Les métiers du livre face au numérique
Biennale du numérique 2015 – Enssib – 23-24 novembre 2015
Pour sa 3e édition, la Biennale du numérique, organisée par l'Enssib, était consacrée aux transformations que le numérique fait subir aux métiers et à l'organisation du travail des différents acteurs de la chaîne du livre 1. Le succès était plus que jamais au rendez-vous avec une salle comble de 180 participants, convaincus que c'est bien du débat interprofessionnel que naîtra la nécessaire définition des adaptations à mettre en oeuvre pour répondre aux enjeux posés par le numérique dans nos métiers. L'intérêt d'associer des chercheurs à cette réflexion a été souligné.
Dans sa conférence d'ouverture, Rémi Gimazane, chef du département de l'économie du livre au Service du livre et de la lecture du Ministère de la Culture et de la Communication, fait le constat que la politique publique se construit de l'interaction d'intérets divergents, en anticipation de grandes mutations à venir : d'où la nécessité d'un dialogue entre les différents maillons de la chaîne du livre et du respect des grands équilibres entre ses acteurs.
Or, la prise en compte du numérique dans les politiques publiques du ministère s'est faite en plusieurs étapes : des premières campagnes de numérisation ciblée dans les années 1990, aux dispositifs de soutien à la numérisation de masse au milieu des années 2000, avec un objectif d'autonomie stratégique pour relever le défi lancé par Google Books. Du Rapport sur le livre numérique, remis par Bruno Patino en 2008, naît alors une véritable politique d'anticipation que l'on peut encore aujourd'hui voir à l'agenda du ministère à travers 3 exemples : la régulation du prix du livre numérique, la nécessaire interopérabilité, et la discussion entre auteurs et éditeurs sur le contrat d'édition.
Des librairies de plus en plus connectées
Le dialogue "autour des libraires" était introduit par l'éclairage de Vincent Chabault, maître de conférence en sociologie à l'Université Paris Descartes sur la manière de repenser le travail des libraires indépendants dans un contexte d'essor du commerce en ligne et de développement de la figure du "picker", préparateur de commande du mastodonte de la logistique qu'est Amazon. Il souligne notamment que l'atout de la librairie indépendante dans ce contexte est sa fonction identitaire. La part des ventes de livres en fonction du lieu d'achat montre que le client est aujourd'hui multicanal et la faillite des grandes surfaces culturelles pose plus que jamais la question de la compétence du libraire. Le métier et ses valeurs n'ont donc pas changé, mais il devient de plus en plus connecté avec pour activités principales en ligne : la définition des conditions générales de vente, la logistique et l'animation de site web pour aménager de nouvelles conditions d'achat.
Renny Aupetit, libraire, créateur du réseau parisien Librest et du site mutualiste lalibrairie.com 2, et Nina Steffan, chargée de mission sur le livre numérique chez Syndicat de la librairie française (SLF), ont ensuite tour à tour analysé les enjeux de ce nouveau modèle en construction. En tant que précurseur, Renny Aupetit défend l'intérêt de la mutualisation, tant au niveau des structures de distribution que pour faire exister la librairie hors les murs, tout en gardant le principe du « retrait en magasin » pour garantir une relation privilégiée avec le client, à défaut de pouvoir contrer les géants de la logistique sur le terrain de l'envoi à domicile. Nina Steffan a quant à elle rappelé combien les investissements sont lourds et les inégalités de délais d'accès au livre criantes sur le territoire national, autant de difficultés à contourner.
De nouveaux acteurs intermédiaires :
les plateformes numériques...
L'exemple de Corrélyce 3, plateforme développée par la Région Provence Alpes Côte d'Azur dans le contexte de crise du manuel scolaire a alimenté la démonstration de Laurent Petit, professeur en Sciences de l'information et de la communication à l'Université de Paris-Sorbonne. Il observe en effet une tendance lourde à la redistribution des rôles et notamment la valorisation vers l'aval : Corrélyce acquiert le statut de « courtier informationnel » avec le soutien du réseau Canopé des académies d'Aix-Marseille et de Nice.
Stéphane Michalon, directeur d'ePagine a ensuite pu témoigner de son expérience de création de plateformes d'intermédiation (le prix et les conditions de vente s'adaptant au type de client, particulier ou collectivité par exemple) et a plaidé pour la valeur donnée au collaboratif et pour une analyse transparente des offres.
Marc Minon, directeur général de Cairn.info, résume les activités d'une plateforme en 3 métiers : l'agrégation de contenus, l'acquisition des droits et la valeur ajoutée à travers différentes fonctionnalités (recherche, confort, manipulation, évaluation, partage...). Se pose alors une question politique : réguler ou opérer pour contrebalancer le risque de concentration ?
… et la diffusion du livre numérique en bibliothèque
Olivier Zerbib et Marie Doga, maîtres de conférence en sociologie à l'Université Pierre Mendès-France de Grenoble, ont rendu compte des résultats de leur enquête 4 auprès des utilisateurs de la plateforme Bibook 5 à Grenoble destinée à en comprendre les usages. Il ressort que 18% des usagers des bibliothèques de Grenoble interrogés sont lecteurs de livres numériques. Sans surprise, ces lecteurs se déclarent plus connectés que les non usagers de ce type de service, ils sont plus diplômés, plus favorisés mais ils ne délaissent pas pour autant la lecture sur papier. Ils sont par ailleurs plus curieux, cumulent des pratiques culturelles diversifiées, peu distinctives, et déclarent avoir fréquenté plus tôt les bibliothèques.
On constate au final que ces usagers se sont modestement emparés de l'offre Bibook car elle est encore peu identifiée et que le système de Prêt numérique en bibliothèque (PNB), destinée à proposer une offre élargie pluri éditeurs, suscite également des controverses.
Guillaume Hatt, responsable du service informatique de la Bibliothèque municipale de Grenoble a pu témoigner que la démarche est celle de la captation de l'attention : Bibook construit son dispositif technique en même temps que son public. Il s'agit non seulement de faire venir les publics mais aussi de les intéresser, les « fidéliser » par une offre personnalisée, contextualisée par exemple, d'où la précieuse analyse des données d'usages dans ce sens.
L'intervention d'Antoine Fauchié, chargé de mission numérique à l'ARALD, a permis de mettre en perspective les questions posées par la diffusion du livre numérique en bibliothèque, en posant notamment le constat que la force économique des bibliothèques au sein de la chaîne du livre ne doit pas être sous-estimée.
Des éditeurs de plus en plus tournés vers le client final
Le catalogue est l'objet commun à tous les partenaires de la chaîne du livre. Or, il est directement impacté par les évolutions liées au numérique. Benoît Berthou, maître de conférences en sciences de l'information et de la communication à Paris 13, montre ainsi que l'enjeu pour les éditeurs, dans le contexte international actuel, est tout d'abord la visibilité de leur catalogue. Il observe par ailleurs, une tendance au passage du modèle de l'autorité (catalogue normalisé par l'expertise d'un professionnel) à celui de l'hospitalité (enrichissement du catalogue par le lecteur amateur). Mais cette stratégie de simplification de la prescription n'est pas toujours celle des éditeurs, qui souhaitent garder la main sur leur image en ligne, comme a pu en témoigner Agnès Fruman pour les éditions Albin Michel, qui investissent cependant les réseaux sociaux et offrent aux internautes la possibilité de s'inscrire sur leur site pour un accès privilégié à certains contenus. François Gèze, pour les éditions La Découverte, a quant à lui plaidé pour la production de catalogues mondialisés, intéropérables, interconnectés et enrichis, avec pour objectif la convergence entre les différents maillons de la chaîne du livre et une meilleure réutilisation des métadonnées.
Des bibliothécaires au cœur de l'expérimentation
Antoine Fauchié a introduit l'échange autour des bibliothécaires, en montrant des alternatives au modèle PNB pour la diffusion de contenus numériques en bibliothèque (notamment l'application stéphanoise géolocalisée, « Réserve deboussolée », et le dispositif nomade Bibliobox).
Malik Diallo et Claire Haquet ont ensuite témoigné de leur démarche d'organisation apprenante à la Bibliothèque-médiathèque de Nancy pour permettre l'appropriation par les équipes des nouveaux enjeux liés au numérique. La formation s'est faite dans l'optique d'une acculturation à travers des cafés numériques, déclinés selon plusieurs formules (« expresso » hebdomadaire basé sur le volontariat ; « allongé » plus ponctuel et plus formel ; ainsi qu'une formule dédiée au jeu vidéo). Le numérique fait par ailleurs partie intégrante du projet d'établissement et l'équipe dédiée au projet Bibliothèque numérique de référence a un véritable rôle incitatif auprès de tous les collègues pour le développement des compétences numériques.
Pour Guillaume Hatt, l'outil numérique n'est qu'une modalité de travail car les bibliothèques ont toujours les mêmes missions (lien social, accompagnement, travail collaboratif...). Mais elles doivent désormais se positionner au sein d'un écosystème numérique aux multiples acteurs en tant qu'interface de médiation. La bibliothèque fait ainsi preuve d'innovation grâce au terrain de l'expérimentation. Reste à garantir un équilibre entre la conduite du changement avec des objectifs formalisés et la place donnée à l'autonomie de chacun pour une meilleure appropriation des enjeux.
A noter qu'au cours de cette biennale, le prix de l'innovation numérique a été remis à la BDP de la Somme pour son application « Anuki », née de la résidence d'auteur de Stéphane Sénégas, illustrateur de cette série de bandes dessinées jeunesse, et notamment récompensée pour la richesse de ses outils de médiation.
La désintermédiation en question
Réalité évidente pour les uns, mirage pour les autres, la question de la désintermédiation entre l'oeuvre et le lecteur final qui serait imposée par le numérique fait partie des préoccupations communes à chaque métier. Christian Robin, maitre de conférences en Sciences de l'information et de la communication à l'Université Paris 13, y répond à sa façon en parlant de remédiation, ce qui a semble-t-il permis d'atteindre un certain consensus.
Plus que jamais : la formation
La dernière demi-journée de ce dense programme était consacrée aux différents types de formations, initiale et continue, proposées par chacun des acteurs : Asfored, Enssib, IUT Métiers du livre. Il y a consensus sur le fait que le numérique irrigue désormais chacune des formations et que pour autant les valeurs propres à chaque métier ainsi que les coeurs de métier restent inchangés, malgré les différents bouleversements et innovations.