Le livre face au numérique. La disruption a-t-elle eu lieu ?

Louise Klein

Justine Truffin

Frédérique Giraud et Céline Guillot (dir.)
Le livre face au numérique. La disruption a-t-elle eu lieu ?
Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2023
Collection « Papiers »
ISBN 978-2-37546-178-5

Cet ouvrage se présente comme une exploration des transformations provoquées par l’utilisation du numérique dans le milieu de l’édition et de la médiation culturelle depuis les années 1990. L’objectif des auteurs est d’aller au-delà des préjugés ou des méfiances à l’égard du numérique et de montrer les avantages que cette évolution technologique procure. Ils cherchent à comprendre si le support physique s’est effacé pour laisser place uniquement au numérique, ou si une complémentarité pérenne des deux états existe. Les auteurs développent ainsi un panel d’exemples, de situations, d’animations, d’outils innovants et expérimentaux qu’offre le numérique. Ils permettent au lecteur d’assister à la naissance des nouvelles dynamiques d’édition, de diffusion, ainsi qu’aux profondes mutations structurelles et organisationnelles que connait actuellement le secteur du livre ; face au numérique.

La première partie étudie exclusivement des modifications présentes dans l’industrie du livre et des pratiques professionnelles sous toutes ses facettes. La seconde se concentre sur l’objet livre numérique et plus particulièrement sur rôle de l’éditeur en tant que créateur. La dernière porte un regard sur les publics récepteurs des nouvelles fonctionnalités que fournit le numérique à travers les médiations ou les usages.

Quels changements pour l’industrie du livre à l’ère du numérique ?

Le numérique a impacté le marché du livre de façon très inégale en fonction des domaines activités concernés. Dans les différents cas présentés, il est néanmoins présenté comme un facteur positif de développement pour l’industrie du livre.

Dans le chapitre 1, Alain Busson montre que le numérique a permis par exemple de faciliter le stockage et l’accès aux contenus via les catalogues des bibliothèques, ceux des éditeurs et les outils de lecture comme la liseuse Kindle. Malgré la promesse d’un usage souple et riche du livre numérique, il ne connaît pas le succès escompté par rapport au support papier, qui conserve toute sa place auprès des lecteurs. La faible différence de prix entre les deux supports et l’expérience de lecture dégradée avec une interface moins « naturelle » n’invite pas le public à s’emparer totalement du livre numérique. Les lecteurs restent attachés à l’objet livre pour ce qu’il représente, les sensations et émotions qu’il procure.

Les universités se sont à contrario fortement emparées du numérique, que ce soit dans l’achat de livre ou dans leurs activités d’édition. Un écosystème, avec de nouvelles pratiques professionnelles, s’est mis en place et participe à la valorisation de la recherche scientifique. De nouveaux outils se développent également, comme le langage XML, qui permet de structurer un document, de favoriser son interopérabilité, sa pérennité et sa réutilisation.

Isabelle Boutoux insiste, dans le chapitre 2, sur la complémentarité des deux supports pour un chercheur. Cela permet d’améliorer l’accès aux ouvrages, de les valoriser sur formats et canaux de diffusion et de participer à l’ouverture des données (politique de science ouverte). Le numérique se présente comme un support adapté aux contraintes des chercheurs qui doivent rendre plusieurs versions d’un article avant d’être publiés dans une revue. Ils peuvent par exemple s’autoéditer avec le format « pré-print » et modifier ce dernier facilement pour y intégrer les corrections/remarques de leurs pairs et/ou de l’éditeur.

Face à la surabondance d’informations, Jean-Louis Soubret (chapitre 3) nous rappelle qu’il est important d’avoir des ouvrages de scientifiques adaptés, qui facilitent la recherche d’informations précises. Le caractère polymorphe de ces documents est perfectionné par le numérique avec par exemple l’utilisation des liens hypertextes qui favorisent la navigation vers des références externes ou internes et l’usage des tags afin de faciliter la « découvrabilité » des informations.

Le numérique permet ainsi d’offrir du contenu mis à jour régulièrement comme pour les manuels scolaires. Le site « Lelivrescolaire.fr » (chapitre 4 par Frédérique Giraud et Céline Guillot) propose des manuels tout numériques aux professeurs. Il collabore avec ces derniers pour être à jour avec les programmes scolaires et les besoins des usagers.

Dans ces trois premiers chapitres, les auteurs exposent donc les bienfaits du numérique pour l’édition à destination des élèves, des étudiants et des chercheurs.

Le numérique impacte également la commercialisation des livres de seconde main (chapitre 5 par Albane Toussaint). Plusieurs plateformes se partagent le marché. Ici, tout le monde peut être à la fois vendeur et acheteur. Les outils numériques s’adaptent à ce nouveau marché avec l’apparition du « conseiller numérique » ou encore les systèmes de notation. Des difficultés inhérentes à ce marché sont tout de même présentes avec notamment des problèmes d’estimation du prix de vente, un manque de contrôle des transactions pour mesurer le marché, ou encore des soucis de traçabilité des produits et de certification de leur authenticité. Il est tout de même important de noter que la hausse de ce marché n’efface pas pour autant l’achat du livre neuf. Les deux formes d’achat cohabitent car elles répondent à des besoins et des désirs différents.

Enfin, le phénomène de l’autoédition (chapitre 6 par Marie-Laure Cahier) a été accéléré avec Internet en s’inscrivant dans la démocratisation de la création de contenu. Les frontières entre l’auteur, les lecteurs et l’éditeur s’effacent avec le numérique. La figure de l’auteur devient plus floue, prend une forme hybride. Tout le monde peut ainsi écrire des livres comme le montre la plateforme Wattpad dont certains écrits ont été publiés au format papier par la suite. Plusieurs raisons peuvent conduire un auteur débutant à s’auto-publier : se servir de cette possibilité comme d’un tremplin, se professionnaliser, contribuer à exprimer des revendications, éviter la censure, aller contre le modèle traditionnel de l’édition, etc.

L’objet livre et ses formes multiples à l’ère du numérique

La deuxième partie porte un regard sur les « révolutions » de l’objet livre et interroge sa matérialité traditionnelle et celle récente, pour mieux révéler le processus d’hybridation de ses formes lors de sa production et de sa commercialisation. L’attention portée sur le secteur éditorial se précise pour évoquer les nouvelles stratégies qui s’imposent.

Les chapitres 1 (Emmanuël Souchier) et 2 (Antoine Fauchié) de cette partie replacent le livre dans une perspective historique. Ils évoquent l’attachement qui est porté au format typographique du livre, et la réticence face à l’émergence de sa médiation informatisée ; bien que les supports comme la tablette et le livre numérique, reprennent les formes et les codes symboliques du livre. Le chapitre 1 rejette ainsi la crainte, jugée infondée, d’un remplacement des anciennes formes par le numérique. L’auteur admet tout de même une recomposition des valeurs et des usages, de la culture du livre, par le numérique. La fabrication du livre, grâce aux technologies de l’édition numérique, est aussi évoquée comme une autre façon, complémentaire, de percevoir l’usage de cette technologie.

Le chapitre 2 expose quant à lui les opportunités et les limites de certains logiciels. A travers l’étude de trois initiatives dans le domaine de l’histoire de l’art, il montre comment il est possible de s’émancipent des logiciels habituellement commercialisés en cherchant à atteindre une durabilité, une accessibilité et une lisibilité effectives.

Ensuite est abordé le bouleversement du monde de l’édition traditionnel. Le chapitre 3 (Florence Rio et Elsa Tadier) introduit le lecteur à l’univers éditorial singulier et emblématique des « webtoon » (bandes dessinées accessibles en ligne d’origine coréenne le plus souvent) en proposant une synthèse d’entretiens croisés avec différents acteurs de ce secteur. Le webtoon, grâce au numérique, propose un format rapide à lire. Il peut se permettre d’avoir une cadence de production soutenue. De plus, il offre une place importante à son lectorat, avec des possibilités accrues d’interactions. Ce genre et ses modalités de production/fabrication, éclairent les spécificités des modèles économiques et éditoriaux associés au numérique.

Les chapitres 3 et 4 insistent ensuite sur les révolutions que connait le monde de l’édition traditionnelle. Celui-ci prend à présent en compte les tendances émergentes identifiées grâce aux réseaux sociaux. Il intègre la figure de l’influenceur au secteur l’édition, qu’il soit simple influenceur « booktok » ou auteur. Le chapitre 4 (Aude Chauviat) poursuit cette exploration avec le renouveau singulier du secteur de l’édition culinaire. Le livre de cuisine, quoique perméable au premier abord au numérique, évolue aujourd’hui dans un contexte de forte médiatisation qui l’a conduit à s’adapter au marché du livre numérique.

La médiation et la réception des livres avec le numérique

La médiation et la réception des livres avec le numérique sont abordées dans la troisième partie. Le jeune lectorat y est tout particulièrement ciblé. La prévalence du livre physique est remise en question et le numérique est présenté comme porteur d’innovation pour le milieu des bibliothèques et de la culture.

D’abord, Olivier Vanhée (chapitre 1) et Florence Rio et Elsa Tadier (chapitre 2) s’intéressent à un jeune lectorat à travers l’angle de ses usages. Le chapitre 1 offre un regard critique sur le cadrage médiatique ciblant le thème de l’exposition aux écrans. Grâce à des observations précises, il interroge les idées reçues sur l’usage du numérique ou de la lecture par les jeunes, qui sont alimentées par ce cadrage. Une perspective sociologique éclaire l’influence des inégalités, de l’accessibilité, sur les usages de la lecture. Elle révèle aussi une hybridité, une diversité des pratiques qui sont alors nuancées. Le statut patrimonial du livre et sa conception par le public enfant, adolescent et les médiateurs est analysé. Le numérique et l’objet livre ne sont pas considérés comme opposés. La spécificité du jeune lectorat, qui est usager de ces deux supports, est soulignée. Les auteures du chapitre 2 analysent le paradoxe qui entoure la redéfinition des rôles des acteurs des métiers du livre. Le rôle que jouent les établissements scolaires, les centres de documentation et d’information (CDI), dans le renouvellement de l’action de médiation est abordé. Les actions de déconstruction des valeurs patrimoniales du livre pour favoriser cette médiation, sont étudiées. En parallèle, une attention est portée à l’intégration du livre numérique dans le patrimoine livresque, grâce à une valorisation du Web par les éditeurs papiers. Une remédiation serait favorisée par le numérique.

Ensuite, le chapitre 3 (Florence Lethurgez et Ugo Roux) évoque les possibilités de médiation et de communication rendues possibles par les réseaux sociaux numériques, auprès des bibliothèques. L’exemple de Twitter est plus précisément détaillé. Les bibliothèques y sont décrites comme hybrides lorsqu’elles offrent une plus grande considération à l’environnement numérique. Une approche empirique de ces nouvelles formes de médiation se fonde sur une étude concrète d’échantillons de tweets de profils Twitter de bibliothèques. La réappropriation de ce réseau social, « encapacite » les usagers et les acteurs des réseaux des bibliothèques.

Dans un mouvement contraire, le chapitre 4 (Aude Inaudi) observe que les bibliothèques publiques s’affirment toujours dans le champ de la médiation. Le numérique n’est pas d’emblée considéré comme un outil porteur d’opportunités. L’ouvrage interroge le devenir du livre scientifique en bibliothèque publique face au Web qui offre des potentialités attrayantes. La bibliothèque, décrite comme un lieu de médiation du savoir, voit l’augmentation des usages du Web lui faire concurrence. Ainsi, il est intéressant pour les bibliothèques de travailler leur médiation numérique afin d’être attractives pour valoriser les collections les moins consultées comme les ouvrages scientifiques.

Conclusion

L’hybridité et la variété des possibilités offertes par l’imbrication du numérique et de la forme traditionnelle du livre sont finement étudiées dans cet ouvrage. Les idées reçues et les préjugés entourant le numérique sont écartés et démentis par les analyses factuelles. Comme le précise l’introduction, ce livre peut intéresser les étudiants des filières des métiers du livre pour une première approche de l’influence du numérique sur la création, l’appropriation et la valorisation de l’objet livre.