Le patrimoine écrit dans la cité ou de l’utilité citoyenne des institutions de conservation du patrimoine

Journée Bibliopat 2018 – Paris, 22 et 23 novembre 2018

Livia Rapatel

Accueillies à la Maison des sciences de l’Homme sur le campus Condorcet, les 22 et 23 novembre, les journées d’étude Bibliopat 2018 portaient sur le rôle citoyen des bibliothèques patrimoniales. Après les mots de bienvenue de Stéphanie Groudiev (directrice du Grand équipement documentaire – GED – Condorcet) et sa présentation de la future bibliothèque – qui rassemblera, dans un bâtiment de 22 000 m² conçu par Élisabeth de Portzampac, les collections de plus de 50 établissements –, Emmanuelle Minault-Richomme (présidente de l’association BiblioPat) a introduit les journées et donné la parole à Guy Saez (directeur de recherche émérite, CNRS) pour la conférence inaugurale « Faire histoire pour faire avenir ». Après avoir rappelé le contexte dans lequel se trouvent les bibliothèques patrimoniales, l’élargissement de la notion de patrimoine à d’autres supports que l’écrit, la baisse des financements publics et la dichotomie entre les professionnels qui placent la connaissance du patrimoine au centre de leurs missions et ceux qui souhaitent développer davantage le rôle de médiation, Guy Saez a rappelé les attentes sociétales vis-à-vis du patrimoine et les quatre axes d’insertion dans la politique publique culturelle : le développement d’une stratégie de niche pour se différencier des autres, la mise en place du marketing territorial, l’engagement dans le numérique et l’inscription dans les stratégies culturelles métropolitaines. Avec un mode d’action publique qui se structure autour de la transversalité, du partenariat et du territoire, les principaux axes de développement de la politique culturelle sont la créativité, le multiculturalisme et la participation citoyenne. Pour Guy Saez, la bibliothèque patrimoniale s’inscrit au cœur de ces stratégies, devient le centre d’intelligibilité du monde, le lieu de synthèse des savoirs. Elle est selon lui la seule institution culturelle à pouvoir le faire.

Citoyenneté et bibliothèques

Introduite par Catherine Granger (chef du bureau du patrimoine, Service du Livre et de la Lecture), la table ronde qui a suivi, « On ne naît pas citoyen, on le devient (Spinoza) », a réuni Bernard Huchet, Anne-Sophie Traineau-Durozoy et Florence Barreto. Bernard Huchet a rappelé qu’initialement les confiscations révolutionnaires devaient servir à l’éducation du citoyen, mais les livres saisis, essentiellement religieux, ne correspondaient pas au projet pédagogique des écoles centrales. Transférées par l’État aux villes, ces collections conservées dans les bibliothèques resteront, jusqu’au milieu du XXe siècle, dans des lieux confinés fréquentés par un public choisi. Le grand changement se fera dans les années cinquante, lorsque le départ des populations des campagnes vers les villes nécessitera la création d’équipements de proximité, où les professionnels, dégagés du poids de la conservation, mettront en place de nouvelles pratiques, établiront de nouveaux rapports avec le public et transformeront les bibliothèques en lieux d’échanges et de confrontation. Dans les années quatre-vingt, le rôle social de la bibliothèque dans la cité croît sous le double effet de la décentralisation et de la crise qui entraîne une forte augmentation du chômage. Bernard Huchet signale que le terme de citoyenneté, concernant les bibliothèques, ne devient omniprésent qu’à partir des années 2000, comme on peut le vérifier en faisant des recherches dans les archives du Bulletin des bibliothèques de France.

Anne-Sophie Traineau-Durozoy (SCD Poitiers) a présenté différents projets autour du patrimoine et de l’éducation artistique et culturelle (EAC) réalisés par la BU : exposition virtuelle avec conception de dossiers pédagogiques, accueil de lycéens, visites des fonds patrimoniaux pour les futurs enseignants de l’ESPE… Elle a souligné la nécessité d’un travail de longue haleine pour être repéré comme un lieu d’EAC, le manque de moyens et de feuille de route précise pour mener les projets, ainsi que les risques encourus par les documents lors des manipulations. Mais elle a également insisté sur l’importance de la médiation pour faire connaître les fonds patrimoniaux que le public est fier de voir ; la proximité avec ces collections précieuses est valorisante et contribue à la création d’une culture commune.

Florence Barreto (coordinatrice des Journées européennes du patrimoine, ministère de la Culture) a fait un bilan de ces journées créées en 1984 et devenues européennes depuis 2000. Des lieux de patrimoine très divers y participent, les bibliothèques sont de plus en plus nombreuses à s’y associer.

Patrimoine et publics

La journée du vendredi a débuté par une présentation, par Régis Robineau, de la version bêta de Biblissima – portail des manuscrits et imprimés anciens du Moyen Âge à la Renaissance – porté par le Campus Condorcet dans le cadre des Équipements d’excellence. Biblissima offre un accès fédéré à de nombreuses bibliothèques numériques et bases spécialisées en ligne. Doté d’outils de localisation cartographique et intégrant le protocole IIIF (International Image Interoperability Framework), Biblissima permet d’accéder à une très vaste documentation sur le patrimoine écrit ancien.

La table ronde qui a suivi interrogeait le concept de patrimoine au service du citoyen avec comme intervenants : Marie-Cécile Bouju, Cécile Tardy, Tiphaine-Cécile Foucher et Christophe Vital. Marie-Cécile Bouju (maître de conférences, Paris 8) a commencé par rappeler que la diffusion de la culture scientifique et technique fait partie des missions des enseignants-chercheurs et que les universités, depuis la loi LRU, découvrent l’intérêt et la valeur de leurs collections patrimoniales mais aussi le coût de la conservation. Elle a ensuite donné des pistes de collaborations possibles entre universités et institutions patrimoniales, à commencer par une meilleure connaissance entre scientifiques et professionnels du patrimoine. Il faudrait aussi, selon elle, parvenir à une clarification sur la formation aux métiers du patrimoine et développer plus de partenariats entre bibliothèques patrimoniales et universités.

L’exposé de Tiphaine-Cécile Foucher a rendu compte du travail qu’elle a mené dans le cadre de son mémoire d’étude à l’Enssib, Pour que vive le patrimoine écrit : démocratiser son accès. Elle a tout d’abord souligné que si le patrimoine écrit était omniprésent sur l’ensemble du territoire, il était souvent invisible et difficilement exposable. Elle a ensuite expliqué que son ouverture au plus grand nombre fait certes consensus mais que son accessibilité est envisagée différemment par les professionnels, en fonction du contexte local et des contraintes liées à chaque établissement. Elle est également revenue sur la complexité à appréhender la notion de « démocratisation » en proposant de la questionner à partir d’expérimentations, afin de trouver un juste équilibre entre conservation et valorisation, car le patrimoine est un bien public auquel tout citoyen doit pouvoir accéder.

Christophe Vidal (conservateur du patrimoine, administrateur de l’Association générale des conservateurs des collections publiques de France) a expliqué la situation dans les musées, et indiqué que la loi de 2002 sur les musées de France a instauré l’obligation, pour les établissements labellisés, de se doter de services aux publics. Cela a permis de développer des projets collaboratifs et de multiplier les actions à destination des populations difficiles. Dans le même temps, les musées sont de plus en plus perçus comme des lieux touristiques, avec comme conséquence de devenir des fabriques à expositions, et le risque de marchandisation.

Projets éducatifs et citoyenneté

La dernière table ronde, « Idées et outils de la fabrique citoyenne », a été introduite par Sabrina le Bris (CLL, DRAC Normandie). Les intervenants qui se sont succédé à la tribune ont évoqué différents projets et outils mis en œuvre pour susciter l’esprit citoyen. Brigitte Guigueno (Archives de France) a présenté les ressources disponibles et les propositions pédagogiques offertes par les services d’archives pour traiter de la citoyenneté dans le cadre de la mise en place des parcours citoyens. Véronique Gaillard (Canopé Val d’Oise) a rendu compte de deux projets pédagogiques accompagnés par l’atelier Canopé 95 : « Raconte ta ville » en webdoc (dispositif national), et « Raconte ta vie de château » réalisé avec des classes de collège dans une perspective de maîtrise de la langue. David-Jonathan Benrubi (médiathèque d’agglomération, Cambrai) a exposé des actions conduites localement pour faire découvrir le patrimoine. À l’occasion de l’exposition « Trésors » en préparation, trente documents patrimoniaux seront sortis des réserves sur sept thèmes : l’histoire de Cambrai, les sciences, les langues, les cartes, les livres enluminés du Moyen-Âge, les identités et l’histoire de la médiathèque. La scénographie comportera également des petits films réalisés avec des habitants autour d’un document qui les touche particulièrement. Alexandre Jury (médiathèque, Saint-Dié-les-Vosges) a clôturé la table ronde par une présentation du Projet scientifique, culturel, éducatif et social de la médiathèque intercommunale, intégrée à un pôle culturel et touristique comprenant l’office de tourisme. Cet équipement de type « troisième lieu » sera un espace de rencontre et de partage autour de la lecture, des technologies numériques, de la conservation du patrimoine, de la valorisation et de la promotion du territoire.

Olivier Caudron, inspecteur général des bibliothèques, a conclu ces deux journées riches en témoignages et en échanges, en insistant sur la nécessité de convaincre les élus de l’importance du patrimoine et de l’utilité de renforcer les actions de médiation envers les publics, car l’inclusion patrimoniale est aussi indispensable que l’inclusion numérique. Il a cité plusieurs actions qui y contribuent comme le projet « Montaigne Superstar » de la BM de Bordeaux, le prêt à domicile d’ouvrages du XIXe siècle à la Bibliothèque historique de la ville de Paris, la présentation de documents patrimoniaux en prison (BM de Chambéry). Toutes ces opérations créent de la fierté collective et renforcent l’appartenance citoyenne. Olivier Caudron a rappelé que les bibliothèques œuvrent à la défense du modèle social et politique d’où la nécessité, face à la fragilité de nos sociétés actuelles, de « faire histoire pour faire avenir », comme le proposait Guy Saez dans son exposé introductif.

Certains diaporamas sont disponibles sur le programme de la journée (site de l’association Bibliopat).