérience de Bibliobox en bibliothèques
Publications :
- Garrett Hardin, The Tragedy of the Commons. Revue Science (13 décembre 1968)
- Ouvrage collectif. Libres savoirs : les biens communs de la connaissance. Editions C& F édition, 2011.
- Olivier Blondeau. Libres enfants du savoir numérique : une anthologie du libre. Editions de l’Eclat, 2000.
- Hervé Le Crosnier. En communs : une introduction aux communs de la connaissance. Recueil d’articles. C & F éditions. Octobre 2015